Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques

« Je hais les voyages et les explorateurs ». C’est ainsi que Claude Lévi-Strauss débute Tristes tropiques, ouvrage publié en 1955 dans la célèbre collection « Terre humaine » dirigée par Jean Malaurie. Cet incipit, dont la concision fait la force, résume en partie la substance du livre. Il exprime la contradiction du monde contemporain que Claude Lévi-Strauss a comprise et disséquée bien avant d’autres. Car on n’a jamais tant parlé de voyage qu’à notre époque désenchantée où celui-ci n’existe plus, un peu comme ces hommes que l’on célèbre, pour la première fois, le jour de leur oraison funèbre. Le voyage, le vrai, celui qui induit une immersion totale dans l’inconnu, fait désormais partie de l’Histoire. Mais cette phrase préliminaire exprime avant tout la volonté du scientifique de se porter constamment vers l’essentiel, c’est-à-dire de s’effacer derrière l’objet de l’étude, en débarrassant le récit de ce qu’il appelle joliment les scories de la mémoire. C’est aussi parce que Claude Lévi-Strauss a hésité pendant quinze ans à publier, éprouvant « une sorte de honte et de dégoût » pour ce type de relation, que son récit est devenu une référence scientifique majeure et une oeuvre d’une grande qualité littéraire (1).
Ce qu’il rejette, c’est l’esbroufe conquérante, la vulgarisation tapageuse et outrancière, l’appauvrissement d’une activité dévoyée par les globe-trotters et les marchands du temple. D’un côté, le voyage-spectacle que des aventuriers autoproclamés diffusent dans de belles salles de conférences, à grand renfort de films et de diapositives ; de l’autre, la discrétion et l’effort, le petit pavillon « sombre, glacial et délabré » du Jardin des Plantes dans lequel un groupe de passionnés se réunissait autrefois pour écouter l’exposé des explorateurs, au retour de leur périple. Il y a quelque chose de caverneux dans le savoir et l’austérité du cadre reflète assez bien le dépouillement nécessaire à la connaissance.
L’ethnologue avec le petit singe Lucinda, son compagnon de voyage au Brésil (1935-1939) – Crédit Claude Lévi-Strauss
C’est au début des années quarante, sur le paquebot qui le mène aux Etats-Unis que Claude Lévi-Strauss prend conscience de ce qu’est un monde plein, celui des grandes densités humaines et d’une croissance aux conséquences souvent dévastatrices. C’est déjà, en filigrane, le monde de l’après-guerre qui se dirigera à marche forcée vers la globalisation. En lisant le passage suivant, rédigé en 1955, mais dont la trame fut conçue dès 1941, on mesure la clairvoyance exceptionnelle de l’auteur:
« Aujourd’hui où des îles polynésiennes noyées de béton sont transformées en porte-avions pesamment ancrés au fond des mers du Sud, où l’Asie toute entière prend le visage d’une zone maladive, où les bidonvilles rongent l’Afrique, où l’aviation commerciale et militaire flétrit la candeur de la forêt américaine ou mélanésienne avant même d’en pouvoir détruire la virginité, comment la prétendue évasion du voyage pourrait-elle réussir autre chose que nous confronter aux formes les plus malheureuses de notre existence historique ? Cette grande civilisation occidentale, créatrice des merveilles dont nous jouissons, elle n’a certes pas réussi à les produire sans contrepartie (…) l’ordre et l’harmonie de l’Occident exigent l’élimination d’une masse prodigieuse de sous-produits maléfiques dont la terre est aujourd’hui infectée. Ce que d’abord vous nous montrez, voyages, c’est notre ordure lancée au visage de l’humanité ».
Un peu plus loin, l’ethnologue emploie les deux acceptions du mot culture pour évoquer cette perte irrémédiable de diversité. La culture, au sens propre, celle des fruits de la terre, comme celle de l’esprit, tendent désormais à l’uniformité.
« Je comprends alors la passion, la folie, la duperie des récits de voyages. Ils apportent l’illusion de ce qui n’existe plus et qui devrait être encore, pour que nous échappions à l’accablante évidence que vingt mille ans d’histoire sont joués. Il n’y a plus rien à faire : la civilisation n’est plus cette fleur fragile qu’on préservait, qu’on développait à grand-peine dans quelques coins abrités d’un terroir riche en espèces rustiques, menaçantes, sans doute, par leur vivacité, mais qui permettait aussi de varier et de revigorer les semis. L’humanité s’installe dans la monoculture ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat ».
Avons-nous, cinquante ans plus tard, un autre spectacle devant les yeux ? Claude Lévi-Strauss n’avait-il pas écrit ce que nous découvrons aujourd’hui ou feignons de découvrir avec cet ahurissement désolé qu’on toujours les esprits simples ? Sans doute ne faut-il pas voir dans ces lignes le reflet d’une pure nostalgie pour un monde idéalisé et à jamais révolu. Certes, le regret est manifeste, mais il s’agit surtout de ne pas sombrer dans la supercherie universelle qui célèbre la diversité une fois que celle-ci est mourante, un peu comme si l’assassin venait baigner de larmes la dépouille encore chaude de sa victime. L’homme est ainsi fait ; il ne veille jamais que sur les agonisants ou sur les morts. Il a toujours eu le goût des animaux empaillés et des musées et il mettra souvent plus d’énergie à ressusciter le diable de Tasmanie qu’à l’empêcher de disparaître. Il y a en lui cette dramaturgie du deuil éternel et il s’est toujours complu à entonner le vaste concert des pleureuses impuissantes. Favorisés par le formidable essor technique et l’incroyable élan démographique de l’après-guerre, les ego surdimensionnés se sont multipliés, pullulant désormais comme les cellules cancéreuses d’un corps métastasé. L’homme meurt d’une espèce d’empoisonnement interne, déclarait encore récemment l’ethnologue.
Mais Lévi-Strauss ne se contente pas de faire la chronique d’un monde à l’agonie, car il s’agit-là du socle même de son approche scientifique : dans quelle mesure la présence et le regard de l’observateur modifie la réalité même de l’objet observé : vieux débat épistémologique que l’ethnologue a su rajeunir et transformer.

« (…) si honnête que soit le narrateur, il ne peut pas, il ne peut plus nous livrer (ses modernes

Indien nambikwara © Claude Lévi-Strauss

assaisonnements) sous une forme authentique. Pour que nous consentions à les recevoir, il faut, par une manipulation qui chez les plus sincères est seulement inconsciente, trier et tamiser les souvenirs et substituer le poncif au vécu. J’ouvre ces récits d’explorateurs : telle tribu qu’on me décrit comme sauvage et conservant jusqu’à l’époque actuelle les moeurs de je ne sais quelle humanité primitive caricaturée en quelques légers chapitres, j’ai passé des semaines de ma vie d’étudiant à annoter les ouvrages que, voici cinquante ans, parfois tout récemment, des hommes de science ont consacré à son étude. ».

En relisant ce passage, qui pourrait s’adapter à tous les domaines de la recherche et de la création, me vient à l’esprit une phrase que je me répète fréquemment et qui me contraint à l’humilité : c’est souvent par ignorance que nous croyons innover et ce que nous pensons découvrir l’a été par d’autres, cinquante ans ou cinq cents ans plus tôt.
Pour illustrer son propos, Claude Lévi-Strauss aborde la mise en situation de l’objet d’étude, un peu comme ces pièces archéologiques dont la position, lors des fouilles, permet d’atténuer le mystère. L’exemple a trait aux rites de passage, ceux des Indiens des plaines et du plateau nord-américains.
“Chez un bon nombre de tribus de l’Amérique du Nord, le prestige social de chaque individu est déterminé par les circonstances entourant des épreuves auxquelles les adolescents doivent se soumettre à l’âge de la puberté. Certains s’abandonnent sans nourriture sur un radeau solitaire ; d’autres vont chercher l’isolement dans la montagne, exposés aux bêtes féroces, au froid et à la pluie. Pendant des jours, des semaines ou des mois selon le cas, ils se privent de nourriture : n’absorbant que des produits grossiers, ou jeûnant pendant de longues périodes, aggravant même leur délabrement physiologique par l’usage d’émétiques. Tout est prétexte à provoquer l’au-delà : bains glacés et prolongés, mutilations volontaires d’une ou de plusieurs phalanges, déchirement des aponévroses par l’insertion, sous les muscles dorsaux, de chevilles pointues attachées à des cordes à de lourds fardeaux qu’on essaye de traîner “.
Indien Crow 1908 © Edward S. Curtis

Ce paragraphe évoque, entre autres, les rites de passage des Lakota (sioux) qui furent assez bien vulgarisés dans le film d’Elliot Silverstein, Un homme nommé cheval. Mais je pense surtout au récit exceptionnel de l’indien Chuki Talayesva, dont le livre, Soleil hopi, préfacé par Claude Lévi-Strauss, toujours dans la collection « Terre humaine », constitue l’un des rares témoignages directs que nous possédions sur ces usages. On pourrait multiplier les analogies avec les pratiques des communautés africaines, asiatiques ou mélanésiennes, mais au-delà de ces illustrations, ce qu’il importe de retenir dans la démonstration de l’ethnographe, c’est la remise en situation du rite et de l’individu dans l’organisation générale du groupe auquel ils appartiennent.

« Dans l’état d’hébétude, d’affaiblissement ou de délire où les plongent ces épreuves, ils espèrent entrer en communication avec le monde surnaturel. Emus par l’intensité de leurs souffrances et de leurs prières, un animal magique sera contraint de leur apparaître ; une vision leur révèlera celui qui sera désormais leur esprit gardien en même temps que le nom par lequel ils seront connus, et le pouvoir particulier, tenu de leur protecteur, qui leur donnera, au sein du groupe social, leurs privilèges et leur rang ».

Les rites de passage accompagnent tous les bouleversements de

Indien apache 1906 © Edward S. Curtis

la vie humaine, de la naissance à la mort en passant par le mariage. Dans le cas de la puberté, ils offrent aux adolescents le moyen de se confronter à leur vie psychique, notamment par le biais du rêve, de l’hallucination, de la fatigue et de l’isolement volontaires. Le rite n’en demeure pas moins très codifié par le groupe. Dans ce cadre, quel marge reste-t-il à l’individu ? Se contente-t-il de suivre mécaniquement un « corpus » de règles non écrites ou peut-il affirmer pleinement son identité ?

« Le meilleur moyen de forcer le sort serait de se risquer sur ses franges périlleuses où les normes sociales cessent d’avoir un sens en même temps que s’évanouissent les garanties et les exigences du groupe : aller jusqu’aux frontières du territoire policé, jusqu’aux limites de la résistance physiologique ou de la souffrance physique et morale. Car c’est sur cette bordure instable qu’on s’expose soit à tomber de l’autre côté pour ne plus revenir, soit au contraire à capter, dans l’immense océan de forces inexploitées qui entoure une humanité bien réglée, une provision personnelle de puissance grâce à quoi un ordre social autrement immuable sera révoqué en faveur du risque-tout. »
Le rituel s’inscrit donc, avant tout, dans le fonctionnement global de la communauté. L’analyse anthropologique de Lévi-Strauss, influencée par la linguistique structurale de Roman Jacobson, se différencie ici très nettement des conclusions développées par Sigmund Freud dans Totem et Tabou. Si l’ethnologue s’écarte de la vision substantialiste de Durkheim, il n’adhère pas non plus à l’explication symbolique de Freud pour qui le totémisme rappellerait le meurtre du « père de la horde primitive ». A l’instar des langues, le fonctionnement d’une communauté humaine dépend, pour Lévi-Strauss, de l’interaction de ses composantes, ainsi que de ses caractéristiques environnementales, psychologiques, historiques, sociales, etc. Plaquer la notion de complexe d’Oedipe sur l’organisation des Inuit ou des Papou, sans s’attacher à comprendre la spécificité de leur culture, constitue à ses yeux une approche abusive (2). Pour autant, les démarches structuralistes et psychanalytiques ne sont pas foncièrement inconciliables. Et si l’on évite les positions extrêmes, leur complémentarité se révèle souvent fertile.
Rituel de passage au Malawi © Steve Evans

Pendant la phase de bouleversement que traverse l’adolescent, ce dernier tente d’établir un équilibre précaire entre l’affirmation de sa propre identité et son insertion dans le groupe. Au cours de cette phase du développement individuel, le tumulte de sa vie psychique prend souvent la forme d’une surcharge d’excitations et parfois même d’un débordement. Lors de l’adolescence, l’appareil mental doit en effet se réadapter à une double métamorphose, psychique et physique : or la recherche codifiée de limites, au cours de rites extrêmes, traduit sans doute, en partie, ce débordement interne. Dans les sociétés traditionnelles, l’individu parvient à réguler ce trop plein, non seulement en lui attribuant un sens, mais aussi, et de manière complémentaire, en se réinsérant lui-même au sein du groupe. On comprend aisément à quel point l’accompagnement de la communauté est indispensable, pour ne pas dire vital. Grâce au rite de passage, l’adolescent essaie de maîtriser sa métamorphose, tant sur le plan physique que psychique. Et, pour y parvenir, sa communauté l’engage à la mettre en scène. Je dirai même, qu’en sanctionnant un nouvel équilibre entre l’individu et la société, et surtout en permettant à l’adolescent de découvrir ses propres limites, le rite de passage lui donne l’occasion de mieux évaluer le rapport entre ses instincts de vie et ses instincts de mort (3).

L’analogie entre les sociétés “premières” et celles que les ethnologues qualifient de “complexes”, rencontre toutefois rapidement ses limites. Il faut avoir l’humilité de Claude Lévi-Strauss pour accepter cet part d’inaccessible : « Le rêve, “dieu des sauvages”, disaient les anciens missionnaires, comme un mercure subtil a toujours glissé entre mes doigts ». Il y a quelque chose de très beau et de foncièrement tragique dans l’axe de ce livre, car il est hanté par l’impossibilité d’une véritable rencontre : impossibilité psychique, culturelle, et temporelle. Mais c’est aussi cette impossibilité, cet irrémédiable qui constituent l’un des puissants aiguillons de la recherche. Ils attisent aussi la sensibilité de l’observateur, conférant à son étude une dimension profondément humaine. Les murs gigantesques qui nous séparent de l’autre, dans l’espace ou dans le temps, ces murs infranchissables sont là pour stimuler notre volonté impuissante de les renverser. Il y a en littérature, comme dans les sciences, autant de supplices de Sisyphe et de tonneau des Danaïdes susceptibles d’alimenter le désir et la sublimation.
« Et voici devant moi le cercle infranchissable : moins les cultures humaines étaient en mesure de communiquer entre elles et donc de se corrompre par leur contact, moins aussi leurs émissaires respectifs étaient capables de percevoir la richesse et la signification de cette diversité. »
Claude Lévi-Strauss exprime ailleurs, avec d’autres termes, tout le tragique de l’impossible rencontre, telle une occasion forcément manquée par un Occident où les têtes bien faites, comme celle de Las Casas ou de Montaigne, ont toujours été trop rares :
« Car ces primitifs à qui il suffit de rendre visite pour en revenir sanctifié, ces cimes glacées, ces grottes et ces forêts profondes, temples de hautes et profitables révélations, ce sont, à des titres divers, les ennemis d’une société qui se joue à elle-même la comédie de les anoblir au moment où elle achève de les supprimer, mais qui n’éprouvait pour eux qu’effroi et dégoût quand ils étaient des adversaires véritables. »
Combien d’exemples historiques ne viennent-ils pas à l’esprit en lisant ces lignes, malgré la curiosité boulimique et la tolérance balbutiante du dix-huitième siècle européen, malgré tous les esprits éclairés qui ont essayé de comprendre plutôt que de condamner ou d’exploiter les « bons sauvages » ? Pour un dominicain d’exception, combien de conquistadors obsédés par la rapine ? Et pour un Edmund Morel combien de roi Léopold ?
Le regard de Lévi-Strauss se porte sur le passé de cette terre qu’il est venu étudié : le Brésil. C’est avant tout l’histoire d’un contact qui, pour les Amérindiens, a rapidement tourné au cataclysme. Frappés d’amnésie volontaire, blancs et sangs mêlés tentent de faire oublier l’horreur de leurs pratiques quasi-génocidaires. Ainsi, au début du XXème siècle encore, poussait-on l’ignominie jusqu’à recueillir dans les hôpitaux des vêtements infectés par la variole, pour les accrocher, avec d’autres présents, le long des sentiers fréquentés par les tribus, « grâce à quoi fut obtenu ce brillant résultat : l’Etat de Sao Paolo, aussi grand que la France. ne comptait, quand j’y arrivai en 1935, plus un seul indigène. »
© Claude Lévi-Strauss

Après une cinquantaine de pages préliminaires, Claude Lévi-Strauss aborde le cheminement qui le conduit à devenir ethnographe, le « dégoût rapide » qui l’éloigne de la philosophie et son manque d’engouement pour l’aspect répétitif de l’enseignement ; le Droit, qui n’obtient pas davantage ses faveurs ; sa découverte de la psychanalyse ou encore la curiosité qu’il nourrit, depuis l’enfance, pour la géologie (4). Cette discipline incarne d’ailleurs parfaitement la démarche scientifique de l’auteur. C’est en tant que sujet observant l’apparent chaos de l’espace, et en communion avec celui-ci, que Lévi-Strauss peut tenter d’en saisir la rationalité.

« Cette ligne pâle et brouillée, cette différence souvent imperceptible dans la forme et la consistance des débris rocheux témoignent que là où je vois aujourd’hui un terroir aride, deux océans se sont jadis succédé. Suivant à la trace les preuves de leur stagnation millénaire et franchissant tous les obstacles – parois abruptes, éboulements, broussailles cultures – indifférents aux sentiers comme aux barrières, on paraît agir à contre-sens. Or, cette insubordination a pour seul but de recouvrer un maître-sens, obscur sans doute, mais dont chacun des autres est la transposition partielle ou déformée (…) soudain l’espace et le temps se confondent ; la diversité vivante de l’instant juxtapose et perpétue les âges. La pensée et la sensibilité accèdent à une dimension nouvelle (…) »

L’ethnographe dit bien « la pensée et la sensibilité », cette association, loin d’être fortuite, constitue l’une des clés de son rapport au monde.

La psychanalyse procède de la même démarche que celle du géologue : “Quand je connus les théories de Freud, elles m’apparurent tout naturellement comme l’application à l’homme individuel d’une méthode dont la géologie représentait le canon .” Sigmund Freud lui-même avait comparé les composantes de l’inconscient aux différentes strates de la ville de Rome ; “l’ordre qui s’introduit dans un ensemble au premier abord incohérent, écrit Lévi-Strauss, n’est ni contingent, ni arbitraire. A la différence de l’histoire et des historiens, celle du géologue comme celle du psychanalyste cherchent à projeter dans le temps, un peu à la manière d’un tableau vivant, certaines propriétés fondamentales de l’univers physique ou psychique. “
C’est vers l’ethnologie que s’oriente progressivement Lévi-Strauss. Elle lui apporte tout d’abord une satisfaction intellectuelle : “comme l’histoire qui rejoint par ses deux extrémités celle du monde et la mienne, elle dévoile du même coup leur commune raison”. Elle répond aussi à son insatiable curiosité qui, nous l’avons dit, répugne à la répétition et préfère se repaître d’une matière “pratiquement inépuisable”. Interviennent encore, et de manière décisive, les conseils de son ami Paul Nizan, ainsi que la lecture d’un livre découvert par hasard, vers 1933 ou 1934 : Primitive Society de Robert H. Lowie.

Avant d’entamer le récit de son voyage d’études, Claude Lévi-Strauss ne cherche pas à

Famille Nambikwara © Claude Lévi-Strauss

dissimuler son émotion. Le lecteur imagine alors sa gorge nouée, sa main tremblante ; vingt ans plus tôt, il a eu le privilège de rencontrer des peuples qui, lorsqu’il écrit ses lignes, ont pratiquement disparu. Et cette évanescence, telle une accélération angoissante du temps, cette fulgurance-là, on le sent bien, le dévore. Tristes tropiques donne l’impression d’une simultanéité entre la découverte de l’objet et son altération définitive, un peu comme dans cette scène poignante de Fellini Roma où l’on on voit des fresques romaines, jusqu’alors préservées dans leurs catacombes, disparaître au fur et à mesure que l’oeil humain les découvre. A la différence près, et elle est de taille, qu’il s’agit ici d’une matière vivante, c’est-à-dire d’hommes et de femmes dont l’ethnographe a en quelque sorte partagé les derniers instants.

La description prend dès lors l’ébauche d’une autopsie. Le trait est déjà palpable dans l’observation du sol brésilien, cette première mosaïque dont il déchiffre le désordre ; on dirait une terre dévastée par le passage d’une tornade ou le corps d’une femme violentée.
“Autour de moi, l’érosion a ravagé les terres au relief inachevé, mais l’homme surtout est responsable de l’aspect chaotique du paysage. On a d’abord défricher pour cultiver ; mais au bout de quelques années, le sol épuisé et lavé par les pluies s’est dérobé aux caféiers. Et les plantations se sont transportées plus loin, là où la terre était encore vierge et fertile. Entre l’homme et le sol, jamais ne s’est instaurée cette réciprocité attentive qui, dans l’Ancien Monde, fonde l’intimité millénaire au cours de laquelle ils se sont mutuellement façonnés. Ici, le sol a été violé et détruit. Une agriculture s’est saisi d’une richesse gisante et puis s’en est allé ailleurs, après avoir arraché quelques profits .”
Déforestation dans la région de Novo Progresso, Etat du Para – Amazonie brésilienne – © Greenpeace/Alberto César

Voici encore la grande ville pionnière, Goiana, l’épure imposée à la nature par la politique de la table rase. Et, avec son flair hors du commun, Lévi-Strauss établit un parallèle éloquent entre la ville des confins brésiliens et les nouvelles tumeurs urbaines qui, dans les années 1950, commençaient déjà à pulluler en Asie. Là encore, son oeil d’aigle avait repéré, dès leur origine, les problèmes majeurs auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés. Voici donc où mène l’hubris, une démesure, qui n’est plus la marque condamnable du crime et le fruit d’un orgueil débridé, comme ce fut la cas dans le monde grec, mais une démesure érigée en règle de civilisation, le mètre étalon d’un monde qui s’enorgueillit de son progrès et en ignore les méfaits.

C’est aussi l’occasion de constater, notamment en Inde, les conséquences souvent désastreuses d’une économie coloniale ou néocoloniale fondée sur la rapine, et dont le pillage actuel des ressources africaines ou asiatiques, ne constituent que les plus récents avatars. Et on ne peut lire ces lignes sans avoir à l’esprit le combat du Mahatma Gandhi :
« … il fallait pénétrer dans ces villages pour comprendre la situation tragique de ces populations que la coutume, l’habitation et le genre de vie rapprochent des plus primitives (…) Il y a un siècle à peine, leurs ossements couvraient la campagne ; tisserands pour la plupart, ils avaient été réduits à la famine et à la mort par l’interdiction, faite par le colonisateur, d’exercer leur métier traditionnel afin d’ouvrir un marché aux cotonnades de Manchester. Aujourd’hui, chaque pouce de terre cultivable, bien qu’inondée pendant la moitié de l’année, est affecté à la culture du jute qui part après rouissage dans les usines de Narrayanganj et de Calcutta ou même directement pour l’Europe et l’Amérique, de sorte que d’une autre manière, non moins arbitraire que la précédente, ces paysans illettrés et à dem-nus dépendent pour leur alimentation quotidienne des fluctuations du marché mondial ».
Bien des choses ont changé depuis les années 50, en Asie comme en Afrique, mais l’exemple du coton transgénique de Monsanto en Inde, le pillage des richesses de l’Afrique occidentale par l’Europe, la Corée ou la Chine, la mise à sac de la forêt indonésienne avec la complicité du gouvernement central, ou encore les récentes émeutes de la faim, rappellent que l’économie équitable demeure, dans bien des cas, une utopie.
Il y a un demi-siècle, Claude Lévi-trauss était déjà ce que nous appellerions aujourd’hui un écologiste. A une époque où personne ou presque ne se souciait de préserver l’environnement, il publiait cet avertissement désabusé :
« Campeurs, campez au Parana. Ou plutôt non, abstenez-vous. Réservez aux derniers sites d’Europe vos papiers gras, vos flacons indestructibles et vos boîtes de conserve éventrées. Etalez-y la rouille de vos tentes. Mais au-delà de la frange pionnière et jusqu’à l’expiration du délai si court qui nous sépare de leur saccage définitif respectez les torrents. Ne foulez pas les mousses volcaniques… puissent hésiter vos pas au seuil des prairies inhabitées. ».
Vingt plus tôt, l’ethnologue était parti à la rencontre des Caduveo (ou Mbaya) de la frontière paraguayenne et des Bororo du Mato Grosso central, dont la culture était alors préservée. La place et les compétences me manquent pour commenter les passionnantes études réalisées lors de ce voyage. Je laisse donc aux lecteurs le soin de découvrir le rôle joué par les femmes Caduveo, le vifs dégoût que ce peuple éprouvait pour la procréation, le sens de ses peintures faciales, de sa pratique de l’avortement ou de l’infanticide.
Portrait d’un Bororo, par Hercules Florence, lors de l’expédition conduite en Amazonie brésilienne par le Baron von Langsdorf de 1825 à 1829.
 
En refermant ce livre, je pense cependant à l’association de la connaissance et de la sensibilité qu’évoquait Lévi-Strauss. L’écrivain Michel Tournier avait dit un jour que la disparition imminente des cultures laisserait malheureusement l’ethnologue sans objet d’étude ; c’était limiter de manière assez triviale la perte qu’induisait cette disparition. Car c’est bien plus qu’une simple matériau d’analyse que Claude Lévi-Strauss a perdu avec cette diversité, c’est, avant tout, une part de lui-même.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955, rééd. Pocket, Terres humaines Poche, 2005, 396 p.
(1) Les deux échecs qu’il a essuyé au Collège de France ont aussi joué un rôle stimulant et libérateur, comme il le confessera plus tard.

(2) Mais certains pèchent aussi par excès

Photo d’une femme Caduveo prise par Guido Boggiani vers 1897

inverse. L’un de mes professeurs de littérature gréco-latine en Sorbonne, furieux qu’un médecin autrichien se fût emparé d’un mythe grec, nous affirmait que la psychanalyse était seulement capable de renseigner sur le milieu de la bourgeoisie juive viennoise de la fin du 19ème siècle !

(3) Dans les sociétés modernes, en revanche, faute d’encadrement, les expériences extrêmes de l’adolescence débouchent souvent sur des pratiques de type pathologique ou suicidaire : jeu de l’étranglement et pendaison visant à provoquer l’asphyxie, alcoolisme en bande pour parvenir à l’inconscience et, dans les faits, au coma éthylique, etc.
(4) A dix-sept ans, le jeune Lévi-Strauss, petit-fils d’un rabbin de Versailles, découvre le marxisme et, avec lui, tout un courant philosophique allant de Kant à Hegel. La phénoménologie le heurte “dans la mesure où elle postule une continuité entre le vécu et le réel.” Or, “pour atteindre le réel, il, faut d’abord répudier le vécu, quitte à le réintégrer par la suite dans une synthèse objective dépouillée de toute sentimentalité.” Lévi-Strauss a la dent dure avec Bergson, il ne ménage pas non plus Sartre et son école. Quant “à l’existentialisme, il me semblait le contraire d’une réflexion légitime en raison de la complaisance qu’il manifeste envers les illusions de la subjectivité. Cette promotion des préoccupations personnelles à la dignité de problèmes philosophiques risque trop d’aboutir à une sorte de métaphysique pour midinettes.” Le passage ne manque pas d’humour et l’on n’est pas si loin du personnage de « Jean-Sol Pâtre » et de ses idolâtres, si bien raillé par Boris Vian.

Pour toute référence à ce texte, merci de préciser : Laurent Dingli, « Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques », laurentdingli.com, août 2008.
Samedi 9 août 2008