Fairwell my Lord. Adieu mon grand seigneur, mon ami. Un monde sans tigres, peut-être après tout, ce n’est pas si grave. Quand le dernier de ces animaux sauvages aura été abattu, tout sera encore comme avant. Je me lèverai pour monter dans ma voiture, je retournerai dans mon supermarché pousser mon caddie afin de choisir la barquette de plastique dans laquelle sera empaqueté un morceau de viande industrielle. J’irai m’acheter le dernier I-Phone, ou le plus récent modèle d’écran plat, ou un 4X4, pour surélever un peu plus ma connerie dans l’atmosphère, je ne sais pas, je verrai bien. Quand le dernier tigre aura disparu, je regarderai la saison 3 ou 4 de ma série américaine préférée, et puis j’irai voir des films formidables, et je lirai quelques mièvreries consensuelles… Quand le dernier tigre aura disparu, ma vie sera pareille, et rien n’aura vraiment changé.
Mais si, pourtant, tout aura changé. Avec le dernier des tigres vivant à l’état sauvage, ce n’est pas seulement l’un des êtres les plus magnifiques, les plus fascinants de la planète que je verrai mourir, c’est aussi une différence de plus, une part de ma propre liberté et de ma propre sauvagerie. Quand j’étais enfant, je pensais souvent à l’errance du chef sioux Crazy Horse, un autre grand seigneur, qui n’a pas réussi à vivre libre. Il a pourtant tout essayé, la négociation, la guerre, et même la fuite au Canada, mais non, rien à faire, tout cela était vain. Il fallait se soumettre ou disparaître. Et il a disparu.
Je suis tout aussi triste aujourd’hui, quand je vois mourir la culture des Papou, celle des Inuit, des Guarani ou des Himba. Les peuples que l’on appelait jadis « primitifs », je ne les ai pourtant jamais idéalisés. La nature ignore la pitié, quand aux « peuples premiers », certains pratiquaient l’infanticide, le sacrifice humain ou la torture, d’autres ont ravagé leur environnement comme les habitants de Palenque, ou ceux de l’île de Pâques. Pas d’image idyllique donc, ni de mythe du bon sauvage. Mais je ne veux pas pour autant vivre dans un vaste supermarché, au milieu d’autres consommateurs, en écoutant du rap hindou, maghrébin ou pakistanais, dans un monde bien rangé pour touristes qui veulent voir un tigre ou un lion le temps de faire une petite photo, un monde de mégalopoles d’où la sauvagerie, la vraie, pas celle qui désigne la cruauté des hommes, sera définitivement bannie.
Oui, mon beau tigre, mon bel animal, ma différence, ils auront ta peau, parce qu’ils sont trop nombreux, et que tu ne fais pas le poids. Tu vas disparaître, mon ami, mon frère, écrasé sous des montagnes d’avidité, de bêtise et d’indifférence. Tu feras ton numéro sur un tabouret pour distraire quelques imbéciles et on t’élèvera en batterie comme on le fait pour nos vaches ou nos poulets. On ne te verra plus qu’à l’état de chat domestique, ou de réserve à « médicament » pour Chinois impuissants. Toi aussi, comme Sitting Bull tournoyant dans un cirque, la bannière étoilée à la main, bien dressé, bien cassé, tes griffes bien limées, tu ne seras plus qu’un animal de foire…
Liens : articles du Nouvel Observateur, L’inquiétant déclin du tigre sauvage du 1er juin 2007, les sites de l’IFAW et de la CITES, à propos de l’élevage des tigres en Chine, le très beau texte de l’écrivain et militant de la cause animale, Armand Farrachi, dans le Hors-série de Télérama sur l’Exposition de la Grande Halle de la Villette, « Bêtes et hommes, je t’aime moi non plus », où l’auteur évoque notamment l’incapacité du gouvernement indien à s’opposer efficacement au braconnage. Vous pouvez aussi lire, ou relire, l’appel poignant qu’il avait lancé en 2001 dans le Monde diplomatique Pitié pour la condition animale. En anglais, voir l’article de Reuters UK du 3 août dernier de Nita Bhalla, Indian tiger population more than halved, les sites du Wildlife Conservation India et de l’ONG britannique 21st Century Tiger. Vous trouverez la description de plusieurs autres associations de protection du tigre sur le site Indian Tiger.
30 septembre 2007
Pour toute référence à ce texte, merci de préciser : Laurent Dingli, « Un monde sans tigres », Le site de Laurent Dingli, septembre 2007.
« Se soumettre ou disparaître », ainsi va ce monde impitoyable, dépourvu de compassion. Centré sur son nombril et ses besoins créés de toute pièce par un système qui le déshumanise un peu plus à chaque fois..
Ce texte, poignant de vérité, est un cri dans le désert.. Le monde était déjà aveugle, son brouhaha incessant et incohérent, le rend désormais sourd..
Tout le texte me parle… et me désespère aussi.
Merci, ma chère Marie, pour ta si belle réponse. Je sais que nous parlons la même langue. Amitiés