Entretien avec Claude Bonnefon-Craponne, 2011

bonnefon-craponne-lamoureux
Arrivée de Monsieur Lamoureux, à gauche Monsieur Bonnefon-Craponne © Agence Meurisse/BNF

Laurent Dingli : Pouvez-vous me parler de votre père, Jean Bonnefon-Craponne, et de ses origines ?

Claude Bonnefon-Craponne : Mon père est né le 23 août 1906 à Turin où il a vécu au moins jusqu’à ses dix-huit ans (*). Mon grand-père, Louis Bonnefon-Craponne, était propriétaire d’une usine de soie à Turin. Juste après la Grande Guerre, la France lui a proposé de devenir attaché commercial. Il a séjourné à Rome pendant un certain temps, puis s’est installé à Paris, vers le milieu des années vingt. Il a rempli les fonctions de directeur du quai d’Orsay, poste dans lequel il a précédé Hervé Alphand. Mon grand-père a dû renoncer à son industrie pour servir son pays.

L.D. : Quelle a été la formation de votre père ?

C.B-C : Il a suivi ses humanités à Paris où il a obtenu un doctorat de Droit (1). Il a envisagé la carrière diplomatique mais il lui manquait un rang. Il a donc renoncé, ne possédant pas la fortune suffisante et a travaillé dans un cabinet d’avocats. Dans ce cadre, il devait assister à des exécutions capitales, ce qui le gênait (2).

L.D. : De quand datent ses relations avec la famille Lehideux ?

C.B-C : Ils se sont sans doute connus chez Renault. Mon père avait d’abord posé sa candidature chez Citroën, mais elle n’a pas été retenue. Il a participé aux accords Matignon car c’était un spécialiste du droit du Travail. Il évoquait cette période de grèves lors de dîners avec les Lehideux après la guerre, en plus du fait que François Lehideux avait été prisonnier à Fresnes.

L.D. : Que savez-vous de ses relations avec Louis Renault et de la période de l’Occupation ?

C.B-C : Louis Renault n’était pas un homme facile. François Lehideux essayait de le protéger, car il semblait avoir un peu trop d’empathie avec les Allemands. Il évitait qu’il livre trop de matériel à l’occupant.

L.D. : C’est la version de François Lehideux en effet. Nous savons désormais que votre père, François Lehideux et son secrétaire, Armand, n’ont pas quitté les usines Renault pour un désaccord sur la volonté présumée de l’industriel de réparer des chars pour les Allemands, mais parce que Louis Renault avait déjà décidé de se séparer d’eux.

C.B-C : En effet, c’est plus satisfaisant de dire qu’on part pour un désaccord sur la question des chars que parce qu’on a été éjecté. Mon père était tout à fait capable de faire sa promotion. Il était charmant, séducteur. Il a suivi François Lehideux au ministère de la Production industrielle. Il a travaillé chez Bugatti après la guerre et il est décédé en 1986. Je suis réticent à croire tout ce que j’ai entendu sur cette époque. Je me méfie toujours de la façon dont les gens racontent l’histoire et de l’image qu’ils veulent laisser à la postérité. C’est finalement assez humain.

L.D. : Diriez-vous que votre père était l’homme de foi, le lieutenant de Lehideux ?

C.B-C : Ça ne me semble pas excessif. Ils avaient des rapports d’amitié et des rapports professionnels.

L.D. : J’ai l’impression que vos parents ont été abusés par François Lehideux ?

C.B-C : C’est possible, je ne peux pas me prononcer là-dessus. Mon père a été son chef de cabinet quand François Lehideux était ministre.

L.D. : Pouvez-vous me dire un mot de la Libération ?

C.B-C : Mes parents allaient souvent coucher chez François Lehideux qui à cette époque avait un peu peur (3). Une fois qu’il a été incarcéré à Fresnes, mon père a fait le nécessaire pour qu’il fasse traîner les choses, retarde le procès et que le contexte soit plus apaisé.

L.D. : Comment ?

C.B-C : En conseillant à François Lehideux de ne pas accélérer les choses. Il est évident que Lehideux, sans être pro-allemand ni pro-Laval, était un fervent pétainiste, et ne s’est jamais renié à ce sujet.

L.D. : Et la situation de votre père à la Libération ?

C.B-C : Il y a eu des accusations contre lui de la part des communistes. Heureusement, il était alors sous les drapeaux. Comme je vous l’ai dit, c’était un spécialiste du droit du Travail auquel le parti communiste fit appel par la suite pour le représenter à une élection, vers 1946-1947.

L.D. : Comment expliquer que le PCF, qui l’accusait en 1944 de délation, ait à ce point changé de stratégie ?

C.B-C : Par réalisme politique. Il n’y avait aucune animosité particulière.

Pour toute référence à ce texte, merci de préciser: Laurent Dingli, “Entretien avec Claude Bonnefon-Craponne (2011)”, louisrenault.com, mars 2015. Dernière mise à jour 22 novembre 2020.

(*) Voici les corrections importantes que nous avons apportées sur le sujet dans notre ouvrage : Laurent Dingli, Entreprises dans la tourmente – Renault, Peugeot (1936-1940), PUFR, 2018 : “Jean Bonnefon-Craponne, né le 23 août 1906 à Turin où il vécut au moins jusqu’à ses dix-huit ans. Son père, Louis Maurice Bonnefon-Craponne (Alès, 11 avril 1873-Paris, 7 juillet 1952), diplômé d’HEC, avait repris l’exploitation de l’usine de soie de son père adoptif, Septème Craponne, dans la région de Turin et s’était associé en 1901 avec l’entrepreneur en moulinage Gaetano Vigano. Premier président de l’Unione industriale di Torino puis de la Confindustria, confédération de l’industrie italienne, Louis Bonnefon-Craponne, auteur de L’Italie au travail (1916), inaugura la Chambre de commerce de Turin, le 22 janvier 1918. Il voulait alors profiter de la rupture des relations économiques italo-allemandes pour jeter les bases d’une union douanière avec la France. Après la Grande Guerre, il occupa la fonction d’agent commercial dans la capitale piémontaise puis d’attaché commercial à l’ambassade de France à Rome ; c’est à ce titre qu’il fut entendu dans le cadre de l’affaire Oustric. En effet, le 10 juin 1926, il avait rédigé un rapport défavorable à l’introduction à la bourse de Paris de 500 000 actions de la SNIA Viscosa, suivant le projet monté par l’entrepreneur Riccardo Gualino, dirigeant de la SNIA et le banquier Oustric ; Louis Bonnefon-Craponne s’installa ensuite en France où il remplit les fonctions de directeur de l’Office national du commerce extérieur (1927), en remplacement de Guillaume de Tarde, puis de directeur des Accords commerciaux (1933), avant d’être chargé des fonctions de contrôleur des Offices de compensation (1939), et de passer au ministère des Finances (Accords commerciaux) en 1940. Chevalier puis officier de la Légion d’honneur (1921), il fut promu Grand Officier le jour même où le jeune Hervé Alphand fut reçu légionnaire. Jean Bonnefon-Craponne suivit quant à lui ses humanités à Paris où il obtint un doctorat de Droit. D’après l’un de ses fils, il fut tenté par la carrière diplomatique « mais il lui manquait un rang. Il a donc renoncé, ne possédant pas la fortune suffisante et a travaillé dans un cabinet d’avocats. Dans ce cadre, il devait assister à des exécutions capitales, ce qui le gênait. Mon père avait d’abord posé sa candidature chez Citroën, mais elle n’a pas été retenue. Il a participé aux accords Matignon car c’était un spécialiste du droit du Travail » (Le fait n’est nullement avéré, ndr). Sous l’Occupation, il deviendra directeur adjoint de François Lehideux, secrétaire d’Etat à la Production industrielle. L. Dingli, « Entretien avec Claude Bonnefon-Craponne (2011) », louisrenault.com, mars 2015 ; Les rapports économiques franco-italiens en 1914-1915 et leurs incidences politiques, RHMC, janvier 1967, p. 57 ; G. Toniolo, The Oxford handbook of the Italian Economy since unification, New York, 2013, p. 141 ; AN *F12 11830 ; Le Moniteur des soies, 16 mars 1901, p. 7 ; Le Gaulois, 5 janvier 1921, p. 2 ; Le Temps, 25 décembre 1930 ; L’Action française, 12 janvier 1931 et le JO du 23 juillet 1940 et divers. BNF. Voir J. Bonnefon-Craponne, La pénétration économique et financière des capitaux américains en Europe, Thèse pour le doctorat en Droit, Sciences politiques et économiques, Université de Paris, 1930.” [Ajout du 22 novembre 2020].

(1) Voir J. Bonnefon-Craponne, La pénétration économique et financière des capitaux américains en Europe, Thèse pour le doctorat en Droit, Sciences politiques et économiques, Université de Paris, 1930. D’après Joel Blatt, les ouvrages de Octave Homberg, Jean Bonefon-Craponne, Pierre Laurent et Charles Pomeret (sic, pour Pomaret), agitèrent, dans le contexte de la crise, le spectre d’une prise de contrôle par les Etats-Unis de l’économie européenne et, en particulier, de l’économie française. Voir J. Blatt, The French Defeat of 1940 : Reassessments, Providence, Bergham books, 1998, p. 217 (cliquer sur le titre pour lire la page en ligne).

(2) Monsieur Marc Bonnefon-Craponne, frère de Claude aujourd’hui décédé, nous a adressé la correction suivante : « Ayant renoncé à retenter le concours du quai d’Orsay car jeune marié et ayant renoncé au barreau pour ne pas se voir à nouveau exposé à assister à une exécution capitale mon père est entré chez Citroën avant d’être directeur du personnel chez Renault quelques temps plus tard » (courriel du 17 mars 2015).

(3) Monsieur Marc Bonnefon-Craponne a précisé sur ce point : « C’est pendant la détention de François Lehideux à Fresnes que mes parents couchaient plusieurs fois par semaine avenue Raphaël, Françoise Lehideux souffrant de troubles phobiques que leur présence atténuait. Par ailleurs je ne vois pas ce que vous entendez par “être son homme de foi”, expression dont j’ignore la signification. Ceci dit existait de la part de M.et Mme Lehideux une grande reconnaissance à l’égard de mes parents et une fidèle amitié de part et d’autre quoique ne partageant pas les mêmes opinions politiques, mon père étant anti-communiste mais gaulliste, comme F. Lehideux le rappelle dans ses mémoires » (courriel du 17 mars 2015).