J’inaugure aujourd’hui la série Bonnes feuilles, en publiant un extrait d’un livre de Jean Cau, intitulé Croquis de mémoire, publié chez Julliard, en 1985. Toute allusion à des événements récents n’est évidemment pas fortuite. Mais, au-delà de la tyrannie de l’actualité à laquelle il est bon parfois de s’arracher, ce passage invite à réfléchir sur l’indépendance d’esprit et la critique du pouvoir en place. Ce qui est devenu un sport commun aujourd’hui – et souvent une tentative d’échapper soi-même au néant – n’était pas si fréquent au temps de la Tontonmania, (Tontonmania à laquelle votre serviteur – âgé de seize ans en 1981 – avait lui-même succombé). Même si la politique de rigueur économique, dévastatrice, avait déçu quelques idéologues ou tempéré le dithyrambe d’une poignée d’idolâtres, l’année 1985 appartient encore à l’ère du mitterrandisme triomphant. 1985, c’est aussi la date à partir de laquelle, suivant l’ancien conseiller du prince, Jacques Attali, le pouvoir n’aurait plus rien fait, strictement rien. 1985, c’est l’époque du gouvernement de Laurent Fabius, l’inénarrable Monsieur F. – comme j’aime à le nommer – l’homme au mode de vie panthéonesque et aux pantoufles populacières, le grignoteur de carottes aux idées réversibles. C’est l’époque du sang contaminé, le temps cocasse où le ministre de la Défense Nationale, Charles Hernu, était un (ancien ?) agent au service du KGB ; un temps où, sous la responsabilité de la ci-devant taupe, de criminelles barbouzes firent sauter le bateau de Greenpeace, tuant au passage un malheureux photographe portugais. C’est aussi le temps où le fruit de l’adultère continuait d’être pris en charge par la République comme les enfants illégitimes du Roi Soleil l’avaient été, trois siècles plus tôt, avec les deniers du royaume (Il fallait bien me protéger, rétorquera Mazarine, qui fut légitimée en 1984). C’était l’époque où l’on faisait des menaces de morts à Jean-Edern Hallier, où, pour dissuader l’écrivain de parler, on alla jusqu’à déposer un cercueil aux dimensions de son fils de trois ans sur son paillasson. C’est donc en ces temps obscurs de la courtisanerie la plus basse, des manoeuvres les plus sordides, à cette époque où un Machiavel eût passé pour quelque niaiseux de collège, c’est en ce temps-là donc que Jean Cau écrivit les belles pages suivantes. Au style riche et percutant, l’auteur joignit le talent de l’analyste et ce regard libre qu’il aimait poser sur le monde.
Fils d’ouvrier, normalien, ancien secrétaire de Jean-Paul Sartre, lorsque ce dernier était proche du Parti communiste, l’écrivain reporter dénonça par la suite la Grande Prostituée, c’est-à-dire la Gauche, la gauche captive des intellectuels petits-bourgeois, la gauche ronflante et dévoyée qui le révulsait. Dans un entretien accordé à Jacques Vanden Bemden, ce « Méridional exigeant », comme il se désignait lui-même, déclara, dans le même esprit que Romain Gary à la fin des années soixante:
« j’ai vu de quoi était fait cette espèce d’idéalisme. D’une énorme naïveté et plus encore au niveau des individus, de mes confrères intellectuels, romanciers, philosophes, etc., il s’agissait d’une liquidation de leur propre enfance et les explications de leur adhésion à la gauche auraient parfaitement eu leur place dans un manuel de freudisme à l’usage des populations sous-développées. C’était à qui liquiderait sa classe, sa famille, son passé dont il avait honte et qui lui pesaient. En bref, leur démarche était proprement névrotique et ils allaient au peuple plus par haine de leur classe, par haine de leur famille, par rejet de leur milieu d’origine que par une adhésion profonde, vraie, vivante. Ils allaient au peuple parce qu’ils n’en sortaient. Moi, pourquoi vouliez-vous que j’y allasse puisque j’en sortais et que je le connaissais ce peuple, et que je l’aimais et que j’en étais » (1).
Autre point commun avec Gary, en plus de l’admiration pour De Gaulle : la volonté de rester libre. Où vous situez-vous politiquement lui demande ainsi Jacques Vanden Bemden :
« Je ne me pose pas cette question. Le matin, au premier café, je ne me demande pas où je me situe politiquement. Je ne me situe nulle part (…) Je ne suis pas un militant. Absolument pas. « Les militants ont en commun avec les éponges, disait Paul Valéry, qu’ils adhèrent ». Eh bien, je n’adhère pas. Je suis un aventurier. Je préfère être un voltigeur, un flanc-garde, que marcher dans le gros de la troupe, dans la masse, si vous voulez » (2).
Passons sur la façon qu’il avait de décliner, après bien d’autres, la décadence de l’Occident et de fustiger son vide spirituel ; il le faisait au nom d’une esthétique de la morale avec cette manière très célinienne de se poser en Cassandre (en chienne guidant la meute disait Louis-Ferdinand Destouches). Passons aussi sur l’analyse de ce déclin – la volonté de tuer le père et la féminisation de la société – que d’autres, par ignorance et par fainéantise, ont cru récemment découvrir ; « toutes les décadences se jettent vers la mère » affirme-t-il ainsi, en se défendant de toute misogynie. Il y aurait donc beaucoup de choses à dire sur cet entretien passionnant – et je le ferai peut-être un jour, mais venons-en au passage qui nous occupe aujourd’hui. Voici donc, dans un style exubérant, somptueux, souvent acide, la description du pouvoir à la rose :
« La Gauche ? Le Bien. Et je regardais (croquons ici des souvenirs tout frais.) M. Mauroy, Premier ministre, prononcer le mot de « Droite ». La joue s’enfle, le regard se durcit, la poitrine se gonfle d’un air mauvais qu’expulse une bouche dégoûtée. Il dit, en vérité, Satan, le Diable, le Mal, l’Informe, Léviathan, Belzébuth, Melmoth, Baal, il dit l’Inhumain et l’Incompréhensible. C’est exactement cela : l’incompréhensible. Comment la Droite ose-t-elle et peut-elle exister ? Il a beau heurter ce mystère de son frontal de boeuf, il ne le perce pas et contemple, l’oil rond, cette cuillère maudite pondue par la poule noire de la société française. Hors de l’Eglise de Gauche, l’infidèle, le Sarrazin, le pestiféré contagieux qu’il est à crime de « fréquenter ». « Untel ? Mais il fréquentait des gens de Droite ! » Ou bien : « Ce groupe, ce mouvement – ces « gens-là » ? Mais ils avaient des liens avec la Droite ! » Comme l’on disait, naguère, que X fréquentait des prostituées ou comme on dit, aujourd’hui que Y a des liens avec le Milieu.
« La Gauche : une union, un choeur et une communion. La Droite : une maladie et il suffit d’une minuscule égratignure pour que l’infection, si l’on n’y prend garde, gagne le corps tout entier. Alors, Gauche toujours en alerte, toujours « vigilante », tant il faut se méfier des « symptômes », des « résurgences » et des « réveils » de la Droite qui « relève la tête ». Et de ses « avancées » bien que sa principale vertu soit « l’immobilisme ». La Gauche, elle, on l’a remarqué, est toujours en marche. N’importe comment, sur un tapis roulant ou comme un toutou tournant la broche (une broche sans gigot), mais elle marche. Vers plus de liberté, vers le socialisme ou le communisme, les trente-cinq heures, le loisir, le bonheur, la reconnaissance de l’homme par l’homme et vers son avenir qui est la femme – disait sans broncher Aragon ! – vers le dialogue, la table ronde et la Terre promise. Elle adore marcher, la Gauche, tant son inconscient, lui rappelant ses origines d’omelette chrétienne retournée, l’oblige à la procession. Sauf que « le peuple chrétien » allait de l’église à la chapelle de la Vierge, de Notre-Dame de Paris à Chartres, de Vézelay à Jérusalem, d’un sanctuaire (à) l’autre, alors que le « peuple de Gauche » piétine sourdement de la Bastille à la Nation, du Panthéon au Père-Lachaise et de la Gare du Nord à celle de l’Est (…) Marcher, cette manie. La manif est procession et le slogan cantique.
« Et toujours je me souviendrai, lorsque M. Mitterrand fut élu, de ce chef-d’oeuvre absolu de grotesque que fut la cérémonie du Panthéon. Et de cet homme qui, à pas comptés et raides, une rose à la main, déambulait dans la crypte sinistre devant des blocs de pierre contenant, saintes reliques, des ossements ; et invoquait les morts ; et demandait une légitimité sacrée à la poussière. Et je regardais ce masque – pokerface – du joueur qui enfin ramasse le banco. Qui traîne depuis plus d’un quart de siècle dans le casino politique. Qui sait tricher. Qui n’hésite pas à aller chercher des jetons sous la table. Qui, à force de se faire décaver, a appris à filer les cartes, l’oeil mort, à relancer à gauche, à bluffer à droite, à accepter dans son gros pot des mises de petits joueurs et même à leur jeter, en cadeau, une plaque. Le flambeur a la peau blanchie par les veilles (…) Il parle très peu aux autres joueurs. Il a un mince cheveu sur la langue. Il zozotte très légèrement et j’ai – personnellement – des poussées d’allergie lorsque j’entends cette voix qui, toujours, sonne musicalement menteuse (…)
« Je dévorais ce visage. Et le bon peuple applaudissait ; et les intellectuels séminaristes, les diacres parlementaires, les cardinaux mangeurs d’autres curés et piétineurs d’autres tombes, affichaient des mines en dévotion confites. Et l’envie me prenait de souffler dans des trompettes en bois, de lancer des boules puantes à travers les pattes des processionnaires et, horrible gamin, de jeter des grenouilles dans les bénitiers du Panthéon. Hélas, je restai sage et ce scandale n’arriva pas. La componction fut de règle et le socialisme en lévitation put accomplir en paix ses déambulations circulatoires.
Accordons à M. Mitterrand qu’il brave héroïquement le ridicule puisqu’il en est arrivé à se fabriquer un pèlerinage rien que pour lui. Et le voilà qui, chaque année, casquette de loup de mer sur la tête, chemise à carreaux, canne à la main, escalade à pas comptés une caillasse pour aller méditer devant un caillou (c’est « Le pèlerinage à la Roche de Solutré ») suivi de quelques « fidèles » (sic). Et tous, dociles moutons, de suivre le pâtre au front lourd de pensées, qui, devant le caillou, invoque en silence les divinités à la fois chtoniennes et socialistes.
« Il médite. Il redescend ensuite, tel Moïse, de son Sinaï personnel, et, dans la vallée, bénit le paysan qui lui offre le vin. J’aimerais qu’il égorgeât un bouc sur la place du hameau. Il lèverait le couteau du sacrifice que lèverait Attali, sur un coussin, et prononcerait ces mots : « Que périsse la Droite comme va mourir cet animal ! » Le commentateur de la télévision dirait que le président de la République, une fois de plus, a affirmé sa confiance dans l’issue victorieuse du combat mené par le socialisme contre son adversaire de toujours, le bouc éternel de la réaction » (3).
(1). Jacques Vanden Bemden, In memoriam, Entretien-souvenirs avec Jean Cau.
(2). Ibid.
(3). Jean Cau, Croquis de mémoire, Paris, Julliard 1985, pp. 215-218.
Mercredi 13 février 2008
Pour tout référence à ce texte, merci de préciser : Laurent Dingli, « Jean Cau, croquis de mémoire », Les carnets de Laurent Dingli, février 2008.