L’Humanité, la chronique de Jean-Claude Lebrun, 5 janvier 2007

Laurent Dingli Autre retour sur le nazisme

Une pureté sans nom, de Laurent Dingli. Éditions Flammarion, 640 pages, 23 euros.

Après les Bienveillantes, un autre premier roman propose de revenir sur une période avec laquelle on n’en a décidément pas terminé. Comme si le phénomène nazi, qui échappe encore aux catégories classiques de l’analyse historique, interrogeait une nouvelle génération d’écrivains. Ainsi Jonathan Littell en septembre dernier proposait, autour de la parole d’un bourreau hitlérien, une construction composite se présentant comme la somme des savoirs possibles. Laurent Dingli aujourd’hui fait parler l’un de ces anonymes grâce auxquels la machine put tourner sans accroc. La « littérature des pères », qui agita l’Allemagne des années soixante-dix, trouve en l’espèce une inattendue résurgence.

En janvier 1969, un père écrit donc à l’adresse de son fils de vingt-quatre ans, qui s’est éloigné de la famille et fraie avec l’ultragauche, un véritable rapport sur son existence d’Allemand moyen entre 1914 et 1950. L’auteur de ce récit de vie est né en 1904 à Munich, il s’appelle Maximilian Gruber, exerce la profession de médecin et se présente comme un rouage de l’horreur, à la fois modeste et indispensable, à l’image de millions de ses compatriotes. Toujours au plus près de l’Histoire et longtemps convaincu de n’y être pas mêlé. Cela commence avec la Grande Guerre, dont son propre père revient en « gueule cassée », puis ce sont la révolution spartakiste et son écrasement, l’humiliation du traité de Versailles, la montée du national-socialisme, la crise de 1929, Hitler à la chancellerie le 30 janvier 1933, plus tard, le 9 novembre 1938, la « nuit de cristal », plus tard encore la mise en oeuvre de la « solution finale », Stalingrad, la capitulation, la captivité en Sibérie et le retour à Berlin, en 1950. Le parcours de Gruber épouse la succession des convulsions. On le voit d’abord partagé entre séduction et répulsion face aux nazis, puis dans la posture du témoin sur la réserve, gardant jusqu’au bout les mains propres. Et n’empêchant rien. Le portrait est remarquable de pénétration. Une humanité incontestable s’y laisse percevoir. Mais aussi une continuelle inertie, avec cette ligne de partage que Gruber ne cesse de prétendre tracer entre les grands criminels et lui-même. On approche ici de près ce que l’on a pu caractériser comme l’exceptionnalité du nazisme.

Sur le même versant que Jonathan Littell, mais au bas de la pente, à la hauteur d’un être ordinaire, Laurent Dingli, à son tour, fouille le terreau qui a engendré la monstruosité. Il conduit son récit avec une belle maîtrise, dans sa masse comme dans son détail. On s’étonnera seulement de ces vocables allemands trop souvent écorchés. Comme de la version, pourtant tôt récusée par les historiens, qu’il donne du meurtre du proxénète Horst Wessel, dont les nazis firent un martyr de leur affrontement contre les communistes. Des écarts mal venus, sur un tel sujet, pour une telle ambitieuse entreprise. Alors que par ailleurs s’impose la justesse humaine de ce récit, la finesse de son approche. Car au côté de Gruber, dans le courant qui semble tout emporter, l’écrivain dispose une remarquable constellation de personnages. Le concentré d’une diversité allemande forcée de se dissimuler et de s’effacer devant le déferlement. La longue lettre de Gruber à son fils veut précisément apparaître comme une tardive reconnaissance de responsabilité. Elle donne une tangibilité à l’idée de responsabilité collective. Au fil des années, on voit en effet cet homme dans la foule prendre silencieusement, aux moments cruciaux, toujours les mêmes tournants. Contre les Spartakistes, contre la République, contre les juifs. Par commodité personnelle plus que par conviction. L’un de ses amis se nomme von Trotta, comme chez Joseph Roth, autre écrivain de la déréliction.

Le bref épilogue du roman a lieu en novembre 1989. Gruber et sa femme, figure discrète et admirable, sont morts depuis peu. Le mur est tombé, une page d’histoire s’est refermée. Une réconciliation entre le père et le fils alors peut s’opérer, fondée sur une exigence simple : « Il faudra encore revisiter le passé, lutter sans relâche contre notre amnésie volontaire. » C’est de ce sujet que deux romans de langue française se sont donc emparés. Comme un nouveau passage ouvert entre les deux histoires.

de Jean-Claude Lebrun