Europe 1, 4 février 2007, par Franck Ferrand

 Franck Ferrand: J’aimerais revenir aujourd’hui sur ce moment d’histoire germanique qui va, grosso modo, de 1919 à 1939, vingt années où tout à basculé, vingt années d’événements et de tendance pour comprendre comment l’impossible est devenu possible dans cette Allemagne de l’époque. Je le fais d’autant plus volontiers que le terrain m’a été joliment préparé, en France cette fois, et en bon français, par un livre de fiction, une passionnante fiction historique. A l’automne dernier, vous savez qu’on a beaucoup – on a même énormément – parlé des Bienveillantes, le roman-fleuve de Jonathan Littell, qui est à la fois prix Goncourt et prix du roman de l’Académie française ; vous savez que ces Bienveillantes ont surtout suscité des réserves chez les historiens – les historiens qui n’ont pas reconnu grand-chose à la période 1941-1944 racontée dans le livre ; eh bien, ce livre, qui d’une certaine façon n’explique rien, ce livre possède maintenant – j’allais dire son contraire, ce n’est pas tout à fait le terme – son pendant devrait-on dire, et je préfère en ce qui me concerne de très loin cet autre gros roman, un petit peu moins gros peut-être, ça fait 600 pages au lieu de 900, ce roman qui vient de paraître chez Flammarion et qui s’intitule Une pureté sans nom. Son auteur, Laurent Dingli, a imaginé la confession, qui serait rédigée à la fin des années soixante, la confession du Herr Doktor Maximilian Gruber, c’est un Munichois de soixante-cinq ans qui nous raconte de la manière la plus naturelle, la plus quotidienne, la plus évidente du monde, son parcours ordinaire dans une Allemagne de l’Entre-deux-guerres en plein naufrage. Et autant les Bienveillantes cherchent le sensationnel et jouent sur un terrain hors normes, autant Une pureté sans nom se veut précisément le roman de la norme, de la voix de la masse anonyme et irresponsable, ce qui est tellement plus intéressant en ce qui nous concerne, c’est-à-dire en termes historiques. Nous aurons tout à l’heure Laurent Dingli en ligne, mais avant d’en venir avec lui aux confessions fatalistes de son héros, permettez-moi de vous donner quelques repères pour vous orienter dans ce climat un peu étrange de l’Allemagne de Weimar, le climat de Cabaret et celui de L’Opéra de quat’sous, l’Allemagne de Thomas Mann et de Hermann Hesse, de Richard Strauss et de Hugo von Hofmannsthal, du Bauhaus et de l’Expressionnisme, une Allemagne qui était très en pointe, comme vous le voyez, dans le domaine de la culture, dans tous les grands courants artistiques, qui se voulait aussi en pointe sur une certaine forme de réflexion philosophique et politique, mais une Allemagne qui n’en courait pas moins au chaos. (.) C’est cet espèce de glissement progressif, c’est cet espèce de transformation en profondeur d’une société entière que nous raconte le très beau livre de Laurent Dingli, paru chez Flammarion, il s’appelle une Pureté sans nom. Nous avons Laurent Dingli au téléphone dans quelques instants.

Générique. Franck Ferrand vous avez lu et apprécié ce livre, Une pureté sans nom.

F. F. : Non seulement, j’ai aimé, mais je crois que c’est un livre important dont on n’a pas fini de parler, et nous avons en ligne l’auteur. Laurent Dingli bonjour.

Laurent Dingli : Bonjour.

F. F. : Je précise tout de suite que vous avez écrit ce roman, Une pureté sans nom, avant qu’on ne parle des Bienveillantes, évidemment.

L. D. : Oui, je l’ai terminé en janvier 2006, il y a donc à peu près un an, et j’ai vraiment travaillé indépendamment de ce dernier roman, du prix Goncourt.

F. F. : Bien sûr, alors comme je l’ai précisé tout à l’heure, c’est une toute autre approche ; une approche beaucoup plus quotidienne, beaucoup plus ordinaire en quelque sorte que vous donnez de ce glissement de l’Allemagne vers le nazisme. D’abord un mot peut-être sur ce titre, Une pureté sans nom.

L. D. : Il ne s’agit évidemment pas d’une pureté réelle, mais de la pureté revendiquée d’un idéal qui deviendra bientôt national-socialiste. Derrière cette pureté se cache toute une série de choses abracadabrantes ; « sans nom », c’est le côté « orphelin » de cette Allemagne, de ces gens qui ont perdu leur père.

F. F. : Au sens propre comme au figuré : qui avaient perdu leurs repères aussi.

L. D. : Exactement: qui avaient perdu leur père et leurs repères. Le titre a l’air ambigu au premier abord, mais en réalité il fait la part entre le discours assumé par le national-socialisme et l’origine (réelle), le caractère orphelin de cette jeunesse allemande.

F. F. : “La volonté d’en finir avec la république, la peur du communisme, le désir d’ordre, les humiliations jamais ravalées, l’irresponsabilité chronique ont fait le reste, dites-vous, tout s’est passé très vite, en l’espace de deux ou trois mois, l’incendie du Reichstag, les pleins pouvoirs, l’arrestation des opposants, l’ouverture des premiers camps de concentration, l’élimination des juifs de la fonction publique, l’autodafé des livres”, et nous avons revu toutes ces étapes au cours des minutes qui viennent de s’écouler, cette espèce de descente aux enfers ; ce qui est intéressant, c’est de la vivre cette descente-là, aux côtés de votre héros qui raconte – c’est une sorte de confession qu’il livre en fait. Il s’appelle Maximilian Gruber.

L. D. : Max écrit dans les années soixante. Il a lui-même à peu près soixante-cinq ans et décide enfin de rompre le silence et de raconter à son fils quelle a été sa vie. Les années soixante sont une période où l’on remet en cause (l’Histoire), où l’on essaye de briser ce silence, ces tabous ; on commence à parler du national-socialisme ; et lui, Max, n’a été ni un bourreau ni un résistant – il n’y en n’a pas eus des mille et des cents en Allemagne. Non, il a été, comme vous l’avez souligné, un Allemand ordinaire ; ordinaire, c’est-à-dire qui a suivi, qui a été relativement passif, mais qui a quand même participé du bout des lèvres et qui, par la même, a été finalement responsable en servant de levier aux criminels.

F. F. : “Te souviens-tu du jour, demande-t-il à son fils, où tu es venu me voir en sortant du lycée, le regard plein d’étonnement et de déception ; tu avais seize ans et tu venais de terminer une série de cours sur l’avènement du IIIème Reich: « Vati, pourquoi es-tu resté en Allemagne ? » J’aurais pu te répondre simplement en une ou deux phrases: on ne savait pas, ou bien, j’avais mon travail, ou encore, nous étions allemands, le peuple s’était prononcé lors des élections, mais je t’aurais menti, j’aurais continué de mentir, comme trente ans plus tôt ; j’ai préféré me taire, te promettre que nous en parlerions plus tard”. Et finalement, Max en vient à demander pardon à son fils.

L. D. : Il y a toute une démarche en fait, une sorte de catharsis qui s’effectue tout au long de cette lettre. Au départ, il dit : non, je vais seulement te raconter ce qui s’est passé – il ne veut même pas demander pardon – mais, tout au long de cette lettre, il se rend compte finalement de toutes ses responsabilités, de toutes ses erreurs, et il a vraiment participé à ce qui a été le crime du national-socialisme, encore une fois pas directement ; sans que cela soit une justification, il essaie d’expliquer à son fils que depuis son enfance, il a baigné dans la violence.

F. F. : Oui, on a un peu oublié cela évidemment.

L. D. : Max est orphelin de père ; son père est revenu en gueule cassée en 1918 et il est mort très rapidement. Il faut s’imaginer que dès la fin de la guerre, dans les grandes villes, à Munich, à Berlin, on se bat au canon, à la mitrailleuse, avec des engins blindés, c’est vraiment une guerre civile ; ces gens voient des cadavres dans les rues, des hommes fusillés, etc. Et la violence n’est donc pas quelque chose d’extraordinaire pour eux.

F. F. : Oui, ce sont des temps durs où ce qui nous apparaît comme une violence extravagante était à la limite dans la continuité du reste. Ce qui est bien et remarquable dans votre livre, c’est que l’on partage cette vie, avec toutes les aventures, avec les amours, tout ce qui constitue une vie, et on se rend compte que certains événements très graves peuvent passer presque inaperçus parfois.

L. D. : On voit que cet homme, Maximilian Gruber, finalement comme beaucoup de ses contemporains, entre doucement, progressivement dans le piège.

F. F. : Oui, c’est cela, c’est un piège.

L. D. : Et lui-même, comme je l’ai dit, participe à le construire indirectement, involontairement.

F. F. : Je rappelle le titre, Laurent Dingli. On pourrait en parler très longtemps, je conseille tout simplement aux auditeurs d’aller lire votre livre, Une pureté sans nom, c’est publié chez Flammarion. Laurent Dingli, merci beaucoup.