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Historia, juillet 2007, par E. V.

Une pureté sans nom
de Laurent Dingli
Flammarion, 640 p.

Cette lettre d’un père à son fils, rédigée en 1969, retrace la vie d’un Allemand des plus communs au premier quart du XXème siècle. D’abord en Bavière, puis à Berlin avant l’Occupation à Paris ou en Ukraine: l’arrière pendant la Grande Guerre, la défaite, les années folles façon Cabaret, la montée du nazisme, les autodafés, la Nuit de cristal, les massacres sur le front de l’Est. A l’époque, le narrateur s’est laissé porter par les événements et le conformisme, même si son récit implique un retour sur soi et un jugement angoissé. Si on peut regretter qu’en dehors de la vie privée il ne soit guère question que d’événements, d’oeuvres, de films retenus par la postérité, et si une reconstitution ne peut valoir un témoignage direct, cet ouvrage à la tonalité souvent poignante fait pourtant s’interroger. D’abord sur les responsabilités des citoyens ordinaires, et pourquoi pas sur celles du lecteur, s’il avait vécu dans un tel pays, dans un contexte troublé.

E. V.

La Voix du Luxembourg, 14 avril 2007, par A. M. G. G.

Le spectateur anonyme

Laurent Dingli: « Une pureté sans nom »,, Flammarion, 640 p.

Laurent Dingli évoque l’histoire qui malmène le peuple allemand lors la crise (sic) de 29 et l’élection d’Hitler. Il met en scène un héros anonyme, qui ne voit pas les SS, qui découvre avec stupeur, dans les rues de Berlin, les devantures fracassées des magasins juifs, un héros témoin de ces atrocités: témoin ou complice ? Les sans-grades sont-ils acteurs ou spectateurs ? Ce livre ne répond pas à la question, il la pose avec insistance. Le vent froid de cette période sombre souffle dans ces pages, glace les rues de Berlin, où les SS brûlent les livres, avant de gazer les enfants, où les sbires de Staline montent à l’assaut de la démocratie.

A. M. G. G.

Europe 1, 4 février 2007, par Franck Ferrand

 Franck Ferrand: J’aimerais revenir aujourd’hui sur ce moment d’histoire germanique qui va, grosso modo, de 1919 à 1939, vingt années où tout à basculé, vingt années d’événements et de tendance pour comprendre comment l’impossible est devenu possible dans cette Allemagne de l’époque. Je le fais d’autant plus volontiers que le terrain m’a été joliment préparé, en France cette fois, et en bon français, par un livre de fiction, une passionnante fiction historique. A l’automne dernier, vous savez qu’on a beaucoup – on a même énormément – parlé des Bienveillantes, le roman-fleuve de Jonathan Littell, qui est à la fois prix Goncourt et prix du roman de l’Académie française ; vous savez que ces Bienveillantes ont surtout suscité des réserves chez les historiens – les historiens qui n’ont pas reconnu grand-chose à la période 1941-1944 racontée dans le livre ; eh bien, ce livre, qui d’une certaine façon n’explique rien, ce livre possède maintenant – j’allais dire son contraire, ce n’est pas tout à fait le terme – son pendant devrait-on dire, et je préfère en ce qui me concerne de très loin cet autre gros roman, un petit peu moins gros peut-être, ça fait 600 pages au lieu de 900, ce roman qui vient de paraître chez Flammarion et qui s’intitule Une pureté sans nom. Son auteur, Laurent Dingli, a imaginé la confession, qui serait rédigée à la fin des années soixante, la confession du Herr Doktor Maximilian Gruber, c’est un Munichois de soixante-cinq ans qui nous raconte de la manière la plus naturelle, la plus quotidienne, la plus évidente du monde, son parcours ordinaire dans une Allemagne de l’Entre-deux-guerres en plein naufrage. Et autant les Bienveillantes cherchent le sensationnel et jouent sur un terrain hors normes, autant Une pureté sans nom se veut précisément le roman de la norme, de la voix de la masse anonyme et irresponsable, ce qui est tellement plus intéressant en ce qui nous concerne, c’est-à-dire en termes historiques. Nous aurons tout à l’heure Laurent Dingli en ligne, mais avant d’en venir avec lui aux confessions fatalistes de son héros, permettez-moi de vous donner quelques repères pour vous orienter dans ce climat un peu étrange de l’Allemagne de Weimar, le climat de Cabaret et celui de L’Opéra de quat’sous, l’Allemagne de Thomas Mann et de Hermann Hesse, de Richard Strauss et de Hugo von Hofmannsthal, du Bauhaus et de l’Expressionnisme, une Allemagne qui était très en pointe, comme vous le voyez, dans le domaine de la culture, dans tous les grands courants artistiques, qui se voulait aussi en pointe sur une certaine forme de réflexion philosophique et politique, mais une Allemagne qui n’en courait pas moins au chaos. (.) C’est cet espèce de glissement progressif, c’est cet espèce de transformation en profondeur d’une société entière que nous raconte le très beau livre de Laurent Dingli, paru chez Flammarion, il s’appelle une Pureté sans nom. Nous avons Laurent Dingli au téléphone dans quelques instants.

Générique. Franck Ferrand vous avez lu et apprécié ce livre, Une pureté sans nom.

F. F. : Non seulement, j’ai aimé, mais je crois que c’est un livre important dont on n’a pas fini de parler, et nous avons en ligne l’auteur. Laurent Dingli bonjour.

Laurent Dingli : Bonjour.

F. F. : Je précise tout de suite que vous avez écrit ce roman, Une pureté sans nom, avant qu’on ne parle des Bienveillantes, évidemment.

L. D. : Oui, je l’ai terminé en janvier 2006, il y a donc à peu près un an, et j’ai vraiment travaillé indépendamment de ce dernier roman, du prix Goncourt.

F. F. : Bien sûr, alors comme je l’ai précisé tout à l’heure, c’est une toute autre approche ; une approche beaucoup plus quotidienne, beaucoup plus ordinaire en quelque sorte que vous donnez de ce glissement de l’Allemagne vers le nazisme. D’abord un mot peut-être sur ce titre, Une pureté sans nom.

L. D. : Il ne s’agit évidemment pas d’une pureté réelle, mais de la pureté revendiquée d’un idéal qui deviendra bientôt national-socialiste. Derrière cette pureté se cache toute une série de choses abracadabrantes ; « sans nom », c’est le côté « orphelin » de cette Allemagne, de ces gens qui ont perdu leur père.

F. F. : Au sens propre comme au figuré : qui avaient perdu leurs repères aussi.

L. D. : Exactement: qui avaient perdu leur père et leurs repères. Le titre a l’air ambigu au premier abord, mais en réalité il fait la part entre le discours assumé par le national-socialisme et l’origine (réelle), le caractère orphelin de cette jeunesse allemande.

F. F. : “La volonté d’en finir avec la république, la peur du communisme, le désir d’ordre, les humiliations jamais ravalées, l’irresponsabilité chronique ont fait le reste, dites-vous, tout s’est passé très vite, en l’espace de deux ou trois mois, l’incendie du Reichstag, les pleins pouvoirs, l’arrestation des opposants, l’ouverture des premiers camps de concentration, l’élimination des juifs de la fonction publique, l’autodafé des livres”, et nous avons revu toutes ces étapes au cours des minutes qui viennent de s’écouler, cette espèce de descente aux enfers ; ce qui est intéressant, c’est de la vivre cette descente-là, aux côtés de votre héros qui raconte – c’est une sorte de confession qu’il livre en fait. Il s’appelle Maximilian Gruber.

L. D. : Max écrit dans les années soixante. Il a lui-même à peu près soixante-cinq ans et décide enfin de rompre le silence et de raconter à son fils quelle a été sa vie. Les années soixante sont une période où l’on remet en cause (l’Histoire), où l’on essaye de briser ce silence, ces tabous ; on commence à parler du national-socialisme ; et lui, Max, n’a été ni un bourreau ni un résistant – il n’y en n’a pas eus des mille et des cents en Allemagne. Non, il a été, comme vous l’avez souligné, un Allemand ordinaire ; ordinaire, c’est-à-dire qui a suivi, qui a été relativement passif, mais qui a quand même participé du bout des lèvres et qui, par la même, a été finalement responsable en servant de levier aux criminels.

F. F. : “Te souviens-tu du jour, demande-t-il à son fils, où tu es venu me voir en sortant du lycée, le regard plein d’étonnement et de déception ; tu avais seize ans et tu venais de terminer une série de cours sur l’avènement du IIIème Reich: « Vati, pourquoi es-tu resté en Allemagne ? » J’aurais pu te répondre simplement en une ou deux phrases: on ne savait pas, ou bien, j’avais mon travail, ou encore, nous étions allemands, le peuple s’était prononcé lors des élections, mais je t’aurais menti, j’aurais continué de mentir, comme trente ans plus tôt ; j’ai préféré me taire, te promettre que nous en parlerions plus tard”. Et finalement, Max en vient à demander pardon à son fils.

L. D. : Il y a toute une démarche en fait, une sorte de catharsis qui s’effectue tout au long de cette lettre. Au départ, il dit : non, je vais seulement te raconter ce qui s’est passé – il ne veut même pas demander pardon – mais, tout au long de cette lettre, il se rend compte finalement de toutes ses responsabilités, de toutes ses erreurs, et il a vraiment participé à ce qui a été le crime du national-socialisme, encore une fois pas directement ; sans que cela soit une justification, il essaie d’expliquer à son fils que depuis son enfance, il a baigné dans la violence.

F. F. : Oui, on a un peu oublié cela évidemment.

L. D. : Max est orphelin de père ; son père est revenu en gueule cassée en 1918 et il est mort très rapidement. Il faut s’imaginer que dès la fin de la guerre, dans les grandes villes, à Munich, à Berlin, on se bat au canon, à la mitrailleuse, avec des engins blindés, c’est vraiment une guerre civile ; ces gens voient des cadavres dans les rues, des hommes fusillés, etc. Et la violence n’est donc pas quelque chose d’extraordinaire pour eux.

F. F. : Oui, ce sont des temps durs où ce qui nous apparaît comme une violence extravagante était à la limite dans la continuité du reste. Ce qui est bien et remarquable dans votre livre, c’est que l’on partage cette vie, avec toutes les aventures, avec les amours, tout ce qui constitue une vie, et on se rend compte que certains événements très graves peuvent passer presque inaperçus parfois.

L. D. : On voit que cet homme, Maximilian Gruber, finalement comme beaucoup de ses contemporains, entre doucement, progressivement dans le piège.

F. F. : Oui, c’est cela, c’est un piège.

L. D. : Et lui-même, comme je l’ai dit, participe à le construire indirectement, involontairement.

F. F. : Je rappelle le titre, Laurent Dingli. On pourrait en parler très longtemps, je conseille tout simplement aux auditeurs d’aller lire votre livre, Une pureté sans nom, c’est publié chez Flammarion. Laurent Dingli, merci beaucoup.

DS, Février 2007

 « Une pureté sans nom », Laurent Dingli, éditions Flammarion.

Ce roman est une lettre qu’un père, le Docteur Gruber (Allemand né à Munich en 1904), adresse à son fils en janvier 1969 pour tenter d’alléger le poids qui pèse sur leurs deux générations. Long repentir, examen de conscience effectué à la lumière de son histoire propre et de celle de son pays, il affronte, sans se dérober, ce que fut l’irresponsabilité de tous ceux qui, comme lui, n’ont pas résisté à la folie des puissants.

La Provence, janvier 2007, par Jean-Rémi Barland

« J’ai rêvé du pardon de mon fils »

Redisons tout d’abord ici combien la parution du roman de 900 pages « Les Bienveillantes » de Jonathan Littell Prix Goncourt 2006 ô combien justifié) constitue un événement littéraire mondial. Défini par le grand écrivain et membre de l’Académie française Jorge Semprun, (un intellectuel humaniste absolument pas soupçonnable de sympathie à l’égard de l’idéologie nazie) comme le chef d’oeuvre du début du XXIème siècle cette longue fiction bâtie sur un socle historique donnait la parole à un narrateur ancien responsable S.S. venu raconter « sa guerre » et décrire le régime hitlérien nous plongeant dans une horreur d’autant plus impressionnante que jamais le romancier Littell n’éprouve pour son atroce personnage la moindre compassion ni ne cède à la moindre complaisance stylistique. Ce long préambule paraissait nécessaire au moment où sort chez Flammarion le premier roman de l’historien Laurent Dingli qui sous le titre « Une pureté sans nom » donne aussi la parole à un ancien nazi fictif, lui aussi, mais représentatif de toute la folie meurtrière des années 1940. Ecrit lui aussi directement en français cette nouvelle somme met en scène un autre narrateur que l’on jugera au regard de la morale kantienne totalement indéfendable. Citer Kant n’est pas inutile quand on sait que tout le roman se place du côté des lois de la morale universelle telle (sic) que les définissait l’auteur de la « Critique de la Raison pure », et surtout le parti pris de Laurent Dingli se veut essentiellement une réflexion sur le mal absolu en privilégiant l’idée de rachat donc en prônant le pardon qui n’est pas assimilable à l’oubli ni à la sanction. Pour cela le roman « Une pureté sans nom » est construit comme une longue lettre qu’adresse en 1969 à son fils un certain Maximilien Gruber, Munichois, né le 6 décembre 1904, honteux de son passé et de celui de l’Allemagne des années 1930, homme brisé qui essaye d’obtenir de son enfant dont il est sans nouvelles le pardon de ses fautes et tenter ainsi de le revoir. Nous sommes là encore dans une expression de soi impressionnante dissertation sur l’origine du chaos, sans atteindre bien sûr le niveau littéraire de Jonathan Littell. Le roman de Laurent Dingli ne manque pas d’intelligence ni de force de conviction, et on a rarement décrit les gares de l’horreur avec des mots aussi forts. Les pages où le docteur Maximilien Gruber explique qu’il pense aujourd’hui « à une autre tradition de la médecine allemande » que celle prônée par les nazis « une tradition libérale, tolérante, qui cherchait davantage à comprendre qu’à condamner ou à dresser des bûchers » sont extrêmement poignantes. « L’Allemagne est coupable, son crime est unique, mais il ne faut pas en faire le déversoir, le refuge de toutes les fautes, le prétexte d’une amnésie internationale » fait dire Laurent Dingli à son narrateur, ouvrant ainsi le débat sur les errances totalitaires de l’Europe du XXème siècle, ce qui donne à son roman une hauteur de vue historique. « Une pureté sans nom » est un roman palpitant, intellectuellement honnête, véritable autopsie d’un monde où le mal naît dans le coeur des hommes au départ souvent ordinaires devenus de pales moutons par des marchands d’illusions, et transformés par ceux-ci en de redoutables machines à tuer. Moins fort que « Les Bienveillantes » mais néanmoins d’une facture plus qu’excellente ce roman analyse de façon sociologique et empirique les notions de responsabilités individuelles et collectives. Et c’est en ces temps troublés d’une utilité républicaine urgente.

Le Point, Aurélie Jacques, 18 janvier 2007

Dingli, l’anti-Littell

A près la publication des « Bienveillantes », un roman français plonge une nouvelle fois dans l’horreur nazie. Dans son livre, Jonathan Littell donnait la parole à un bourreau SS. Dans « Une pureté sans nom », Laurent Dingli fait parler un médecin allemand, sans position face à l’idéologie hitlérienne mais qui, ne disant mot, finit par consentir. Coupable par omission, c’est ainsi que se décrit Maximilien Gruber, dont la lettre adressée à son fils constitue le corps de ce roman. « Si je pouvais t’éviter ne serait-ce que le centième de mes errances passées, ma vie aura eu un sens », lui écrit-il en préambule du récit de son existence.

L’enfance dans l’Allemagne appauvrie de l’entre-deux-guerres, la tentation puis le rejet du national-socialisme, l’aveuglement face à la montée du nazisme : tout est passé au crible de son esprit tourmenté. Héros velléitaire jusque dans ses amours, le docteur Gruber ne manque pourtant pas d’humanité, comme nombre de personnages de ce premier roman qui entend donner chair à la notion de responsabilité collective. « J’avais l’indifférence mortelle de ces êtres sans conscience », affirme-t-il dans un mea culpa qui contraste avec le discours sans contrition de Maximilien Aue, le personnage de Littell.

Historien de formation, auteur d’une biographie de Robespierre, Dingli explique sa vision : « Je ne crois pas au déterminisme mais fondamentalement au libre arbitre. » Et semble faire sienne l’affirmation du narrateur à propos des nazis : « Il serait trop simple de les présenter tous comme de vulgaires machines. »

Aurélie Jacques

Zone littéraire, Ellen Salvi, 11 janvier 2007

Une vie à l’état pur

Un premier roman volumineux, un récit sur fond de régime hitlérien : la comparaison entre Une pureté sans nom et Les Bienveillantes est inévitable mais s’arrête là. Dingli mérite bien plus que d’être noyé sous le phénomène Littell.

En lisant Un pureté sans nom, les cinéphiles se souviendront sans doute du Docteur Caligari et de Cesare, célèbres personnages du Cabinet du Docteur Caligari, sorti en 1919. Véritable manifeste du cinéma expressionniste allemand, le film de Robert Wiene fut rapidement interprété comme une vision prophétique de la Seconde Guerre mondiale et jugé décadent par la censure nazie. On y découvre en effet l’inquiétant docteur manipulant Cesare comme d’autres manipulèrent un peuple germanique aveuglé par le triste souvenir de la Grande Guerre et avide de revanche. Dans son roman, Laurent Dingli choisit de s’éloigner des fous criminels, les Caligari, « les Hitler, les Staline, les Beria, les Goebbels », pour s’intéresser à Cesare, cet être chosifié qui obéit sans sourciller. Sous sa plume, Cesare est né à Munich en 1904, il est médecin et s’appelle Maximilian Gruber.

Dans une longue lettre adressée à son fils, le Docteur Gruber confie son histoire, ses doutes, ses cauchemars et ses espoirs déçus. À travers son récit se profile le destin de toute une nation. Orphelin d’un père mort peu de temps après son retour du front, il grandit aux côtés d’une mère castratrice qui exerce sa dictature domestique sur son deuxième fils atteint d’un mal sacré qu’elle seule prétend comprendre. Au cours de son enfance et de son adolescence, le jeune Maximilian ne trouve refuge qu’auprès de son grand-père, propriétaire d’une grande librairie munichoise. Dès qu’il le peut, il fuit l’atmosphère anxiogène de la maison familiale pour errer dans les rues de Munich puis de Berlin, où il entreprend des études de médecine.

Il y rencontre Klaus, le fervent militant communiste, Johann, le futur officier S.S., Abel, le photographe gouailleur et bien d’autres : des juifs, des nazis, des rouges, des athées et des apolitiques, autant de personnages atypiques qui traversent son parcours initiatique et façonnent son esprit critique. En politique comme en amour, tous se cherchent et s’égarent, inévitablement : « Je revendique le droit d’errer, de me tromper, d’être infidèle et même celui d’être sordide. » Les femmes occupent une place considérable dans la vie de Gruber et dans le récit de Dingli. Tour à tour autoritaires, séductrices, mystérieuses, douces et cruelles, ce sont elles qui tiennent les rênes de l’Allemagne, à l’image du Führer, cette marâtre omnipotente : « Hitler a dit que… Hitler a tout prévu… Hitler est au courant de tout… Ce sont les autres qui trichent, lui reste pur, infaillible. Écoute tous ces grands enfants… Maman a dit que… Maman ne se trompe jamais… » Derrière cette galerie de portraits, un seul décor : la guerre et ses funestes lendemains.

“Quand il eut passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre”

Le roman traverse l’invraisemblable tragédie que fut la première moitié du XXe siècle : politique (remise en cause du régime républicain et montée du national-socialisme), économie (krach de 1929), sciences (recherches sur l’eugénisme), culture (cinéma, opéra, littérature), fait divers (le Boucher de Hanovre), chaque événement, du plus colossal au plus anecdotique, se voyant disséqué habilement par Dingli. Ainsi, loin de la langue sèche des manuels d’Histoire pour lycéens, l’auteur nous offre une plongée hallucinée dans le ventre putride d’une Allemagne à feu et à sang. Les images défilent, parfois insoutenables, comme celles qui montrent toute la barbarie des pogroms : femmes violées, enfants assassinés sous les yeux de leur mère, hommes armés de lames de rasoirs poursuivant et massacrant d’autres hommes. Comme on rédige un testament, Maximilian Gruber lègue à son fils le bilan d’une vie, examine son passé et celui de son pays pour essayer de saisir l’origine du désastre. Une pureté sans nom fait partie des livres que l’on referme le souffle coupé et cette énigme vissée à l’esprit : aurions-nous eu notre place sur la photo des anonymes à la passivité coupable ?

Ellen Salvi

L’Humanité, la chronique de Jean-Claude Lebrun, 5 janvier 2007

Laurent Dingli Autre retour sur le nazisme

Une pureté sans nom, de Laurent Dingli. Éditions Flammarion, 640 pages, 23 euros.

Après les Bienveillantes, un autre premier roman propose de revenir sur une période avec laquelle on n’en a décidément pas terminé. Comme si le phénomène nazi, qui échappe encore aux catégories classiques de l’analyse historique, interrogeait une nouvelle génération d’écrivains. Ainsi Jonathan Littell en septembre dernier proposait, autour de la parole d’un bourreau hitlérien, une construction composite se présentant comme la somme des savoirs possibles. Laurent Dingli aujourd’hui fait parler l’un de ces anonymes grâce auxquels la machine put tourner sans accroc. La « littérature des pères », qui agita l’Allemagne des années soixante-dix, trouve en l’espèce une inattendue résurgence.

En janvier 1969, un père écrit donc à l’adresse de son fils de vingt-quatre ans, qui s’est éloigné de la famille et fraie avec l’ultragauche, un véritable rapport sur son existence d’Allemand moyen entre 1914 et 1950. L’auteur de ce récit de vie est né en 1904 à Munich, il s’appelle Maximilian Gruber, exerce la profession de médecin et se présente comme un rouage de l’horreur, à la fois modeste et indispensable, à l’image de millions de ses compatriotes. Toujours au plus près de l’Histoire et longtemps convaincu de n’y être pas mêlé. Cela commence avec la Grande Guerre, dont son propre père revient en « gueule cassée », puis ce sont la révolution spartakiste et son écrasement, l’humiliation du traité de Versailles, la montée du national-socialisme, la crise de 1929, Hitler à la chancellerie le 30 janvier 1933, plus tard, le 9 novembre 1938, la « nuit de cristal », plus tard encore la mise en oeuvre de la « solution finale », Stalingrad, la capitulation, la captivité en Sibérie et le retour à Berlin, en 1950. Le parcours de Gruber épouse la succession des convulsions. On le voit d’abord partagé entre séduction et répulsion face aux nazis, puis dans la posture du témoin sur la réserve, gardant jusqu’au bout les mains propres. Et n’empêchant rien. Le portrait est remarquable de pénétration. Une humanité incontestable s’y laisse percevoir. Mais aussi une continuelle inertie, avec cette ligne de partage que Gruber ne cesse de prétendre tracer entre les grands criminels et lui-même. On approche ici de près ce que l’on a pu caractériser comme l’exceptionnalité du nazisme.

Sur le même versant que Jonathan Littell, mais au bas de la pente, à la hauteur d’un être ordinaire, Laurent Dingli, à son tour, fouille le terreau qui a engendré la monstruosité. Il conduit son récit avec une belle maîtrise, dans sa masse comme dans son détail. On s’étonnera seulement de ces vocables allemands trop souvent écorchés. Comme de la version, pourtant tôt récusée par les historiens, qu’il donne du meurtre du proxénète Horst Wessel, dont les nazis firent un martyr de leur affrontement contre les communistes. Des écarts mal venus, sur un tel sujet, pour une telle ambitieuse entreprise. Alors que par ailleurs s’impose la justesse humaine de ce récit, la finesse de son approche. Car au côté de Gruber, dans le courant qui semble tout emporter, l’écrivain dispose une remarquable constellation de personnages. Le concentré d’une diversité allemande forcée de se dissimuler et de s’effacer devant le déferlement. La longue lettre de Gruber à son fils veut précisément apparaître comme une tardive reconnaissance de responsabilité. Elle donne une tangibilité à l’idée de responsabilité collective. Au fil des années, on voit en effet cet homme dans la foule prendre silencieusement, aux moments cruciaux, toujours les mêmes tournants. Contre les Spartakistes, contre la République, contre les juifs. Par commodité personnelle plus que par conviction. L’un de ses amis se nomme von Trotta, comme chez Joseph Roth, autre écrivain de la déréliction.

Le bref épilogue du roman a lieu en novembre 1989. Gruber et sa femme, figure discrète et admirable, sont morts depuis peu. Le mur est tombé, une page d’histoire s’est refermée. Une réconciliation entre le père et le fils alors peut s’opérer, fondée sur une exigence simple : « Il faudra encore revisiter le passé, lutter sans relâche contre notre amnésie volontaire. » C’est de ce sujet que deux romans de langue française se sont donc emparés. Comme un nouveau passage ouvert entre les deux histoires.

de Jean-Claude Lebrun