RCF, la radio dans l’âme
Elise Fischer: Bonjour, c’est Elise. Est-il facile de trouver la lumière ? Est-il facile d’être libre ? Est-il facile de défendre une cause ? Comment vivre avec le poids de l’Histoire quand les hasards de la vie font qu’on n’est pas forcément du bon côté ou quand la famille n’a pas fait le bon choix ? Toutes ces questions se trouvent dans les livres que nous avons choisi de vous présenter aujourd’hui. Trois livres m’ont interpellée. Sans doute y en aurait-il eu d’autres. Ce sont des sujets sur lesquels nous reviendrons, mais je voudrais que nous parlions du livre de Joël Schmidt, Heureux qui la verra dans cette autre lumière, chez Albin Michel ; celui de Laurent Dingli, Une pureté sans nom, chez Flammarion, et la force du témoignage de Roger Belbéoch, Juste parmi les nations, qui a écrit : Je n’ai fait que mon devoir, aux éditions Robert Lafont.
Voilà, je vais saluer nos invités. Monsieur Belbéoch, je suis ravie et émue de vous accueillir à cette antenne, pour Je n’ai fait que mon devoir chez Robert Laffont. Je suis ravie aussi d’accueillir Laurent Dingli. Il est de formation historienne. Il a déjà publié trois livres et voici un premier roman, Une pureté sans nom et, j’ose le dire, parce que nous sommes libres ici : voici un livre qui dame le pion – et de quelle façon ! – aux Bienveillantes, et c’est chez Flammarion. Je suis heureuse d’accueillir aussi Joël Schmidt, lui aussi historien, comme vous, et aussi romancier, Heureux qui la verra dans cette autre lumière chez Albin Michel (…)
Après Je n’ai fait que mon devoir chez Robert Laffont, je vais me tourner vers Laurent Dingli, et puis, si vous voulez intervenir, Joël Schmidt, vous le pouvez. Une pureté sans nom, un très beau roman, paru chez Flammarion. C’est un premier roman, mais ce n’est pas votre premier livre. Vous êtes historien de formation. Je voudrais que vous nous expliquiez comment un jour vient le déclic, Laurent Dingli, et que l’on passe au roman, et quel roman !
Laurent Dingli:Je me suis intéressé depuis plusieurs années aux questions d’identité et notamment d’identité européenne. Je me suis posé la question depuis près d’une quinzaine d’années : comment le cataclysme de 1914 a-t-il pu être possible et quelles ont été ses conséquences. C’étaient donc des questionnements assez vagues, assez larges. Evidemment, au coeur de cette interrogation, il y a l’histoire de l’Allemagne, tout ce qu’elle a vécu et ce qu’elle a entraîné aussi au niveau européen et mondial. Aborder ces questions par le biais historique a déjà été fait, tellement bien fait, et tant de fois.
E. F. : Oui, x fois.
L. D. : J’avais envie de laisser courir ma plume ; c’était donc un bon exercice, une tentative, un risque à prendre, et puis je me suis lancé dans l’aventure.
E. F. : Je trouve très beau que ce soit un père qui prenne la plume et qui explique. Donc, votre héros, le papa, celui qui écrit, est né en 1904, et il écrit à son fils après le cataclysme de 39-45, c’est ça ? Il va donc lui relater sa jeunesse et, apparemment, entre ce père et ce fils, les choses ne semblent pas bien se passer – je ne dirais pas que le père essaie de se justifier, parce qu’il ne justifie rien du tout, il explique.
L. D. : Tout à fait, Max Gruber, n’est ni un monstre – ce n’est pas un bourreau, ni…
E. F. : Il est devenu médecin lui.
L. D. : Absolument. Bon, il y avait des médecins nazis.
E. F. : Je sais.
Joël Schmidt : Il les critique d’ailleurs, les médecins nazis.
L. D. : …oui, et ce n’est pas non plus un résistant.
E. F. : Il est pris dans le lot. Il représente l’Allemand moyen.
L. D. : Oui, c’est justement toute cette médiocrité que j’ai essayé d’explorer par le biais de ce personnage ainsi qu’à travers d’autres personnages qui se trouvent entre deux eaux ; ils permettent au crime de s’élever alors qu’ils ont l’impression de ne pas participer, d’être un peu distants, de ne pas adhérer directement ; ils servent pourtant de levier au crime – c’est l’expression que j’utilise en général – (Max Gruber) se sent coupable mais…
E. F. : Ah ! si, si, la culpabilité est bien présente.
L. D. : Evidemment, comme beaucoup de gens qui ont vécu des guerres, il a envie d’oublier ; il rentre de Russie où il a été prisonnier…
E. F. : Il est resté cinq ans en Russie.
L. D. : Il a vécu les deux guerres : enfant, la première, puis aussi la deuxième, la montée du nazisme, et il ne parle pas ; c’est quelque chose de connu, toute cette génération de femmes et d’hommes qui sont nés après la guerre et qui n’étaient évidemment pas responsables du nazisme, mais qui ont subi l’opprobre.
E. F. : Oui, parce que, quand il rentre, en 1950, son fils a juste 5 ans.
L. D. : Le silence va se perpétuer ; il y aura un échange d’affection bien entendu, mais ça ne suffira pas ; il faudra expliquer cet innomable – enfin, l’expliquer, c’est un peu présomptueux – il faudra tenter en tout cas d’en parler, d’essayer de (le) faire sortir…. C’est ce qu’il tente de faire ; il remonte depuis sa naissance, depuis la guerre et toute cette errance..
E. F. : Mais déjà pour lui, dans son hitoire personnelle et individuelle, c’est assez compliqué en matière d’identité. Il est confié à la grand-mère ; il n’est pas aimé ; il a un copain, Johann, qui a un ascendant terrible sur lui, et vous montrez bien comment, déjà dans cette Allemagne – bien avant l’arrivée de Hitler, comment on pouvait montrer les juifs du doigt ; vous montrez cette plaie, cette peste..
L. D. : En effet. Cette façon de stigmatiser le peuple juif est malheureusement une des composantes du nationalisme allemand ; elle l’a été aussi du nationalisme européen, mais comme l’Allemagne est le pays de tous les excès – à cette époque en tout cas – les choses prennent une dimension différente et beaucoup plus grave. Bien entendu, il y a un parallèle constant entre mes personnages et le contexte ; ce sont souvent des enfants qui ont perdu leur père pendant la Première Guerre mondiale – il y a eu toute une génération sacrifiée – ou alors le père est absent ou pris déja dans le mutisme, ce qui se répètera à l’autre guerre. Ce sont donc des enfants qui errent dans les rues ; on le voit bien à Munich pendant la révolution (spartakiste); ils doivent se débrouiller tout seuls ; certains se dirigeront vers le communisme, d’autres vers le nazisme, d’autres encore vers la sociale-démocratie, enfin, toutes les options sont ouvertes.
E. F. : Je ne dirais pas que c’est un besoin de revanche, mais il y a un besoin d’être grand, parce que c’est une belle nation, c’est quand même la terre de l’humanisme, et comment faire ?
L. D. : Je pense que derrière ce drame il y a aussi le fait que l’Allemagne a été propulsée de manière ultra-violente dans des extrêmes. Elle est passée d’une économie – que j’ai qualifiée de post-féodale – c’est peut-être un peu exagéré – (à une économie moderne), en tout cas, elle s’est modernisée très très vite ; quand on voit l’essor des villes allemandes au XIXème siècle…
E. F. : Et quand on passe du Kayser à…
L. D. : Dans tous les domaines il y a des changements peut-être trop brutaux et on pourrait faire le parallèle – toute proportion gardée, au niveau culturel ça n’a rien à voir – avec ce que le monde musulman vit actuellement, c’est-à-dire que depuis quelques décennies, quelques générations en tout cas, il s’est trouvé en contact direct avec le monde européen, de manière beaucoup plus brutale qu’auparavant ; il a un rapport à la modernité qui est très conflictuel, très difficile, et la tentative de régression s’effectue donc dans une violence et même une barbarie (inouïe)…
E. F. : Et on a même l’impression qu’ils se sentent obligés de passer par cette violence et cette barbarie pour reconquérir une place qu’ils ont perdu, et vous avez bien analysé l’Histoire du peuple allemand dans cette lettre.
L. D. : Le mythe de l’Age d’or est très présent au cours de cette période. Je fais la transition avec le livre de Monsieur Schmidt qui est formidable parce que, sous forme d’un conte, on voit très bien ce mythe de la pureté ; ça rejoint un peu le titre (de mon roman) « Une pureté sans nom » : l’obsession de la pureté, et « sans nom » : la perte d’identité.
J. S. : Oui, une pureté/horreur.
E. F. : Le père essaie de dire au fils : je n’ai pas grand-chose à te transmettre, ou (plutôt) je voudrais te transmettre la manière d’appréhender ton histoire.
L. D. : Oui, et rompre la chaîne qui lie les générations, qui (les condamne) à répéter les mêmes traumatismes sous des formes différentes, lui dire enfin, d’une façon douce : pars ! quitte-nous ! va construire ailleurs ! – son fils est attiré par l’Afrique – vis ta vie !
E. F. : Mais je serai toujours là, dit-il à la fin. Il y a un style qui est superbe. Il y a vraiment un style de romancier ; je veux vous rendre hommage pour Une pureté sans nom, et je le dis aux lectrices et aux auditrices et auditeurs ; Joël, qui l’a un peu parcouru, a été assez ébloui je crois.
J. S. : Oui, c’est vrai. D’abord la connaissance du monde allemand que je trouve absolument extraordinaire. Je le connais pas mal, mais vous m’en avez appris beaucoup et cette intégration du romanesque à l’intérieur de l’Histoire est absolument magnifique et, sincèrement, je me suis fait la même réflexion que vous, Elise, je me suis dit : C’est le Jonathan Littell réussi !
E. F. : Il y a un vrai beau texte.
J. S. : Et, c’est vrai. Il y a un choix de la langue ; vous avez une nostalgie ; il y a une tristesse à l’intérieur du récit de ce personnage ; le personnage est très allemand. Je suis d’origine allemande, donc je sais ce que c’est de se sentir (allemand) et tout ce qu’il dit d’ailleurs est tellement vrai.
E. F. : La très belle histoire d’amour avec Zarah. Je trouve que c’est beau !
J. S. : Et puis, historiquement, c’est vrai que le fait d’avoir dit que seule l’Allemagne était responsable de la (Première) guerre a été un traumatisme, une chose qui n’a pas été pardonnée. Je le sais par les Allemands ; mes parents sont arrivés en Allemagne en 27 ; ils se sont d’ailleurs connus en Allemagne. Ils étaient les assistants d’un professeur juif allemand, un grand romaniste, et lui-même, le juif allemand a mis en cause devant ma mère les Français et le Traité de Versailles, lui-même, tellement intégré et obligé de partir en 1934, c’est encore plus tragique. Il embrassait totalement la cause allemande, contre le Traité de Versailles, et pourtant ça s’est pratiquement retourné contre lui ; donc tout ça, tous vos détails, tous les détails historiques sont intégrés à un récit de vie. Nous ne sommes pas dans l’Histoire, nous sommes dans…
E. F. : Et ce sont 600 pages qu’on ne lâche pas !
J. S. : Non, mais c’est un livre extraordinaire, avec un rythme, une musique ; il y a une musique de votre livre, une vraie musique de la tristesse, de la culpabilité, de la nostalgie, et de la surprise, parce que ce que je trouve très intéressant dans votre livre aussi, c’est cet aspect : voilà, ça nous est arrivé et le narrateur est presque stupéfait qu’il ait pu s’engager ou que l’Allemagne ait pu s’engager dans une telle voie ; il essaie d’y trouver une logique, mais il ne la trouve pas tellement ; c’est une sorte de stupéfaction ; c’est l’effroi.
E. F. : C’est vrai, c’est le mot, c’est l’effroi. Mais alors vous aviez envie – vous le disiez en début d’émission – vous tourniez autour de l’identité européenne, ça, ça vous intéresse… Et aujourd’hui, il faut construire l’Europe avec ce traumatisme…
L. D. : Tout en étant vigilant.
J. S. : Comme dit Brecht, la bête n’est jamais morte (…)
E. F. : Comment sort-on de l’écriture d’un tel livre, Laurent Dingli ?
L. D. : Epuisé, vidé. C’est vrai que, pendant quelques mois, j’ai presque été dans l’impossibilité d’écrire ; j’ai d’autres projets ; je suis en train d’écrire actuellement ; on en sort vraiment vidé ; c’est très dificile après de se remettre à quelque chose.
E. F. : Oui, après quelque chose d’aussi fort. Quel effet, cela vous fait-il, Monsieur Belbéoch, de voir que des jeunes s’approprient cette partie de l’Histoire et essaient de se comprendre au fond, et de comprendre les pères et les grands-pères ?
Roger Belbéoch : Moi je suis tout à fait d’accord sur les conséquences de cette guerre de 14-18 où, vraiment, au Traité de Versailles, on a créé toutes les conditions…
E. F. : Pour créer 39-45.
R. B. : Absolument.
J. S. : Le Traité de Versailles, c’est Hitler, il est là !
L. D. : Ce qui est très difficile, c’est de comprendre sans justifier, c’est toujours cette politique que Max Gruber essaie d’avoir et de suivre avec son fils – parce qu’on est toujours sur la corde raide.
J. S. : C’est votre force, vous ne parlez pas en historien, et c’est assez extraordinaire.
E. F. : Il est vraiment romancier ; il ne démontre pas. Et pourtant, vous nous interpellez. Bon, je vais laisser nos auditrices et nos auditeurs plonger dans le livre s’ils ne l’ont pas encore fait : Une pureté sans nom, c’est chez Flammarion et c’est écrit par Laurent Dingli