Le Figaro littéraire du 16 septembre 2004, par Max Gallo

Laurent Dingli

Robespierre, la Révolution perd la tête

Pourquoi et comment devient-on Robespierre ? ON est orphelin, on connaît les humiliations de la pauvreté, on les oublie dans le travail scolaire, on acquiert, dans sa ville natale d’Arras, la notoriété d’un avocat, on est élu député du tiers-état en 1789 (on a trente et un ans). On est membre de la Constituante. On siège dans cette salle du Manège qui, est « alors une véritable salle de spectacle où se jouait un des plus grands drames du monde » On prend la parole. « A la fin d’une discussion violente, – se souvient Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe – je vis monter à la tribune un député d’un air commun, d’une figure grise et inanimée, régulièrement coiffé, proprement habillé comme le régisseur d’une bonne maison ou comme un notaire de village soigneux de sa personne. Il fit un rapport long et ennuyeux ; on ne l’écouta pas ; je demandai son nom: c’est Robespierre »

Cinq ans plus tard, l’Incorruptible était guillotiné, le 10 thermidor an II (1794), et pour tous ses contemporains, comme pour les historiens: « Sa mort était aussi la mort de la Révolution » (François Furet).

Pourquoi et comment parvient-on à incarner une période historique qui voit mourir et naître un monde ? C’est la question que se pose tout biographe de Robespierre. Et le dernier d’entre eux, Laurent Dingli, la place évidemment au centre de son livre : «« Pourquoi, me disais-je, cet enlacement foudroyant entre la France et Robespierre »écrit-il.

Il veut écarter les explications simples tnt de fois répétées. Il ne suivra pas les biographes qui font de Robespierre le« Mal incarné, l’horreur absolue ».Ni ceux qui sanctifient« l’idole, pure, rectiligne, l’idéologie qui aujourd’hui encore justifie les meurtres à grande échelle ».Et s’il respectera la« peine de ceux qui ont souffert », il la tiendra à distance :« On ne peut rien entendre dans le silence assourdissant des charniers. »

Il veut aussi « respirer l’air du temps », ne pas « dissocier Robespierre de l’époque qui l’a créé ».Et, c’est sans doute là, la part la plus neuve de son livre. Pour lui, Robespierre n’est pas le « fruit du hasard ». Dingli suit les analyses des historiens américains – eux-mêmes dans le droit fil des réflexions de Tocqueville – selon lesquelles dans ses formes les plus sanglantes – la Terreur, la Révolution est une réaction« de type paranoïaque à la modernité exprimant l’incapacité de la France à affronter le défi de la modernisation au XVIIIème siècle ».

Désacralisation du pouvoir royal – acte « sacrilège » de la décapitation -, déchristianisation, laissent le citoyen seul devant un monde nouveau, environné des ruines du monde ancien. Et Robespierre rassure. Il est « l’Incorruptible ». Il affirme un idéal qui affirme de nouveaux cadres. « A un peuple régicide, cet homme sans culpabilité vint apporter le remède illusoire de la déculpabilisation ».

En somme, entre Robespierre et le peuple français déculpabilisé par le meurtre du père – la mort du roi – un « troc » s’est effectué. « Si Robespierre, écrit Dingli,s’est servi du peuple français pour nourrir ses inquiétudes personnelles, le peuple français s’est servi de Robespierre en croyant calmer sa peur panique née de la disparition du père symbolique. Or, le médecin appelé au chevet de la nation était en même temps son assassin ».

La thèse est forte mais elle n’emporte pas l’adhésion. Elle est plaquée sur une analyse somme toute classique et banale des événements et de la personnalité de Robespierre. Ainsi tous les biographes ont-ils déjà relevé dans les discours de Robespierre la dénonciation des traîtres, des conspirations, des complots, des cabales. Beaucoup ont conclu – comme Laurent Dingli – que « Robespierre appartenait à une personnalité de type paranoïde, dont le discours était d’autant plus redoutable qu’il se fondait dans le réel ».

Or, c’est à cette jointure entre paranoïa supposée et réalité, que devait commencer le travail du biographe. Il pourrait peser la part de la pathologie caractérielle dans l’appréciation de l’événement. Cela supposerait une analyse minutieuse de la réalité historique. Dingli préfère écrire : « Une comparaison avec la personnalité d’Adolf Hitler ne semble pas incongrue sur ce point (.) Hitler, dont l’organisation mentale évoque étrangement, et dans bien des domaines, celle de l’Incorruptible ».Décidément Hitel est un mètre étalon pour juger des personnalités aussi diverses qu’un Serbe ou un Irakien : mais on ne voit pas en quoi l’anachronisme et la comparaison entre des univers culturels aux antipodes les uns des autres, permettraient d’éclairer en quoi que ce soit le fonctionnement de Robespierre.

Il vaudrait mieux lire des documents du temps. Par exemple, Le Manifestede Brunswick, du 28 juillet 1792, rédigé par un émigré, le marquis de Limon; Il promet à Paris « une exécution militaire et une subversion totale »et voue« les révoltés au supplice ».Il faut consulter aussi la presse royaliste, nombreuse jusqu’au 10 août 1792, où il n’est question que de « vils et lâches parisiens »: »les vengeances s’approchent.. Les cours seront pour vous de bronze et votre terrible punition sera un exemple qui effraiera à jamais les villes coupables. Les vengeurs de vos forfaits sont à vos portes les voilà qui entrent. Le moment de la vengeance est arrivé, il faut qu’elle s’exécute. »

On mesure, en découvrant ces textes, si rares dans le livre de Laurent Dingli, que la « paranoïa » avait quelques bonnes raisons pour se développer. En fait, on ne comprend rien à Robespierre et à la Révolution si l’on oublie que, depuis le 20 avril 1792, la guerre et l’invasion font exploser toutes les peurs, toutes les contradictions, et poussent aux extrêmes. Or, Robespierre était hostile au déclenchement de la guerre, voulue par Louis XVI et les Girondins. Ce sont ces apprentis sorciers qui ont ouvert la route du pouvoir à Robespierre. Courte période d’un peu plus d’une année où s’exprime, en effet, une personnalité rigide, qui gouverne par le discours et la terreur.

Avec une tonalité sombre, car Robespierre a suffisamment de lucidité et d’intelligence politique pour savoir qu’à terme la mort viendra le faucher. Chateaubriand le décrit avec une phrase terrible: « Sa tête avait l’air d’avoir été coupée. Un cadavre présidait sans tête, par esprit d’égalité, aux décapitations. »

Mais sa chute, inéluctable, est aussi provoquée par la « vertu glacée » qu’il veut imposer. Il est terroriste mais il est vertueux. Incorruptible. Ceux qui le renversent se nomment Fouché, Barras, Tallien: ils sont terroristes mais corrompus. Ils comprennent une société qui n’aspire plus qu’à l’ordre et à la sécurité, à la garantie des biens et des personnes, et à leur jouissance.

Viendra enfin Bonaparte. « Robespierre est le frère aîné de Bonaparte » disait Jules Vallès. Il y aurait un beau parallèle à établir entre les deux hommes. L’un, Robespierre, « son style de glace ardente recuit et congelé comme l’abstraction »(Baudelaire), l’autre, un météore sans perruque ni jabot, libre.

On lira le livre de Laurent Dingli avec profit, puisqu’il suscite la réflexion et la discussion. Et on se souviendra de ces quelques lignes qui disent presque tout de Robespierre: « Oui, il y avait en lui du prêtre et du sectaire, une prétention intolérable à l’infaillibilité, l’orgueil d’une vertu étroite, l’habitude tyrannique de tout juger sur la mesure de sa propre conscience, et envers les souffrances individuelles la terrible sécheresse coeur de l’homme obsédé par une idée et qui finit peu à peu par confondre sa personne et sa foi, l’intérêt de son ambition et l’intérêt de sa cause. ». C’est clair, indiscutable, sans complaisance. C’est signé Jaurès.