Le 1er avril 2005
Votre Excellence,
Historien et écrivain, je me permets de vous écrire aujourd’hui car je suis profondément peiné d’assister depuis quelques années à l’augmentation du massacre des phoques dans plusieurs pays, dont le vôtre. C’est en ami sincère du Canada que je prends aujourd’hui la liberté de vous faire part de mes préoccupations sur cette question.
Ne voyez pas en moi, je vous en conjure, un quelconque donneur de leçons mais seulement un homme touché par la souffrance animale et la disparition alarmante de la biodiversité sur notre planète.
J’ai pu mesurer récemment quelques réactions de l’opinion publique canadienne sur le forum de Radio-Canada. Des intervenants ont eu des propos très durs à l’égard de Brigitte Bardot dont le franc-parler a pu choquer certains de vos compatriotes. Beaucoup conseillaient en outre aux Français de lutter contre l’abominable pratique du gavage des oies pour la consommation de foie gras plutôt que de donner des leçons aux Canadiens. D’autres soulignaient que les élevages intensifs, parce que moins spectaculaires, ne provoquaient pas un tel tollé dans le monde. Enfin, certains, répondant à la condamnation des Etats-Unis, lui opposaient la récente décision prise par le président Bush de dévaster l’Alaska pour y pratiquer des forages. Je voudrais répondre, si vous le permettez, à tous ces arguments que j’entends souvent employés dans plusieurs pays et à propos de situations tout à fait différentes. En ce qui concerne madame Brigitte Bardot, il me semble que la défense de l’environnement est une matière trop importante pour en faire une simple question de personne. De même, les petites susceptibilités nationales me paraissent tout aussi déplacées à l’heure où notre planète connaît une situation catastrophique. Lorsque je lutte en faveur de la protection de la nature, je ne le fais pas en tant que Français, mais en tant qu’habitant de cette terre dont je ne suis nullement le propriétaire, mais le simple usufruitier. Il m’arrive d’ailleurs souvent de critiquer mon pays et même d’avoir honte de sa politique à certains égards. Quant à cette façon d’opposer les différentes formes de maltraitance animale, elle me paraît tout aussi vaine et je n’ai pas attendu ce genre de réflexion pour dénoncer la déforestation, le trafic des espèces sauvages, la vivisection, le massacre des requins, etc.
Il est un autre argument souvent utilisé par les contempteurs de la cause écologique et que j’ai lu, entre autres, sur le forum de Radio-Canada. C’est celui opposant le bien-être de l’homme à celui des espèces animales. Récemment, lorsque la dernière ourse des Pyrénées a été abattue par un chasseur, j’ai entendu le philosophe Michel Serres écarter le sujet d’un revers de phrase en disant que chaque jour des enfants mouraient de faim et qu’en somme il ne fallait pas s’émouvoir pour si peu. Une espèce qui disparaît de notre planète en effet, quelle bagatelle ! Cette réaction me paraît aussi odieuse que simpliste ; je ne vois pas en quoi la préoccupation du monde animal et végétal empêche de se soucier du sort des êtres humains qui lui est d’ailleurs intiment lié. Si c’est pour arriver à de telles conclusions, je me demande à quoi sert toute la ” philosophie ” de ce monsieur. Je crois qu’il est temps de sortir de notre anthropocentrisme et du sentiment de toute-puissance qui équivalent désormais à un suicide. Enfin, ultime argument employé en faveur de la poursuite du massacre des phoques : ces animaux décimeraient les réserves de poissons, notamment de cabillauds. Faut-il vraiment souligner, Votre Excellence, l’obscénité d’un tel argument lorsqu’on sait que l’être humain est en train d’épuiser littéralement les fonds marins sur toutes les mers du globe ? Pour faire bonne mesure et prouver que je n’ai aucun chauvinisme, je prendrai en exemple le cas des chalutiers français qui rejettent parfois jusqu’à 90% de leur pêche en mer. Ce mépris de la vie est absolument scandaleux. Pouvons-nous accuser sérieusement ces pauvres phoques que l’on assomme à coups de gourdin d’être responsables de notre propre bêtise ? En vérité, le poisson en question (Gadus morhua) n’entre que pour 3% dans la consommation des phoques, et encore, à certaines périodes de l’année. Je ne reviendrai pas non plus longuement sur les contre-vérités débitées par M. David Bevan au nom du Ministère canadien des Pêches et Océans dans sa déclaration au National Post du 7 janvier dernier, ou sur la désinformation orchestrée par le ministre fédéral Geoff Regan ; je renvoie sur cette question au rapport 2005 de l’IFAW. Je terminerai, Votre Excellence, en évoquant la possibilité de ne pas avoir uniquement une vision utilitaire du Vivant et de pouvoir réagir gratuitement, par pure humanité. Le spectacle de ces animaux hurlant, sans défense devant le gourdin ou le pic à glace de leurs assassins, la vision de ces bébés phoques souvent dépecés encore vivant et qui gémissent vainement près de leur mère sur la banquise ensanglantée, est insupportable.
L’année dernière plus de 360 000 phoques ont été ainsi massacrés et le quota en destine près d’un million a être tué sur trois ans uniquement au Canada. Il ne prend évidemment pas en compte les tueries organisées par les Russes aux larges des Mers Blanche et de Barentz ou dans d’autres partie du monde. Jusqu’à quand allons-nous continuer ? Toutes les personnes dont l’esprit critique n’a pas été anesthésié savent que c’est pour des raisons uniquement financières et non pour une prétendue volonté de réguler des espèces que ces inqualifiables boucheries sont perpétrées. Vous savez mieux que moi, Monsieur l’Ambassadeur, à quel prix se monnaye le phoque sur le marché asiatique et comment la fourrure est encore utilisée en Europe comme simple produit de luxe. La population des phoques est déjà très fragilisée par le réchauffement climatique ; le taux de reproduction et la survie des petits s’en ressent gravement.
Je suis persuadé, Votre Excellence, que vous partagez mes préoccupations et que vous aurez l’amabilité de transmettre mes courtoises protestations à votre gouvernement.
J’envoie des copies de cette lettre au gouvernement français, aux différentes associations de protection de l’environnement, à la presse ainsi qu’aux ambassadeurs dont les pays sont concernés.
En vous remerciant à l’avance, pour l’intérêt que vous voudrez bien porter à ma démarche,
Veuillez agréer, Votre Excellence, l’assurance de ma haute considération
Laurent Dingli