Emile Zola, L’Oeuvre

Dans la série « bonne feuilles », je voudrais citer aujourd’hui un passage de L’Oeuvre d’Emile Zola qui évoque de manière magistrale le travail, ou pour mieux dire, la souffrance de l’écrivain. Mais auparavant, il faut dire un mot de ce texte célèbre. L’Oeuvre, c’est le roman de Claude Lantier, peintre, celui de l’échec d’une création qui dévore l’artiste comme le Moloch. Les Ammonites de la Bible jetaient leurs premiers nés dans un brasier pour servir d’offrande à leur dieu. Claude Lantier, lui, laisse dépérir sa femme et son fils, avant de peindre le cadavre de ce dernier et d’être lui-même consumé par sa création. On connaît l’amitié qui lia Cézanne et Zola, depuis leur jeunesse provençale. L’écrivain, dont le regard d’aigle avait saisi très tôt le génie de Manet, est déçu par l’évolution de l’impressionnisme. « L’Oeuvre, écrit Bruno Foucart, transpose le doute de Zola quadragénaire, conscient du passage des générations, du changement de la vision, de la nécessité profonde d’un renouvellement.».
Pour autant, L’Oeuvre est-il ce « roman impossible » qu’évoque le préfacier ?
« Le drame de Claude est aussi celui de Zola. Le romancier pouvait-il décrire, faire voir même l’acte de cette création où Claude se perdait ? Il n’est pas sûr en effet que le roman de la création picturale puisse jamais être écrit… (Zola) avait prétendu décrire ce qui est peut-être en dehors des mots et de l’univers romanesque. Ce que La Recherche du temps perdu est à l’histoire des raisons d’écrire, L’Oeuvre ne l’est pas à celle du pourquoi, du quoi, du comment peindre. ».
Bruno Foucart a sans doute raison de supposer que la création picturale échappe à la transcription romanesque. Mais, l’intérêt de L’Oeuvre réside aussi et surtout dans l’évocation de l’essence même de la création, de ce qu’elle peut avoir de commun avec des disciplines aussi différentes que l’écriture, les arts plastiques, la musique. C’est cette sensation d’incomplétude permanente, ce désir à jamais inassouvi, cet aboutissement impossible, que décrit Zola dans L’Oeuvre. La véritable différence ne se situe donc pas entre l’échec et le succès de l’écrivain ou de l’artiste, mais entre le créateur dévoré par son oeuvre et celui qu’elle ne fait que glorifier ; entre celui qui en crève et celui qui s’en détache d’un battement de cil, d’un côté, la passion authentique, de l’autre, le passe-temps frelaté des imposteurs.
C’est parce qu’il touche à l’essence même de la création que le passage suivant est magistral. Il s’agit de la confession de Sandoz, écrivain et ami du peintre maudit Claude Lantier. Dans ce mouroir qu’est devenu l’atelier de la rue Tourlaque, fouetté par « tout ce qu’il sentait là de souffrance humaine », Sandoz confesse alors ses propres tourments. Rarement la douleur du métier d’écrivain, mais aussi, peut-être, celle qu’induit toute création véritable, n’auront été décrites avec tant de force et de justesse. L’enfant mort, ce n’est pas seulement le petits Jacques Lantier que l’on verra bientôt agoniser dans une demi indifférence, ce n’est pas seulement, de manière symbolique, l’aboutissement impossible de l’oeuvre, l’enfant mort c’est aussi le créateur lui-même, ou plutôt la pulsion contre laquelle ce dernier lutte constamment :
« Tiens ! moi que tu envies peut-être, mon vieux, oui ! moi qui commence à faire mes affaires, comme disent les bourgeois, qui publie des bouquins et gagne quelque argent, eh bien ! moi, j’en meurs. Je te l’ai répété souvent, mais tu ne me crois pas, parce que le bonheur pour toi qui produis avec tant de peine, qui ne peux arriver au public, ce serait naturellement de produire beaucoup, d’être vu, loué ou éreinté. Ah ! Sois reçu au prochain Salon, entre dans le vacarme, fais d’autres tableaux, et tu me diras ensuite si cela te suffit, si tu es heureux enfin. Ecoute, le travail a pris mon existence. Peu à peu, il m’a volé ma mère, ma femme, tout ce que j’aime. C’est le germe apporté dans le crâne, qui mange la cervelle, qui envahit le tronc, les membres, qui ronge le corps entier. Dès que je saute du lit, le matin, le travail m’empoigne, me cloue à ma table, sans me laisser respirer une bouffée de grand air ; puis, il me suit au déjeuner, je remâche sourdement mes phrases avec mon pain ; puis, il m’accompagne quand je sors, rentre dîner dans mon assiette, se couche le soir sur mon oreiller, si impitoyable, que jamais je n’ai le pouvoir d’arrêter l’oeuvre en train, dont la végétation continue, jusqu’au fond de mon sommeil. Et plus un être n’existe en dehors, je monte embrasser ma mère, tellement distrait, que dix minutes après l’avoir quittée, je me demande si réellement je lui ai dit bonjour. Ma pauvre femme n’a pas de mari, je ne suis plus avec elle, même lorsque nos mains se touchent. Parfois la sensation aiguë me vient que je leur rends les journées tristes, et j’en ai un grand remords, car le bonheur est uniquement fait de bonté, de franchise et de gaieté, dans un ménage ; mais est-ce que je puis m’échapper des pattes du monstre ! Tout de suite je retombe au somnambulisme des heures de création, aux indifférences et aux maussaderies de mon idée fixe. Tant mieux si les pages du matin ont bien marché, tant pis si une d’elles est restée en détresse ! La maison rira ou pleurera, selon le bon plaisir du travail dévorateur. Non ! non ! Plus rien n’est à moi, j’ai rêvé des repos à la campagne, des voyages lointains, dans mes jours de misère ; et, aujourd’hui que je pourrais me contenter, l’oeuvre commencée est là qui me cloître : pas une sortie au soleil matinal, pas une escapade chez un ami, pas une folie de paresse ! Jusqu’à ma volonté qui y passe, l’habitude est prise, j’ai fermé la porte du monde derrière moi, et j’ai jeté la clef par la fenêtre. Plus rien, plus rien dans mon trou que le travail et moi, et il me mangera, et il n’y aura plus rien, plus rien ! »
« Il se tut, un nouveau silence régna dans l’ombre croissante. Puis, il recommença péniblement.
« Encore si l’on se contentait, si l’on tirait quelque joie de cette existence de chien ! Ah ! Je ne sais pas comment ils font, ceux qui fument des cigarettes et qui se chatouillent béatement la barbe en travaillant. Oui, il y en a, paraît-il, pour lesquels la production est un plaisir facile, bon à prendre, bon à quitter, sans fièvre aucune. Ils sont ravis, ils s’admirent, ils ne peuvent écrire deux lignes qui ne soient pas deux lignes d’une qualité rare, distinguée, introuvable. Eh bien ! moi, je m’accouche avec les fers, et l’enfant, quand même, me semble une horreur. Est-il possible qu’on soit assez dépourvu de doute, pour croire en soi ? Cela me stupéfie de voir des gaillards qui nient furieusement les autres, perdre toute critique, tout bon sens, lorsqu’il s’agit de leurs enfants bâtards. Eh ! c’est toujours très laid, un livre ! Il faut ne pas en avoir fait la sale cuisine, pour l’aimer. Je ne parle pas des potées d’injures qu’on reçoit. Au lieu de m’incommoder, elles m’excitent plutôt. J’en vois que les attaques bouleversent, qui ont le besoin peu fier de se créer des sympathies. Simple fatalité de nature, certaines femmes en mourraient, si elles ne plaisaient pas. Mais l’insulte est saine, c’est une mâle école que l’impopularité, rien ne vaut, pour vous entretenir en souplesse et en force, la huée des imbéciles. Il suffit de se dire qu’on a donné sa vie à une oeuvre, qu’on n’attend ni justice immédiate, ni même examen sérieux, qu’on travaille enfin sans espoir d’aucune sorte, uniquement parce que le travail bat sous votre peau comme le coeur, en dehors de la volonté ; et l’on arrive très bien à en mourir, avec l’illusion consolante qu’on sera aimé un jour. Ah ! si les autres savaient de quelle gaillarde façon je porte leurs colères ! Seulement, il y a moi, et moi, je m’accable, je me désole à ne plus vivre une minute heureux. Mon Dieu ! que d’heures terribles, dès le jour où je commence un roman ! Les premiers chapitres marchent encore, j’ai de l’espace pour avoir du génie ; ensuite, me voilà éperdu, jamais satisfait de la tâche quotidienne, condamnant déjà le livre en train, le jugeant inférieur aux aînés, me forgeant des tortures de pages, de phrases, de mots, si bien que les virgules elles-mêmes prennent des laideurs dont je souffre. Et, quand il est fini, ah ! quand il est fini, quel soulagement ! Non pas cette jouissance du monsieur qui s’exalte dans l’adoration de son fruit, mais le juron du portefaix qui jette bas le fardeau dont il a l’échine cassée. Puis, ça recommence ; puis, ça recommencera toujours ; puis j’en crèverai, furieux contre moi, exaspéré de n’avoir pas eu de talent, enragé de ne pas laisser une oeuvre plus complète, plus haute, des livres sur des livres, l’entassement d’une montagne ; et j’aurai, en mourant, l’affreux doute de la besogne faite, me demandant si c’était bien ça, si je ne devais pas aller à gauche, lorsque j’ai passé à droite ; et ma dernière parole, mon dernier râle sera pour vouloir tout refaire. »
Zola, L’Oeuvre, Préface de Bruno Foucart. Editions d’Henri Mitterand, Gallimard, 1983, Folio classique n°1437.