Pierre Grimal, Les mémoires d’Agrippine

Pierre Grimal, Les mémoires d’Agrippine

Présentation de l’éditeur :
“Arrière-petite-fille d’Auguste, soeur de Caligula, nièce puis épouse de Claude, mère de Néron, Agrippine est assurément une des figures les plus emblématiques et les plus mal connues des coulisses du pouvoir dans la Rome impériale. Historien de renom, biographe de Marc Aurèle et de Tacite, Pierre Grimal est ici romancier pour nous faire revivre, de façon extraordinairement intime et vivante, l’itinéraire d’une femme sûre de son essence divine, et qui toute sa vie va lutter pour assurer le pouvoir suprême à un fils dont les astres lui ont prédit qu’il la tuerait. Combat passionné, parfois pathétique et parfois féroce, où elle emploie toutes ses armes…”.
De cette période si mouvementée de la Rome impériale, j’avais gardé en mémoire le récit incisif et sans concession de Suétone, les frasques des douze césars, leur monstruosité, leurs imagination perverse, leurs amours incestueuses, leurs parricides. Cette chronique, comme celles de Tacite et de Tite-Live, est une manne inépuisable pour le romancier, et l’écrivain n’a qu’à se baisser pour puiser dans un tel matériau d’ignominies et de crimes. Mais c’est là aussi que réside le piège. La truculence de l’histoire pousse à l’hyperbole, et l’on croit se mettre au niveau du sujet en maniant la redondance et l’enflure. Pierre Grimal a su dédaigner l’appât, en traitant le sujet avec simplicité, en utilisant un style, à la fois dépouillé et d’une grande beauté classique.
En tant qu’éminent spécialiste de l’histoire romaine, l’auteur avait un second écueil à éviter, celuif de porter le regard de l’historien sur une matière qu’il a étudiée pendant plus de cinquante ans, faisant passer ainsi l’aspect romanesque au second plan. Il n’en est rien. Sa connaissance parfaite de la Rome impériale lui a au contraire permis de se concentrer sur l’aspect proprement littéraire du sujet. Il faut sans doute avoir cette connaissance intime du monde romain, de ses institutions comme de sa vie quotidienne, de ses moeurs, de sa politique ou de sa religion, pour savoir le rendre à ce point présent. L’érudit, qui s’est fait romancier, a su gommer la distance qui nous éloigne d’une époque si ancienne, sans trahir pour autant la vérité historique. On est surpris par la grande maîtrise et la fluidité de cette narration que l’on pourrait croire écrite de la main même d’Agrippine. En ne livrant de détails que ceux qui sont indispensables au récit, Pierre Grimal peut dès lors se concentrer sur la psychologie des personnages.
Et quel personnage ! Agrippine la Jeune, fille de Germanicus, descendante d’Octave et d’Antoine, soeur de Caligula, épouse de Claude – son oncle qu’elle fera assassiner – enfin mère de Néron dont Pierre Grimal a corrigé ailleurs la légende noire.
Dès les première pages, nous entrons dans le vif du sujet : Agrippine est avant tout une femme de pouvoir. Elle sait que son fils la tuera un jour – un augure le lui a annoncé ; mais si le pouvoir est à ce prix, pour elle la mort n’est rien.
« Comment oublier le jour où Balbillus, le fils de Thrasylle, qui n’était pas moins bon astrologue que son père, m’avait lancé, par défi, que Nero “règnerait et qu’il tuerait sa mère ?” Je lui avais répondu sans hésiter : “Qu’il me tue, pourvu qu’il règne !” »
En lisant ces lignes je me suis souvenu du célèbre rêve de César dans lequel le conquérant couche avec sa propre mère, rêve qu’un augure interprètera comme annonçant le pouvoir de César sur le monde. En d’autres termes, il possèdera le monde comme il a possédé sa mère. Le pouvoir est peut-être une affaire d’hommes, mais c’est au premier chef par la mère qu’il se transmet ; c’est son rêve frustré de toute puissance qu’elle communique à son fils, comme Agrippine le transmettra, mais bien plus mal, à Néron. Pour ce genre de mère, l’enfant dans lequel elle voit déjà l’homme accompli, n’est jamais qu’un instrument, le sceptre qu’elle manie à distance, le pouvoir qu’elle exerce par procuration.
Et cette obsession, cette fascination, Agrippine les a héritées elle-même de sa propre mère : « Je lui devais la volonté, profondément ancrée, de demeurer ma vie durant aussi près du pouvoir que je le pourrais ».

César : buste réalisé de son vivant, trouvé à Arles en 2007 – photo Chrystelle Chary 
 

Cette femme comprend très vite que, pour atteindre le but de sa vie, elle a besoin des hommes ; qu’ils soient père, fils ou mari, il faut les utiliser, comme on utilise une échelle dont on gravit lentement mais sûrement les marches. Quand Agrippine se demande ce que Messaline, la première épouse de Claude, espérait de ses manigances, elle connaît depuis longtemps la réponse :
« Mais que voulait-elle vraiment ? Je me le suis bien souvent demandé. D’abord, je pense, comme la plupart des femmes , dominer son mari, se substituer à lui dans les affaires de toute nature auxquelles elle prenait quelque intérêt. Cela je le comprenais, pour éprouver moi-même ce désir et aussi parce que, je le savais, il avait toujours animé les femmes romaines ».
Et pas seulement les femmes romaines, pourrait-on ajouter. Quoi qu’il en soit, un jour ou l’autre, le rêve rencontre ses limites et si jamais la femme gouverne, ce n’est que par procuration. Dans le passage suivant, on sent toute l’amertume de celle qui ne sera, pour l’éternité, que la femme de Claude ou la mère de Néron :
« Je sais, aujourd’hui quelle est la réponse des dieux. C’est Nero qui règne. Britannicus n’est plus et je voudrais qu’il fût encore vivant. J’aurais une arme contre mon fils. Et cette pensée me glace. Ai-je donc besoin d’une arme contre celui que j’ai porté au pouvoir ? Etrange retournement du destin. Je devrais être heureuse, comblée, et je ne le suis point. Ce pouvoir, est-il vrai que je le désirais pour Nero, ou pour moi-même ? Ne devait-il donc être qu’un instrument, dont j’userais à ma guise. On me dit que, dans la lointaine Bretagne, il y a des reines qui ont toutes les prérogatives des rois. Pourquoi n’en n’est-il pas de même à Rome, et faut-il qu’une femme ne puisse devenir puissante qu’en se faisant obéir d’un homme ? »
Ci-dessous : photo d’un centurion romain lors d’une reconstitution historique en 2007 – photo Luc Viatour
La recherche effrénée du pouvoir ou la volonté de le conserver donne lieu à une sorte de bréviaire de l’intelligence perverse, de la machination la plus retorse. Pierre Grimal nous fait entrevoir un monde souvent régi par des pratiques d’une cruauté extrême : des trahisons particulièrement sordides, comme celle de Latiaris, des sentences impitoyables, comme celles qui condamnent ces prisonniers à mourir lentement de faim. Ainsi Drusus : « On le priva de nourriture. Il tenta de survivre en rongeant les roseaux séchés qui formaient le rembourrage de son matelas, mais il ne tarda pas à périr ». Ailleurs, c’est une mère, Antonia, qui fait mourir d’inanition sa propre fille. Si on ignorait encore que les Machiavel et les Borgia avaient d’illustres prédécesseurs, on le découvre bien vite en lisant ces récits de trahisons, d’incestes, de complots et de meurtres. Il faut voir avec quelle rapidité le serviteur le plus zélé peut, d’un moment à l’autre, recevoir l’ordre de s’ouvrir les veines et avec quelle aisance l’on décide de supprimer un ami ou un frère. Et à cette école-là, Agrippine n’a de leçon à recevoir de personne ; ce qu’elle fait pour atteindre son rêve de puissance a de quoi glacer le sang. Ainsi quand elle spécule froidement sur la manière d’éliminer son mari Crispus tout en conservant une partie de son immense fortune. Autre exemple : lorsque devenue l’épouse de l’empereur Claude, elle s’assure que l’assassinat d’une rivale, Lollia Paulina – dont on vient de lui apporter la tête – a bien été exécuté :
« Lorsqu’on me présenta cette tête, encore souillée de sang séché, je ne la reconnus pas. Elle était si différente de la Lollia que j’avais connue, fière de sa beauté, toujours parée, sans un pouce de ses joues qui ne fut recouvert de fard, que je crus que l’on m’abusait, que, pour la sauver, on avait tué à sa place une autre femme. Mais je savais à quel signe je pourrais m’assurer que cette tête était bien la sienne. Je demandai qu’on la mît entre mes mains. Alors, j’entrouvris cette bouche crispée par la mort, je glissai mes doigts entre ses lèvres et examinai les dents. Je savais qu’on avait dû lui en enlever deux, l’une à droite, l’autre à gauche et, effectivement, je découvris les deux cavités. C’était bien Paulina. On ne m’avait pas trompée ».
Agrippine finit par se débarrasser de son troisième mari, l’empereur Claude qui, lui-même, avait déjà provoqué la mort de trente-cinq sénateurs et de deux cent vingt et un chevaliers romains, sans parler des citoyens de moindre rang, « aussi nombreux que sable et poussière ». Pour justifier son crime, Agrippine tente de lui donner un coloration civique :
« L’homme que je me proposais de tuer, ce n’était ni mon oncle, dont le souvenir s’estompait dans le passé, ni un mari qui ne l’était plus que de nom, mais un tyran, un empereur désormais peu capable d’assumer les tâches du pouvoir. ».

Buste de l’empereur Claude en Jupiter – Musée Pio-Clementino
 

Pour toutes ces raisons, Pierre Grimal est moins crédible lorsqu’il attribue à Agrippine un « curieux sentiment de culpabilité ». Aveu d’ailleurs assez contradictoire avec la confession suivante, certainement plus proche de la réalité : « Je n’avais plus honte de rien – mais avais-je eu honte, jamais ? ». De même on peut douter qu’une telle femme, même lorsqu’elle était très jeune, ait pu ressentir « un malaise » en assistant à des ventes publiques d’esclaves près du forum. Ici, Pierre Grimal communique sans doute sa propre humanité au personnage. Mais il le fait exceptionnellement et avec beaucoup de réserves. Pour le reste, la justesse du portrait s’impose. On regrette seulement que celui-ci n’ait pas été poussé un peu plus loin.
L’avènement de Néron devait donc couronner une vie d’intrigues pour arriver au pouvoir. Ce fut un travail de longue haleine.
« A tout prix, il fallait le préparer au rôle que je lui destinais. Si les efforts que nous ferions pour cela n’étaient pas vains (et pourquoi le seraient-ils ?) un jour viendrait – pas trop éloigné – où il serait le maître du monde. L’univers s’inclinerait devant lui, et lui, il s’inclinerait devant moi ».
Bien entendu, cette manigance à la fois perverse et narcissique passe pour une sorte d’altruisme et se trouve grimée des couleurs de l’amour maternel :
« Je l’interrompis, excédée par tant d’insolence et de froideur, « Mon fils, sache que tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour nous, pour nous deux, moi et toi. Il est temps maintenant que tu prennes ta place auprès de ta mère. ».
Mais c’est finalement un échec cuisant :
« Ainsi, tout ce que j’avais espéré au cours de ma vie, le fruit même de mes intrigues et de mes crimes, tout m’échappait. Ne restaient que les haines que j’avais fait naître et, pour moi, la honte de l’échec ».
En désespoir de cause, comprenant que l’ascendant de la jeune Popée sur son fils triomphera de ses propres manoeuvres, Agrippine ajoute une nouvelle infamie à la longue liste de celles qu’elle a déjà commises.
« Je me suis offerte à lui, pendant les Saturnales. J’étais montée avec lui dans sa litière et, là, je le serrai contre moi. Il ne résista pas. Nous échangeâmes des baisers, qui n’étaient pas ceux d’une mère et d’un fils. »
Néron lui avait confié un jour qu’il répugnait à faire assassiner un homme ; il dut bien sûr s’y résoudre assez rapidement , or, parmi ses victimes, allait bientôt figurer l’une de ses proches, sans doute la plus coriace, sa propre mère, Agrippine (1).
Pierre Grimal, Les mémoires d’Agrippine, Les éditions de Fallois, Paris, 1992, 355 p.
(1). Comme dans les Damnés de Luchino Visconti, la relation incestueuse s’achève par le matricide.
Pour toute référence à ce texte, merci de préciser : Laurent Dingli, “Pierre, Grimal, Les mémoires d’Agrippine”, Le site de Laurent Dingli, octobre 2008.
Dimanche 12 octobre 2008