L’ourse Cannelle et le président Bush

ferusLa mort d’une ourse dans les Pyrénées, quelle importance cela peut-il avoir ? La disparition, celle d’un animal sauvage, ce n’est rien, à peine un fait divers, une anecdote, une brève, deux lignes, trois images perdues dans un flot d’informations. Des animaux, il en meurt des millions chaque jour. On les transforme en steaks, en poissons panés, ils sont élevés en batterie, gavés de médicaments pour être plus gros, plus vite ; ils souffrent en silence ; ils sont entassés, engraissés, resserrés dans des cages de fer ou dans la chaleur étouffante de camions insalubres. Les vaches que nous avons rendu cannibales et les poulets qui pataugent dans les cadavres et les excréments sont abattus par millions. Et puis les hommes sont plus importants que les animaux. Ils meurent aussi, en Irak, au Soudan, au Pakistan, en Israël, en Palestine ; ils sont victimes de la guerre, de la faim, de la misère, des inondations, du sida et, le plus souvent, de leur incommensurable bêtise. Alors, une femelle ourse, c’est peut-être triste, mais l’on ne va tout de même pas s’attendrir pour si peu. Cette sensiblerie inopportune devient d’ailleurs consternante.

© Ferus

Quel rapport entre l’ourse Cannelle, cet animal abattu par un chasseur dans une montagne entre la France et l’Espagne, et l’élection américaine ? L’ourse Cannelle et George W. Bush, une blague ? le bon mot d’un journaliste ? la comparaison assez ridicule d’un écolo fanatique, ancien maoïste recyclé dans l’arrachage des OGM et l’anti-nucléaire ? D’un côté, la dépouille d’une bête transportée par hélicoptère, un petit ourson resté seul qui appelle sa mère ; de l’autre, le sort du pays le plus puissant du monde, et donc celui de la planète elle-même. Le rapport bon Dieu !

La mort de Cannelle est un drame à bien des égards. C’est tout d’abord celui de la disparition d’une simple existence, qu’elle soit libre ou non, domestique ou sauvage, humaine ou animale ; c’est l’ignoble résultat du geste inqualifiable d’un chasseur, d’un homme qui a préféré éliminer une vie, gratuitement, pour son simple plaisir, en raison du sens étriqué qu’il donne au mot tradition, ou plutôt du fait de son incapacité à observer la différence, à la respecter, à l’admirer, un homme sûr de ses valeurs, qui n’a rien apprendre, rien à comprendre. Je le vois avec son fusil, ses certitudes et son arrogance. Lui aussi a décrété que son mode de vie n’était pas négociable ; il parle fort, il menace, il tonne, il casse ; il tue des animaux et parfois des hommes, des ours et des promeneurs. Il ne savait pas ; il n’a pas fait exprès ; le coup est parti tout seul ; il avait vu une forme noire, menaçante ; il avait bu ou il était sobre, il s’était mis, lui-même, en danger ; il n’a pas eu le choix ; la légitime défense, vous comprenez… l’argument suprême des sots, de tous ceux qui se croient constamment cernés, attaqués de toutes parts, ceux qui se protègent de leur ombre avec leur tradition, leur bible et leur fusil.

La tradition ? Derrière ce justificatif absolu se tient, à peine dissimulé et déjà triomphant, le bel alibi général de la destruction de masse et de la souffrance humaine ou animale. Les Espagnols et quelques Français du Sud-Ouest massacrent des taureaux dans des arènes remplis d’imbéciles pour préserver leur tradition ; les Japonais mangent des baleines par tradition ; les Chinois croient se soigner avec des extraits de pénis de tigres, de la bile d’ours ou de cornes de rhinocéros, par tradition ; les Chinois encore s’alimentent de singes ou de chiens qu’ils battent à mort pour rendre leur chair plus tendre, toujours par tradition. Les Danois des îles Féroé organisent des massacres de dauphins parce que telle est encore leur tradition… Et les cow-boys du Texas ou de l’Oklahoma, qui se promènent avachis, obèses et superbes dans leur 4X4, exhibent leur progéniture déjà armé du  » rifle  » national, parce que telle est leur tradition. Ailleurs, des barbus, drapés de leurs linceuls, jubilent à la désintégration des corps et appellent au jihad au nom de leur prétendue tradition. Et des grands-mères africaines mutilent le corps de leurs petites filles car telle est, encore et toujours, leur tradition. Et des Indiens, des Pakistanais, brûlent le visage de leurs femmes au vitriol car tel est le droit de vie et de mort que leur octroie leur sordide, leur immonde, leur détestable tradition. Que l’on ne me parle plus jamais de tradition.

Tuer un animal aussi beau, aussi majestueux qu’un tigre parce qu’un Chinois ventripotent et quinquagénaire croit pouvoir mieux bander. Ravager la forêt primaire et toute ses richesses uniquement parce qu’un Français, un Espagnol ou un Anglais, veut avoir sa petite table exotique, achetée à bas prix dans un supermarché. Dieu que ce monde est laid.

On peut déplorer la mort d’un animal, sans autre raison précise que la fascination et le respect de la vie, parce qu’on imagine, sans avoir toutefois besoin de larmoyer, une bête isolée, s’acharnant encore à survivre avant le coup fatal.

La mort de Cannelle est aussi un drame parce qu’elle était la dernière représentante de sa sous-espèce, l’ours des Pyrénées. Il n’y en aura plus jamais. Cette aventure qui a commencé il y a des millions d’années est définitivement et irrémédiablement terminée, parce qu’un type s’ennuyait le dimanche, parce qu’il se sentait bien avec son fusil entre les jambes. Cela aussi, qu’importe après tout ! Une espèce de plus ou de moins.

Une de mes relations m’a dit un jour à propos de la disparition vertigineuse des espèces végétales et animales sur notre planète.  » Après tout, il y en a eu autant lors de la disparition des dinosaures « . Bien, tout était dit. Comment argumenter ? Pourquoi faut-il encore expliquer la richesse et l’apport irremplaçable que représente pour nous la diversité du vivant, sa beauté, sa nécessité. Et puis, il y a la gratuité du geste, du respect, l’offrande sans raison ni mobile, juste pour le plaisir de l’émerveillement. Il faut rappeler la nécessité de l’indulgence avec humilité, sans se transformer en donneur de leçons, sans nourrir une peur obsessionnelle de la mort, sans oublier que l’extinction des espèces est inscrite, comme celle de toutes formes de vie, dans le rythme de la nature ; mais l’on peut tenter un geste seulement pour dire que l’on est triste de voir cette beauté disparaître, surtout lorsqu’on aurait pu l’empêcher ou plutôt que l’on aurait été en mesure de ne pas la provoquer.

Aujourd’hui, j’entends dire par certains observateurs, politiques ou autres, que Bush ou Kerry, cela revient finalement au même. Non, cela ne revient pas au même. Tout n’est pas équivalent, tout n’est pas indifférent. Un homme qui, après avoir tué d’autres hommes et avoir lui-même été blessé au combat, condamne la guerre comme injuste, ne ressemble pas à celui qui ne se pose aucune question et s’enorgueillit du désastre humain dans lequel il s’est fourvoyé ; celui qui milite pour arrêter une boucherie comme la guerre du Vietnam, ne ressemble pas à celui qui la provoque, l’entretient ou la justifie. Celui qui, patriote, dénonce pourtant courageusement les errances de son propre pays, celui qui, en pleine conscience et après avoir accompli son devoir, assume ce véritable déchirement intérieur, n’évoque en rien le garde national, le couard qui, planqué à l’arrière, loin du front, flatte les plus bas instincts de ses compatriotes. Caricatural. Peut-être, mais parfois l’abus de nuances nuit à la vérité. Et aujourd’hui, je suis à la fois triste et en colère.

Kerry ce n’était sans doute pas un bouleversement, ni le paradis sur terre ; seulement un espoir de changement, celui de voir peut-être signer enfin le protocole de Kyoto par la nation la plus polluante du monde ; l’espoir de trouver une issue à la guerre d’Irak, de ne plus voir des enfants sans bras et des hommes sans têtes, celui de choisir le dialogue au  » non négociable « , la pensée à la bible et au fusil, l’ouverture au repli identitaire, la remise en cause à la confrontation manichéenne.

De même, tolérer un ours ou un loup sur notre belle terre de France, c’eût été montré que l’homme aussi est encore capable de s’adapter, comme l’animal, trop souvent victime de notre avidité, de notre arrogance, de notre cruauté et de notre bêtise ; c’eût été croire que deux espèces avaient une possibilité de coexister, en se respectant, chacune dans son espace. Mais, en ce début novembre, une fois encore, l’espoir a été tué.

Mais espérer encore.

3 novembre 2004

Pour toute référence à ce texte, merci de préciser : Laurent Dingli, L’ourse Cannelle et le président Bush, Le site de Laurent Dingli, novembre 2004.