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La Provence, janvier 2007, par Jean-Rémi Barland

« J’ai rêvé du pardon de mon fils »

Redisons tout d’abord ici combien la parution du roman de 900 pages « Les Bienveillantes » de Jonathan Littell Prix Goncourt 2006 ô combien justifié) constitue un événement littéraire mondial. Défini par le grand écrivain et membre de l’Académie française Jorge Semprun, (un intellectuel humaniste absolument pas soupçonnable de sympathie à l’égard de l’idéologie nazie) comme le chef d’oeuvre du début du XXIème siècle cette longue fiction bâtie sur un socle historique donnait la parole à un narrateur ancien responsable S.S. venu raconter « sa guerre » et décrire le régime hitlérien nous plongeant dans une horreur d’autant plus impressionnante que jamais le romancier Littell n’éprouve pour son atroce personnage la moindre compassion ni ne cède à la moindre complaisance stylistique. Ce long préambule paraissait nécessaire au moment où sort chez Flammarion le premier roman de l’historien Laurent Dingli qui sous le titre « Une pureté sans nom » donne aussi la parole à un ancien nazi fictif, lui aussi, mais représentatif de toute la folie meurtrière des années 1940. Ecrit lui aussi directement en français cette nouvelle somme met en scène un autre narrateur que l’on jugera au regard de la morale kantienne totalement indéfendable. Citer Kant n’est pas inutile quand on sait que tout le roman se place du côté des lois de la morale universelle telle (sic) que les définissait l’auteur de la « Critique de la Raison pure », et surtout le parti pris de Laurent Dingli se veut essentiellement une réflexion sur le mal absolu en privilégiant l’idée de rachat donc en prônant le pardon qui n’est pas assimilable à l’oubli ni à la sanction. Pour cela le roman « Une pureté sans nom » est construit comme une longue lettre qu’adresse en 1969 à son fils un certain Maximilien Gruber, Munichois, né le 6 décembre 1904, honteux de son passé et de celui de l’Allemagne des années 1930, homme brisé qui essaye d’obtenir de son enfant dont il est sans nouvelles le pardon de ses fautes et tenter ainsi de le revoir. Nous sommes là encore dans une expression de soi impressionnante dissertation sur l’origine du chaos, sans atteindre bien sûr le niveau littéraire de Jonathan Littell. Le roman de Laurent Dingli ne manque pas d’intelligence ni de force de conviction, et on a rarement décrit les gares de l’horreur avec des mots aussi forts. Les pages où le docteur Maximilien Gruber explique qu’il pense aujourd’hui « à une autre tradition de la médecine allemande » que celle prônée par les nazis « une tradition libérale, tolérante, qui cherchait davantage à comprendre qu’à condamner ou à dresser des bûchers » sont extrêmement poignantes. « L’Allemagne est coupable, son crime est unique, mais il ne faut pas en faire le déversoir, le refuge de toutes les fautes, le prétexte d’une amnésie internationale » fait dire Laurent Dingli à son narrateur, ouvrant ainsi le débat sur les errances totalitaires de l’Europe du XXème siècle, ce qui donne à son roman une hauteur de vue historique. « Une pureté sans nom » est un roman palpitant, intellectuellement honnête, véritable autopsie d’un monde où le mal naît dans le coeur des hommes au départ souvent ordinaires devenus de pales moutons par des marchands d’illusions, et transformés par ceux-ci en de redoutables machines à tuer. Moins fort que « Les Bienveillantes » mais néanmoins d’une facture plus qu’excellente ce roman analyse de façon sociologique et empirique les notions de responsabilités individuelles et collectives. Et c’est en ces temps troublés d’une utilité républicaine urgente.

L’Humanité, la chronique de Jean-Claude Lebrun, 5 janvier 2007

Laurent Dingli Autre retour sur le nazisme

Une pureté sans nom, de Laurent Dingli. Éditions Flammarion, 640 pages, 23 euros.

Après les Bienveillantes, un autre premier roman propose de revenir sur une période avec laquelle on n’en a décidément pas terminé. Comme si le phénomène nazi, qui échappe encore aux catégories classiques de l’analyse historique, interrogeait une nouvelle génération d’écrivains. Ainsi Jonathan Littell en septembre dernier proposait, autour de la parole d’un bourreau hitlérien, une construction composite se présentant comme la somme des savoirs possibles. Laurent Dingli aujourd’hui fait parler l’un de ces anonymes grâce auxquels la machine put tourner sans accroc. La « littérature des pères », qui agita l’Allemagne des années soixante-dix, trouve en l’espèce une inattendue résurgence.

En janvier 1969, un père écrit donc à l’adresse de son fils de vingt-quatre ans, qui s’est éloigné de la famille et fraie avec l’ultragauche, un véritable rapport sur son existence d’Allemand moyen entre 1914 et 1950. L’auteur de ce récit de vie est né en 1904 à Munich, il s’appelle Maximilian Gruber, exerce la profession de médecin et se présente comme un rouage de l’horreur, à la fois modeste et indispensable, à l’image de millions de ses compatriotes. Toujours au plus près de l’Histoire et longtemps convaincu de n’y être pas mêlé. Cela commence avec la Grande Guerre, dont son propre père revient en « gueule cassée », puis ce sont la révolution spartakiste et son écrasement, l’humiliation du traité de Versailles, la montée du national-socialisme, la crise de 1929, Hitler à la chancellerie le 30 janvier 1933, plus tard, le 9 novembre 1938, la « nuit de cristal », plus tard encore la mise en oeuvre de la « solution finale », Stalingrad, la capitulation, la captivité en Sibérie et le retour à Berlin, en 1950. Le parcours de Gruber épouse la succession des convulsions. On le voit d’abord partagé entre séduction et répulsion face aux nazis, puis dans la posture du témoin sur la réserve, gardant jusqu’au bout les mains propres. Et n’empêchant rien. Le portrait est remarquable de pénétration. Une humanité incontestable s’y laisse percevoir. Mais aussi une continuelle inertie, avec cette ligne de partage que Gruber ne cesse de prétendre tracer entre les grands criminels et lui-même. On approche ici de près ce que l’on a pu caractériser comme l’exceptionnalité du nazisme.

Sur le même versant que Jonathan Littell, mais au bas de la pente, à la hauteur d’un être ordinaire, Laurent Dingli, à son tour, fouille le terreau qui a engendré la monstruosité. Il conduit son récit avec une belle maîtrise, dans sa masse comme dans son détail. On s’étonnera seulement de ces vocables allemands trop souvent écorchés. Comme de la version, pourtant tôt récusée par les historiens, qu’il donne du meurtre du proxénète Horst Wessel, dont les nazis firent un martyr de leur affrontement contre les communistes. Des écarts mal venus, sur un tel sujet, pour une telle ambitieuse entreprise. Alors que par ailleurs s’impose la justesse humaine de ce récit, la finesse de son approche. Car au côté de Gruber, dans le courant qui semble tout emporter, l’écrivain dispose une remarquable constellation de personnages. Le concentré d’une diversité allemande forcée de se dissimuler et de s’effacer devant le déferlement. La longue lettre de Gruber à son fils veut précisément apparaître comme une tardive reconnaissance de responsabilité. Elle donne une tangibilité à l’idée de responsabilité collective. Au fil des années, on voit en effet cet homme dans la foule prendre silencieusement, aux moments cruciaux, toujours les mêmes tournants. Contre les Spartakistes, contre la République, contre les juifs. Par commodité personnelle plus que par conviction. L’un de ses amis se nomme von Trotta, comme chez Joseph Roth, autre écrivain de la déréliction.

Le bref épilogue du roman a lieu en novembre 1989. Gruber et sa femme, figure discrète et admirable, sont morts depuis peu. Le mur est tombé, une page d’histoire s’est refermée. Une réconciliation entre le père et le fils alors peut s’opérer, fondée sur une exigence simple : « Il faudra encore revisiter le passé, lutter sans relâche contre notre amnésie volontaire. » C’est de ce sujet que deux romans de langue française se sont donc emparés. Comme un nouveau passage ouvert entre les deux histoires.

de Jean-Claude Lebrun