Source : entretien entre Eugène de Sèze et Laurent Dingli, 9 juin 1997
Eugène de Sèze (1905-1998) était chargé des questions financières aux usines Renault sous la direction de M. Lions. Recruté par François Lehideux dans les années trente, il épousa Marie-Thérèse de Peyrecave, l’une des filles de René de Peyrecave, administrateur délégué des usines Renault et P-DG de l’entreprise sous l’Occupation allemande.
Laurent Dingli : Arrivait-il à Louis Renault d’évoquer avec vous ses souvenirs de la Grande Guerre ?
Eugène de Sèze : Louis Renault a parlé de son souvenir effroyable de la Grande Guerre pendant l’Occupation lors d’un déjeuner, avenue Foch. Il a parlé des difficultés à faire accepter ses idées sur les chars. Il y avait aussi les difficultés de l’après-guerre, le problème de l’impôt sur les bénéfices de la Première Guerre mondiale, problème qui n’était pas encore complètement liquidé quand j’ai quitté l’usine en 1973 ! Après la guerre 14-18, il était passé par une crise de trésorerie difficile.
LD : Même s’il n’avait pas d’engagement connu, comment définiriez-vous sa sensibilité politique ?
Louis Renault était un pacifiste de gauche ; je ne l’ai jamais entendu faire l’éloge que de deux politiciens, Aristide Briand, grand ennemi de l’extrême droite en France, et d’Albert Thomas. Il y avait beaucoup de l’homme de gauche chez lui. En parlant avec Monsieur Renault, on s’apercevait qu’il n’était nullement un homme de tradition, le monde commençait avec lui, les références à un passé plus ou moins lointain étaient inexistantes pour lui. Aristide Briand était paraît-il locataire à Herqueville ; il aimait beaucoup la chasse, m’a-t-on dit, et chassait avec un tout petit calibre, un calibre de 24, un fusil de poupée car physiquement il n’était pas très costaud… Louis Renault était profondément républicain ; il avait la tripe républicaine ; laïc, il est anticlérical non-violent, les curés on s’en fout ! la barbe ! qu’ils nous lâchent le coude ! Une référence à l’Eglise et il haussait les épaules. Louis Renault était un homme de gauche dans son rejet du passé, non pas bien sûr qu’il veuille le socialisme, mais un pacifiste (Le dernier mot de la phrase est incompréhensible, ndr). La Fouchardière écrivait dans L’Œuvre, journal radical-socialiste, plus socialiste que radical. Louis Renault y était abonné ; en politique étrangère L’Œuvre suivait la ligne briandiste. Dans L’Œuvre, on voyait un magistrat, un général et un curé, les trois têtes de turc de La Fouchardière et Louis Renault avait peut-être cela sous les yeux tous les jours. La Fouchardière était un pamphlétaire faussement bonasse, très véhément, très amusant.
LD : Quelles étaient les conditions de travail à l’usine ?
E de S : L’hygiène n’était pas une préoccupation essentielle de M. Renault. M. Renault était persuadé, et à juste titre, qu’il payait bien. C’était une usine à hauts salaires et il pensait, de la sorte, avoir satisfait à l’essentiel des préoccupations ouvrières ; il avait raison indiscutablement, les gens se battaient pour travailler chez Renault. Ayant fait ce geste-là qui coûtait cher – songez qu’il y avait près de 40.000 personnes – il pensait sans doute que le reste était accessoire. Les toilettes étaient dégueulasses ; les vestiaires, etc. étaient rudimentaires. Toutefois, il a fait beaucoup de choses sur le plan social, comme la Mutuelle qui coûtait très cher à M. Renault, et qui fonctionne toujours ; Louis Renault lui a fait don des locaux qu’elle occupe, ça n’a l’air de rien, mais c’était tout de même un grand immeuble dans Billancourt. Les gens qui administraient la Mutuelle me disaient que Louis Renault s’y intéressait beaucoup. Avant la création de la sécurité sociale, les gens obtenaient ainsi des remboursements de médicaments et, d’autre part, des indemnités en cas d’arrêt de travail, c’est-à-dire exactement les préoccupations de la sécurité sociale. Etant, et de loin, un des plus grands entrepreneurs de la région parisienne, ayant créé cette Mutuelle, ne pas lésiner sur les effectifs et payer les gens correctement, que les autres en fassent autant !
LD : Il revenait souvent à sa marotte, les jardins ouvriers…
E de S : Ce projet a pris corps pendant la guerre (1914-1918, ndr). Il ne correspond plus à rien maintenant ; il y a quelques retraités fanatiques qui font pousser des radis mais c’est peu de choses.
LD : Sur le plan industriel, que pensez-vous de sa volonté de conserver une grande diversité de fabrications pendant la crise, comme le ferroviaire et l’aviation ?
E de S : Cela touche à un grand altruisme de M. Renault. Il pensait qu’en accumulant les difficultés (techniques), il contribuerait à les résoudre mais surtout il faisait acquérir des compétences dont la collectivité dans son ensemble bénéficierait.
LD : Et la concentration ?
E de S : Louis Renault faisait des roulements à bille, des carburateurs, des pneus et projetait même de faire du verre, il avait embauché pour cela un certain Monsieur Chabert, mais la guerre a éclaté. Cela représentait un altruisme analogue à la fabrication de produits dont la vente était difficile. Les avions et les autorails ne sont que la partie visible de l’iceberg. Il prenait la place d’un fournisseur. Il voulait fixer des objectifs ambitieux de façon à accumuler les connaissances et les compétences. Les machines-outils ont été par contre un échec, cela passionnait pourtant Louis Renault, cela demandait un travail de haute précision, non pas qu’il n’a pas su mais il a trouvé là ses limites. Neuville, un ancien officier-mécano de la Marine, le soutenait dans ces préoccupations-là. M. Louis Renault ne se préoccupait pas beaucoup de l’impact financier tout en voulant disposer d’une trésorerie très large. Mais la comptabilité était chez Renault très rudimentaire. A mon avis, les deux départements Automotrices et Aviation ne coûtaient pas beaucoup plus cher que la Formule 1 que Louis Schweitzer vient d’abandonner – et cela avait le même impact publicitaire. Nous assistons en quelque sorte aujourd’hui à la renaissance de cette volonté de diversification. En annonçant l’arrêt de la Formule 1, Renault a annoncé en même temps la création d’un service chargé de faire des moteurs d’aviation : ils reviennent à Louis Renault. Il a accumulé tellement de connaissances en matière de moteurs qu’ils essaient de faire de nouveaux types.
LD : Et l’abandon de la coupe Deutsch ?
E de S : Les morts d’Hélène Boucher et de Ludovic Arrachart avaient certainement joué. N’oubliez pas qu’il avait freiné les courses après le décès de son frère Marcel et que son neveu Jean s’était tué en avion.
LD : M. Lehideux affirme qu’il y avait chez Renault un esprit d’identification à la Nation.
E de S : Disons une tentative de superposition entre les deux images. Louis Renault s’intéressait à l’aéronautique mais ne maîtrisait pas la question. Il avait racheté Caudron pour placer ses moteurs… Quant à Bloch et Bréguet, ils étaient des maîtres corrupteurs étonnants et faisaient de mauvais avions par-dessus le marché.
LD : Avez-vous connu le général Niessel qui fit un bref passage chez Renault ?
E de S : Il avait représenté le commandement français en Russie pendant les hostilités (1914-1918), il siégeait à l’état-major tsariste. J’ai l’impression de me souvenir d’une nullité.
LD : Certains affirment qu’il y aurait eu des sabotages à l’usine pendant la drôle de guerre
E de S : Je peux dire que les sabotages ont été fréquents aux usines Renault entre la déclaration de guerre et le début de l’occupation [i]. Sabotages sur lesquels on a fait des enquêtes et qui ont cessé quand les Allemands étaient sur place. Les sabotages ont repris par la suite mais prudemment. La direction n’a pas cherché à accélérer la production car elle aurait donné raison au camp allemand qui voulait déplacer les usines.
LD : Monsieur Lehideux incrimine souvent les méthodes de Duvernoy qui surveillait le personnel.
E de S : Duvernoy ? Un salaud, mais qui connaissait son métier. C’était un flic, il avait des mouchards. De Peyrecave avait aussi demandé le départ de Duvernoy mais celui-ci ne partait pas. Duvernoy était franc-maçon c’est pourquoi Lehideux et de Peyrecave ne pouvaient s’en débarrasser. Riolfo, ancien officier-mécano, était franc-maçon. C’était une génération spéciale, on pouvait défendre les valeurs républicaines et être allergique aux étrangers.
LD : A ce propos, j’ai trouvé une note de Louis Renault dans laquelle – je cite de mémoire – il conseille d’éviter le recrutement d’étrangers dans l’usine d’Hagondange pour préférer la main-d’œuvre locale.
E de S : Louis Renault voulait éviter d’avoir à faire des logements pour les ouvriers d’Hagondange, d’où l’emploi de Lorrains. La fonderie était presque entièrement algérienne et un peu la forge, c’est-à-dire les travaux les plus durs.
LD : Quel était l’état d’esprit lors de la remise en route de l’usine du Mans en 1939 ?
E de S : Il voulait surtout faire payer l’Etat.
LD : Et le rôle de Louis Renault sous l’Occupation ?
E de S : Louis Renault n’a tenu aucun compte des accords et de l’arbitrage rendus à Vichy par Pétain, suivant lesquels de Peyrecave s’occuperait des affaires sociales, etc. Louis Renault s’est beaucoup investi dans la reconstruction de l’usine après le (bombardement du) 3 mars 1942 ; il faisait lui-même des plans et dessins pour reconstruire tel bâtiment, c’était un chef exécutant. Dans la période précédant le bombardement, Louis Renault donnait l’impression d’un homme désorienté qui se demandait ce qu’il foutait-là mais qui tenait à être au courant de tout. Il ne s’occupait pas des relations avec l’occupant et n’aimait pas ça du tout. Louis Renault n’aimait pas les choses qui étaient sans applications immédiates.
LD : Quelle était son attitude face aux prélèvements de main-d’œuvre ?
E de S : Monsieur Renault était violemment contre le S.T.O.. Si les hommes s’en vont, les machines ne tournent plus, si elles ne tournent plus, les Allemands vont les enlever… C’était l’idée fixe de M. Renault. Il y avait deux écoles au sein de l’autorité allemande à Paris ; celle favorable à un déplacement pur et simple des usines Renault et celle favorable au maintien sur place.
LD : Quel fut le rôle de Christiane Renault ?
E de S : Elle s’est installée à l’usine dès le départ de François Lehideux, mais cela n’a pas duré car Louis Renault ne le supportait pas. L’amant de Christiane Renault, Drieu La Rochelle était un ancien combattant fanatique. Je l’ai rencontré vers 1932-1933 par l’intermédiaire d’Emmanuel de Sieyès, auteur de pièces jouées au Vieux Colombier. Drieu était obsédé par la guerre.
LD : Les usines Renault ont-elles été mêlées à l’aryanisation des entreprises ?
E de S : Je n’ai jamais entendu parler de cela chez Renault. Et je n’ai jamais entendu Monsieur Renault dire quoi que ce soit sur les Juifs.
LD : Quel était l’état de santé de Louis Renault pendant l’Occupation ?
E de S : Pendant les déjeuners avenue Foch, il se détendait et souffrait moins d’aphasie. Mais la situation de son bureau était dramatique. Il cherchait fébrilement des petits bouts de papiers sur lesquels il avait noté des phrases, faute de pouvoir parler. En août 1944, quand on essayait de le cacher, il allait très mal en raison de son aphasie, mais son intégrité intellectuelle restait totale, c’était son impuissance à s’exprimer qui le rendait fou furieux. Au moment de son arrestation, il était parfaitement lucide, mais coupé du monde par l’aphasie. Il existe un cas analogue célèbre, celui de Ravel qu’il connaissait peut-être… Et Ravel composait ! La dernière fois que je l’ai vu, c’était à la Grande Nöe [ii].
LD : Vous vous êtes donc occupé de Louis Renault avant son arrestation comme son fondé de pouvoir, Pierre Rochefort.
E de S : Rochefort, un homme que je me permets de considérer comme tout à fait méprisable ; la frousse ! il a été ignoble, refusant les notes que nous lui demandions pour établir l’innocence de Monsieur Renault, en disant sans pudeur : « Je ne veux pas aller en prison à la place de Monsieur Renault. Je ne veux pas de difficultés« . A comparer avec l’attitude de MM. Duc et Fuchs. Duc avait été directeur administrateur et financier de Renault avant l’entrée de François Lehideux aux usines. Louis Renault l’avait mis sur la touche assez brutalement. J’ai vu Duc et Louis [iii] à ce moment-là (automne 1944). M. Duc s’est comporté comme un seigneur. J’ai fait ces démarches de concert avec M. Louis ; mon beau-père (René de Peyrecave, ndr) était en prison. C’était M. Louis, qui avait de l’affection et du respect pour Louis Renault, qui s’est chargé de tout cela.
LD : Comment s’est passé l’épuration ?
E de S : J’ai échappé à des sanctions délirantes portées par des gens qui voulaient prendre ma place. J’ai été sauvé par Picard [iv]. Coindeau le patron de Bézier, a été épuré parce qu’il couchait avec la secrétaire de Monsieur Serre ; il était très admirateur de l’Allemagne mais n’avait rien fait. Il a été foutu à la porte par la vengeance d’un cocu… Il y avait plein d’histoires comme ça. Je ne me suis jamais vraiment senti menacé ; je n’étais pas attaquable. Monnier, qui a été épuré, était un crétin, un virtuose de l’estampage ; il ne pouvait pas se retenir de montrer aux Allemands ce qu’il savait faire. Il faisait des hélices d’avion, etc. Louis a sauvé la mise de beaucoup de gens.
LD : Et René de Peyrecave ?
E de S : En 1914-1918, René de Peyrecave avait été un homme de confiance de Pétain ; cela marque un homme ; il y avait une sorte de lien féodal entre les deux hommes. Il a cru à la Révolution nationale au début.
LD : Avez-vous assisté à la fin de Louis Renault ?
E de S : Je suis entré dans la clinique comme dans un moulin ; j’ai trouvé là Monsieur Hubert qui m’a transmis les paroles de Monsieur Renault, Hubert était un assez bon traducteur de sa pensée. Monsieur Renault haletait, je l’ai vu vivant 5 minutes, puis passer de vie à trépas ; il paraît que du monde est venu après.
[i]. Les archives que nous avons consultées depuis lors n’en ont pas conservé de traces.
[ii]. Propriété de Robert de Longcamp en Normandie.
[iii]. Jean Louis, directeur général des usines Renault.
[iv]. On peut se demander d’ailleurs si le témoignage d’Eugène de Sèze n’est pas influencé sur certains points par celui de Fernand Picard.