Entretien filmé avec Gaston Keledjian, 23 avril 2012

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Gaston Kélédjian @ Archives privées Kélédjian

C’est un personnage que Gaston Keledjian, homme de conviction et de talent qui, à 89 ans, garde son franc-parler. Il n’a pas été simple de le persuader que l’intérêt de l’interview était d’évoquer sa vie et sa propre carrière –  il aurait préféré « parler uniquement du père Renault qui m’a permis d’avoir une excellente profession » ou encore témoigner en faveur de Louis Renault devant « un tribunal ». Et pourtant sa vie est passionnante. Ses parents sont des survivants du génocide arménien de 1915-1916. Beaucoup de membres de sa famille furent massacrés par les Turcs : ses grands-parents et son oncle maternels ; ses grands-parents paternels ainsi que  tous ses demi-frères à l’exception d’un seul qui fut sauvé par une mission américaine. Son père eut l’idée judicieuse de se réfugier dans ce qui devint, après la guerre, le protectorat français de Syrie-Liban[1], déplacement qui facilita leur installation en France et, plus tard, leur naturalisation. Les choses furent toutefois malaisées – on peut l’imaginer – pour des personnes qui avaient tout perdu et ne parlaient pas un mot de français (le père, un homme âgé, fut employé un temps aux Charbonnages franco-belges et sa mère à la confiturerie Maître Frères de Boulogne-Billancourt). Lorsque Gaston commence à gagner sa vie chez Renault, il n’accepte pas que ses parents s’inscrivent au chômage et il les prend à sa charge.

Gaston Keledjian obtient son certificat d’études primaires à onze ans et demi à Issy-les-Moulineaux (Il habite l’île Saint-Germain). Il entre chez Renault comme apprenti à l’âge de 15 ans, en 1939. Le choix est simple : l’entreprise se trouvait tout près de chez lui ; c’était la première usine où il pouvait se rendre à pied. Comme il est reçu parmi les derniers au concours d’entrée, il ne reste plus de places que pour les tôliers, les menuisiers et les fondeurs. Il choisit la tôlerie et découvre au cours de ses études qu’il a des dispositions pour la géométrie. Sérieux dans son travail, il est classé premier à l’atelier ainsi qu’au cours théorique. Renault le récompense d’un livret de caisse d’épargne et d’un voyage à l’exposition de New-York que l’imminence de la guerre l’empêchera toutefois d’effectuer. Le directeur de l’école professionnelle Renault, Félix Gourdou, pour lequel Gaston Keledjian nourrit une grande admiration, était « un homme assez sévère, avec une barbichette, pas très grand, toujours un chapeau sur la tête, c’était un excellent pédagogue… un homme remarquable ». Son successeur, André Conquet, était davantage un littéraire qu’un mécanicien, un métallurgiste. Les élèves étaient par ailleurs surveillés par M. Philippe, un mutilé de la Grande Guerre.


Histoire Renault – Entretien avec Gaston… par Boulogne-Billancourt

 

Entretien Gaston Keledjian – 1ère partie

Grâce à son apprentissage, Gaston Keledjian passe trois C.A.P. avant de devenir dessinateur industriel, gravissant tous les échelons jusqu’à projeteur 1, 2 et 3. De maître d’apprentissage, il était passé à l’atelier d’études (118). Un jour, Gaston a dû installer une petite cloison métallique sur la Juvaquatre de Louis Renault pour éviter que ce dernier confonde le frein et l’embrayage, anecdote assez étonnante pour un conducteur hors pair tel que le patron de Billancourt, mais qui indique peut-être la progression de la maladie sur le plan neurologique au cours de la guerre.


Histoire Renault – Entretien Gaston Keledjian 2 par Boulogne-Billancourt

Entretien Gaston Keledjian – 2ème partie

Le jeune homme était en train de faire ses devoirs quand l’aviation britannique bombarde les usines Renault dans la nuit du 2 au 3 mars 1942. « Le lendemain, j’ai appris la mort de pas mal de mes camarades d’apprentissage dont un bon sportif, qui s’appelait Le Blanc… Il est mort du côté du Pont de Sèvres. » – Ce fut aussi le cas d’un apprenti d’origine arménienne, Papazian [2].

Gaston échappe au S.T.O. en falsifiant ses papiers (il s’est rajeuni de quatre ans). Interrogé sur la persécution des Juifs, il se souvient d’un apprenti, Léon, qui cachait son étoile jaune à l’aide de son béret. Ce dernier n’a pas été arrêté.

La fabrication des camions dont la majeure partie était destinée aux Allemands se déroulait de la manière suivante : l’ensemble moteur avec les roues et le siège passait de l’usine principal (A) à l’usine O, dans le département « bois » de M. Daguet pour être « habillé » avant d’aller à l’atelier de peinture de M. Royer.


Histoire Renault – Entretien Gaston Keledjian 3 par Boulogne-Billancourt

Entretien Gaston Keledjian – 3ème partie

Mais Gaston Keledjian ne participe pas à la production puisque, nous l’avons vu, il intègre l’atelier d’études 118 où se prépare clandestinement le prototype de la 4 CV (c’est un très bon dessinateur). « On habillait la voiture. Tout se faisait à la main : les ailes, les portes, le pavillon, la custode ; le découpage était réalisé chez M. Barthod puis on faisait les maquettes des morceaux de tôles avant de les former. On se cachait (des Allemands) ; on bâchait l’atelier ; on était tout au plus une douzaine à travailler dans ce petit atelier qui ressemblait plus à une remise ». Louis Renault était-il au courant à ce moment-là ? « – Forcément qu’il était au courant, ben voyons ! Rien ne se faisait sans qu’il soit au courant. On ne préparait pas l’avenir sans que le maître de maison soit au courant ! ».

Gaston Keledjian rend hommage au génie de Pierre Bézier, qui a mis au point, entre autres, les célèbres machines transferts : « Je lui cirerais les bottes sans me sentir diminué – c’est le seul qui était vraiment au-dessus du lot… »

Evoquant l’apprentissage dont il a bénéficié, il remarque : « Socialement, ça m’a permis de m’épanouir ; sans Renault, je ne serais rien du tout ». Et Louis Renault ? : « C’était mon père nourricier – comment on peut dire ? – ma chance… ».


Histoire Renault – Entretien Gaston Keledjian 4 par Boulogne-Billancourt

Entretien Gaston Keledjian – 4ème partie

Pour toute référence à ce document, merci de préciser : Laurent Dingli, « Entretien filmé avec Gaston Keledjian du 23 avril 2012 », louisrenault.com, mai 2012.

Dernière mise à jour : 18 mai 2012

[1]. La France fut investie par la Société des Nations d’un «mandat pour la Syrie et le Liban» (en fait un protectorat), le 28 avril 1920.

[2]. Nous avons retrouvé la trace d’un homonyme, Mercès Papazian, de Gagny, ouvrier des usines Renault. Membre du groupe de résistants commandé par Charles Hildevert, Mercès Papazian est abattu à l’âge de 20 ans par les Allemands en août 1944 à Saint Mesmes, au lendemain du massacre de Oissery (Seine-et-Marne). Gille Primout, « 19-25 août 1944… La Libération de Paris ». Consultez le document sur : oissery.com