Les Echos, jeudi 12 octobre 2000, par Jacques Barraux

L’affaire Louis Renault

Dix-huit juin 1940 : le jour même où le général de Gaulle lance son appel à la résistance contre l’envahisseur, les autorités allemandes prononcent la réquisition des usines Renault. Trois commissaires débarquent à Billancourt. Ils sont tous les trois issus du groupe Daimler-Benz.

Louis Renault est alors absent de Paris. Quelques semaines avant la débâcle, le président du Conseil, Paul Raynaud, l’a envoyé aux Etats-Unis pour demander une aide d’urgence en vue de relancer la production de chars. A son retour en France, le fondateur de l’empire Renault entame le dernier chapitre d’une vie traversée d’orages. Ni plus ni moins coupable que les autres capitaines d’industrie français dont les usines vont continuer de tourner pendant l’Occupation, il ignore que le poison de la calomnie va bientôt commencer à détruire son image publique. A Vichy, à Billancourt, dans les milieux de la Collaboration, dans les rangs de la Résistance, tous ses gestes sont surveillés, tous ses propos sont interprétés. En juillet 1940, « L’Humanité » exige la remise en route rapide de ses usines. En 1944, le même journal demandera « la prison pour Renault », coupable d’avoir accepté la remise en route de ses usines en 1940…

Témoignages incertains ou manipulés, surenchères de résistants de la dernière heure, campagnes de presse organisées, sauve-qui-peut de l’entourage immédiat du patron déchu : déjà affaibli par la maladie, Louis Renault est jeté en prison en septembre 1944. Il meurt en octobre. De sénilité foudroyante selon les médecins de la police et de la justice. D’urémie, d’hémorragie cérébrale ou de mauvais traitements infligés par les FTP (à Fresnes, il n’était pas surveillé par des gardiens de prison ordinaires), avancent d’autres sources médicales.

Des rapports avec l’Etat ambigus

La nationalisation des usines Renault en 1945 conclut un demi-siècle de rapports ambigus entre un patron-propriétaire passablement caractériel et un appareil d’Etat tourneboulé par deux guerres mondiales et une guerre sociale. Il faudra un demi-siècle de plus pour que Renault perdre son statut d’entreprise symbole du nationalisme industriel et des conquêtes ouvrières. Le livre épais de Laurent Dingli sur « Louis Renault », publié chez Flammarion, enrichit la bibliothèque des ouvrages consacrés à l’ex-Régie (voir surtout les travaux de Patrick Fridenson sur le sujet). S’appuyant sur de nombreux documents, il conteste formellement l’argumentaire des dénonciateurs du « traître » à la patrie, même s’il admet que Louis Renault ait pu logiquement être inquiété pour sa conduite sous l’Occupation. Mais, au-delà de cet épisode crépusculaire, le livre décrit de manière éclairante la trajectoire de ce fils de commerçant, passionné de mécanique, qui dépose son premier brevet à vingt ans. Il ne passe pas par les grandes écoles et adopte le comportement du petit patron autoritaire, monomaniaque et « hors système » : il ne veut pas de banquiers dans ses conseils. Intuitif, coléreux, émotif, incapable de dire trois mots en public, il déconcerte l’establishment. Son parcours illustre chacune des grandes séquences de l’histoire économique et sociale de la France du XXème siècle.

– Avant 1914. Explosion technologique, ouverture des marchés internationaux, montée en puissance des nouveaux géants de l’industrie française. Louis Renault croit au progrès et à la science. Dans les affaires, il s’avance sans s’embarrasser de scrupules. Naissance de Billancourt. Rencontres avec Henry Ford et Frederick Taylor. Un coup de maître en 1905 : la conquête du marché des taxis parisiens.

– La Première Guerre mondiale. Tout bascule : l’économie de guerre balaie l’Europe libérale. Louis Renault devient l’un des acteurs clefs du conglomérat militaro-industriel. Après l’exploit des « taxis de la Marne », le voilà transformé en fabricant d’obus et de chars. Il se lie d’amitié avec des hommes politique de gauche. Spécialement Aristide Briand et Albert Thomas. Ce dernier – qui devient un intime – est son exact opposé : il est normalien ami de Péguy, écrit dans « L’Humanité », s’est battu pour Dreyfus et a des idées sur les idées capitale/travail. Louis Renault est associé à la victoire sur l’Allemagne : le char FT17 sera l’un des facteurs de la réussite de l’offensive française de 1918.

Un agnostique de la politique

– L’entre-deux-guerres. L’écrivain Stefan Zweig a très bien décrit le climat des années de crise : « Cette haine atroce, legs empoisonné de la Première Guerre mondiale… ». Après les millions de morts de 14-18, après l’écroulement des colonnes de la morale et de la société du XIXème siècle, l’Europe s’enferme dans ses obsessions : antisémitisme, xénophobie, anticapitalisme. Louis Renault est un agnostique de la politique. Ce qu’il veut, c’est vendre des voitures. Il plaide pour un franc bon marché et des politiques de soutien à l’exportation et à la consommation. Il vit mal le Front populaire. A la veille de la guerre, il est munichois et s’illusionne sur les intentions d’Hitler.

Sa vie privée est un enfer : sa femme Christiane entretient une idylle sulfureuse avec l’écrivain d’extrême droite Drieu La Rochelle. Son neveu par alliance, François Lehideux, conspire contre lui. Sa santé se dégrade. La guerre est déclarée. La descente aux enfers va bientôt commencer.