Isabelle Fiemeyer, Les 3 noms d’Esther
“En 1943, dans une clinique en Allemagne, une jeune femme, sous le poids des malédictions en chaîne et du manque d’amour, se déclare morte. Elle dit s’appeler Blandine. Vivante, elle s’appelait Esther. C’est aux Etats-Unis qu’elle se trouvait, avec sa famille exilée après la défaite allemande de 1918. Puis ce fut le retour en Allemagne, le nazisme, les déchirements familiaux. Destruction et tragique reconstruction d’une femme dans une quête hallucinatoire – à travers des signes, des traces, une nature hirsute et des fantômes bien réels – d’une vérité qu’il ne faut pas dire.
Isabelle Fiemeyer, née en 1964, journaliste, critique pendant treize ans au magazine Lire, a publié Coco Chanel, un parfum de mystère (Payot, 1999, réédition poche 2004) et Marcel Griaule, citoyen dogon (Actes Sud, 2004)”
J’ouvre ce livre et j’ai immédiatement la sensation de brasser une poignée de poudre ou de humer une fiole d’acide. La force brute des mots, des sentiments et des pensées qu’ils véhiculent me sautent à la gorge et ne me lâchent pas avant que j’aie reposé ce petit livre, mince et noir sur la table de chevet. Noir comme l’abyme insondable de la psychose qu’il évoque, noir comme la vie à jamais impossible, comme une chambre capitonnée, enténébrée et sans issue. Tout cela est dit dans une langue superbe, incisive, violente, il n’y a pas un mot de trop dans ces cent vingt pages brutes et détonantes. Les titres des chapitres donnent le ton : Asphyxies, Plaies étranges, Dislocations, Nécroses, Discordances, Etats liquides, Délivrances imparfaites, Déchirement et, enfin, les ultimes Consolations. Vous ignorez ce qu’est la psychose ? Vous n’avez pas le temps ou le goût d’ingurgiter quelques scientifiques grimoires ? Alors plongez-vous gaiement dans ce cauchemar-là, il vous aspirera, vous vous y enroulerez comme dans une spirale infernale, sans masochisme, sans complaisance morbide, mais avec la seule volonté de pénétrer les méandres de l’esprit humain.
Isabelle Fiemeyer a autant le génie des litanies que des formules épurées qui disent presque tout en quelques mots tranchants. En voici justement une pour suggérer l’isolement du trouble psychique ou de la maladie mentale : « Je me sens comme un immense cerveau, rien ne m’atteint, je fais le guet comme du haut d’une tour ».
Mais cet isolement, non seulement ne protège de rien ou presque, mais il est le socle même de l’interminable calvaire :
« Ce que je sais c’est qu’ils m’ont mise là, avec un tombeau par-dessus moi, c’est comme ça que je me sens, j’étouffe, s’ils savaient ma torture, lente agonie par asphyxie. Je ne vais pas tenir indéfiniment, je parle, je raisonne pour ne pas paniquer, si seulement je trouvais le chemin pour sortir de ce tombeau de la même manière que je trouve le chemin entre les mots. Je ne devrais pas dire tombeau, je me dois d’être précise, c’est le seul moyen de ne pas sombrer, la précision ».
L’une des Trois Esther s’adresse encore et toujours à l’autre, à son double, à elle-même, du fin fond de son enfermement, du plus profond de sa prison intérieure, elle est devenue une voix sans corps. « Tu guettes une voix, un mot gravé dans la pierre ou dans l’écorce, en voici un justement que je déchiffre pour toi, je suis ton regard, je suis ta voix, mais tout le reste de mon corps est pourriture ».
Cette dislocation, c’est avant tout l’histoire d’une malédiction familiale, pire que celle des Atrides, le venin inoculé avec le lait maternel – la secrète noirceur du lait écrivait Jacques Audiberti, le poète. « La malédiction familiale, je la porte en moi, l’entêtement dans la mort, l’échec, la folie, tout est contenu là, ici, dedans ». Maudite engeance, filiation suicidaire et criminelle, atavisme de la souffrance.
Les responsables, les nazis ou les parents, les parents nazis, ou les parents complices d’une autre destruction que la leur, sorte d’accompagnateurs, de co-pourvoyeurs de fosses communes ou d’opération T4, ils détruisent à l’échelle familiale ce que d’autres parviennent à éradiquer au niveau mondial. Marchent-ils mains dans la main ou seulement côte à côte ? Peu importe ! Les uns sont l’ombre des autres et, à voir leur ressemblance, on en perd de vue l’original. « Ils ont semé la mort et la malédiction, pourtant ils sont toujours debout, victorieusement, solidement, campés sur leurs terres, leurs acquis, à croire que la méchanceté se répand dans la moindre parcelle du corps et le maintient vivant, la méchanceté comme antidote à la mort, regarde-les Esther. »
La haine conserve ceux qui la distillent, les empoisonneurs, car l’acide amniotique dans lequel ils ont baigné depuis l’enfance leur servira un jour de formol ; mais la haine est aussi une défense pour la victime, la progéniture, le réceptacle, et le vampire mordu deviendra à son tour mordeur, immortel Nosferatu, cette haine-là, cette mauvaise herbe est la seule plante du jardin qui subsistera dans la friche des paradis trompeurs :
« C’est même ce qu’il y a de moins morcelé en moi, de moins disloqué en moi, cette haine compacte, solide, qui me survivra, qui vous poursuivra après ma mort. Tout succombe, mon esprit, mes bras et mes jambes qui se détachent du tronc, mes viscères qui bataillent jusqu’à la reddition, seule ma haine reste, immuable.. ».
N’est-ce pas là, peut-être, en effet, la véritable, la seule immortalité ? Rien ne peut survivre à cette haine, rien ne peut l’émouvoir ou la faire plier, elle est plus dure, plus pure que la pointe du diamant. Et puisque la vie ne vaut rien, que depuis toujours elle a été foulée aux pieds ou plutôt extirpée jusqu’à la racine, alors pourquoi ne pas s’adosser à ce marbre noir comme à un fauteuil d’éternité ?
On en revient, une nouvelle fois, à la source, à la répugnante ignominie parentale. C’est le réquisitoire au vitriol des enfants morts qui pointent leur doigts déjà gangrené et à demi-pourri vers la vilaine figure de leurs assassins domestiques :
« Comme si vous n’y étiez pour rien, vous vous moquez encore. Regardez-nous, nous avons payé, lourdement payé. Ma voix même vous l’avez changée, elle est devenue rauque à force de garder en moi tout ce malheur, à force de contenir la plainte en moi, bloquée là-dedans dans la cage thoracique, la plainte que l’on ne peut justement extirper qu’en plongeant dans la cage thoracique jaillissement de sang par bouillons, mort qui s’ensuit. Sortir la plainte de soi, mais par quel chemin puisque vous avez fait en sorte que toutes les voies soient condamnées, vous qui m’étouffez. Vous m’avez rendue coupable, coupable de tout, de votre malheur, de votre sacrifice inutile, de la désillusion de vivre cette vie-là, pas plus heureuse que la précédente, pire que la précédente parce que tous vos rêves se sont épuisés d’un coup, coupable de ne pas être celle que vous vouliez que je sois, coupable d’être née telle que je suis, coupable d’être née, coupable de respirer c’est pour cela que je me retiens de respirer et que je m’asphyxie moi-même pour vous aider à me tuer, coupable d’avoir pris la place de cet autre enfant que vous auriez pu mettre au monde et qui aurait été si différent de moi, forcément mieux, forcément parfait, ma naissance a été une malédiction supplémentaire dans la longue chaîne des malédictions, coupable de ruiner votre vie, coupable à chaque instant depuis que je suis au monde ».
Quel texte ! J’enjambe les « Nécroses » pour en arriver aux « Discordances » et à la description magistrale de cette relation mère-fille mortifère dont notre société nous offre tellement d’exemples, mais des exemples souvent inavoués, honteux, de sirupeuses postures et autres mièvreries consensuelles. Ici, en pays de cocagne littéraire et avec cette langue bien pendue, tout ce dit et se publie :
« Ce n’était pas une rébellion, mon Dieu j’étais bien incapable de rébellion, j’étais ta chose, je subissais ton aigreur, ton agressivité, tes hurlements, je t’obéissais en tout, je tremblais et je souffrais, je survivais à la torture passée et j’attendais la suivante, résignée dans l’attente, c’est comme cela que j’étais avec toi maman et tu le savais bien. Je suis ta mère tu disais, c’est moi qui décide, je veux que tu étouffes sous les objets, je veux que tu collectionnes les bibelots anciens et poussiéreux, les fleurs séchées et les fossiles, je ne veux pas que tu m’échappes je ne veux pas que tu aimes tu es incapable d’aimer, je ne veux pas que tu travailles tu es incapable de travailler, où as-tu mis la broche que je t’ai donnée tu ne la mets jamais sur ton chemisier, je ne veux pas que tu portes autre chose que du vert et du marron, des chemisiers à fleurs et de larges jupes qui vont te ridiculiser je veux que tu te sentes ridicule, je veux que tu crèves à côté de moi, que jamais tu ne t’éloignes de moi, tu es incapable de vivre, de décider, tu es une pauvre chose pitoyable regarde-toi, repoussante, rougeaude, alourdies par l’alcool et les anxiolytiques, viens que je te donnes tes comprimés tu sais bien que tu ne peux pas passer une journée ou une nuit sans tes comprimés, tu sais bien que tu te réveilleras en pleine nuit en hurlant, les draps souillés d’urine ou de sang tu ne sais jamais, et que je me tiendrai près de toi, tu sais bien que je suis ta maman ».
Grandiose !
Avec cela, comme dans Asiles de fous de Régis Jauffret, comme dans tous ces couples bancals si bien rendus par la littérature, on cherche l’inévitable comparse des mères perverses et narcissiques, et on les trouve, j’ai nommé les pères faiblards, ridicules, les misérables lâches, le petit tabouret sur lequel le tyran femelle pose ses pieds :
« Papa, je ne devrais pas t’inclure, il n’y a pas de pluriel. ».
Isabelle Fiemeyer, Les 3 noms d’Esther, Maurice Nadeau, 2008, 119 p.
Pour toute référence à ce texte, merci de préciser : Laurent Dingli, “Isabelle Fiemeyer, Les 3 noms d’Esther”, Le site de Laurent Dingli, mai 2008.