Entretien filmé avec Kathleen Marchal-Crenshaw, 9 avril 2012

Kathleen et son mari, Paul Marchal, en avril 1943 © Kathleen Marchal-Crenshaw - Tous droits réservés
Kathleen et son mari, Paul Marchal, en avril 1943 © Kathleen Marchal-Crenshaw – Tous droits réservés

Kathleen Armstrong, épouse Marchal, puis Crenshaw, est née le 3 janvier 1922 d’un père américain, arrivé en France avec le contingent des Etats-Unis en 1917, et d’une mère tourangelle. Fervente chrétienne, elle s’engage dans le scoutisme et la formation des jeunes. Cet idéal la rapproche de l’abbé Jean de Maupeou d’Ableiges, prêtre victime de la barbarie nazie auquel nous avons consacré récemment un article [1]. C’est par l’intermédiaire de ce dernier qu’elle rencontre Pierre Uberti, directeur des usines Renault du Mans pour intégrer les œuvres sociales de l’entreprise pendant l’Occupation. Kathleen Armstrong est séduite par les thèmes de la Révolution nationale « Travail – Famille – Patrie », uniquement, précise-t-elle, en ce qui concerne les questions intérieures et à l’exclusion des rapports avec l’occupant allemand. Je lui demande de bien vouloir s’expliquer sur cette dichotomie assez éclairante pour tenter de comprendre la complexité de la période (Comment pouvait-on séparer l’attitude intérieure et extérieure de Vichy après Montoire, la politique de Vichy ne constituait-elle pas un tout ?).

Des enfants du personnel des usines Renault au chateau de La Ragotterie - Kathleen Armstrong se trouve un peu en retrait du dernier rang, à droite, assise sur le parapet © Kathleen Crenshaw - Tous droits réservés
Des enfants du personnel des usines Renault au chateau de La Ragotterie – Kathleen Armstrong se trouve un peu en retrait du dernier rang, à droite, assise sur le parapet © Kathleen Crenshaw – Tous droits réservés


Histoire Renault – Entretien avec Kathleen M… par Boulogne-Billancourt

Entretien Kathleen Marchal-Crenshaw – 1ère partie

C’est grâce à l’abbé de Maupeou que Kathleen rencontre son futur mari, Paul Marchal, un jeune homme brillant, très attaché comme elle aux valeurs chrétiennes. Et c’est encore l’abbé de Maupeou qui unit le couple en avril 1943. Ces trois êtres-là partageaient les mêmes valeurs, la même vision du monde. Deux ans plus tard, Jean de Maupeou décède dans le camp de Mauthausen et Paul Marchal à Buchenwald, plus exactement dans l’annexe de Neu Stassfurt. Mais au printemps de 1943, c’est encore, malgré la guerre, un temps de bonheur et d’insouciance relative. Kathleen et Paul Marchal savent pertinemment que leur « mentor », l’abbé Jean de Maupeou, est entré dans la Résistance active et qu’il informe Londres sur les usines Renault avec la complicité de leur directeur, Pierre Uberti. Mais le drame est imminent. Le prêtre et l’industriel sont en effet arrêtés par la Gestapo, le 9 décembre 1943.


Histoire Renault – Entretien Kathleen Crenshaw 2 par Boulogne-Billancourt

Entretien Kathleen Marchal-Crenshaw – 2ème partie

Quelques semaines plus tard, le couple Marchal est approché par un ami de scoutisme, Yves Loison, ancien marin, entré en résistance après le sabordement de la flotte à Toulon (27 novembre 1942). Le jeune homme transmet des informations par radio à Londres avec l’aide logistique de Paul Marchal. Mais les services de la Gestapo sont d’une efficacité redoutable. Yves Loison est arrêté : comble de malheur, il porte sur lui l’adresse des Marchal. Yves Loison est fusillé assez rapidement sans doute après avoir été torturé : désormais la Gestapo sait tout de l’activité des Marchal et possède jusqu’au plan exact de leur  maison. Paul est arrêté le premier puis conduit à la prison des Archives du Mans avec sa belle-mère. Kathleen, qui est enceinte, les suit de peu. Mais, alors que sa mère est rapidement libérée, la jeune femme demeure en prison. Formidable exemple de la bêtise humaine, une voisine confiera plus tard à Kathleen qu’elle avait vu roder une voiture suspecte depuis plusieurs jours… Mais elle n’a rien dit.

Alors qu’ils sont incarcérés, Paul parvient à faire passer une lettre à sa femme par le biais d’un prisonnier de droit commun. Voici un extrait de ce texte particulièrement poignant :

« (…) sois courageuse, toi aussi mon chéri, un jour viendra où nous serons de nouveau libres de nous serrer l’un contre l’autre, où je pourrai de nouveau promener mes lèvres sur tes yeux. Je n’ose pas te dire que je n’ai pas le cafard : le soir surtout quand je pense à nos veillées à deux d’autrefois, j’ai du mal à supporter la séparation. Mais cela n’a pas été trop dur encore, et je pense que nous aurons une belle cérémonie de baptême pour notre petit Noël quand il naîtra et j’espère que le parrain sera là ! Ne t’inquiète pas de l’avenir, je veux garder ma souplesse, ma santé (je fais ma gymnastique en cellule), mon calme pour résister à tout, car c’est la solitude et peut-être l’exil que je crains. Mais je sais qu’il faut tenir. Toi aussi mon chéri, confiance et énergie. C’est mon grand recours, Notre-Dame de la Confiance. Nous verrons bientôt la fin de tout cela et notre enfant naîtra dans de bonnes conditions. Et nous nous rappellerons en riant de nos aventures avec la Gestapo (…) »[2].


Histoire Renault – Entretien Kathleen Crenshaw 3 par Boulogne-Billancourt

Entretien Kathleen Marchal-Crenshaw – 3ème partie

Deux jours plus tard, les Allemands font irruption dans la cellule de Kathleen : « « Habillez-vous ! Prenez vos affaires ! Fite » Il fait encore nuit. Que va-t-il se passer Mon Dieu ? De mon cœur part un douloureux acte d’offrande…

« Dans le couloir, je retrouve Paul. Joie ! On nous engouffre dans une voiture, cette fois encadrés de deux Feldgendarmes. Immense joie d’être à côté de mon cher mari. Nous ne parlons pas après un fervent « chéri ! » échangé. L’amour n’a pas besoin de mots. Chacun savoure la présence de l’autre. Et puis, ne sommes-nous pas « UN » ».

« Quai de la gare du Mans. Nos vieux gendarmes rassurent Paul : on ne vous mettra pas les menottes, votre femme est avec vous ». Ils nous installent dans un train de Paris. Ô ce voyage ! Quatre heures près de mon cher époux dans ce coin de compartiment sans lumière, quatre heures pendant lesquelles, serrés l’un contre l’autre nous pouvons échanger nos pensées. Je montre à Paul la première petite chose tricotée à la prison pour notre bébé… Je le vois sécher furtivement une larme avec un mouchoir et tu me dis « Si je n’en reviens pas… « . Mais je te coupe la parole : « Non, mon Paul, ce n’est pas possible. Notre-Dame de la confiance que nous avons si souvent priée ensemble… Ce sera dur mais nous nous retrouverons, j’en suis certaine ! Nous serons réunis pour la naissance de Noël »… « Oui, tu as raison ». Et tu me parles de ce bébé attendu. « Si c’est une fille, il faudra l’appeler Victoire ». Je sens ta souffrance, elle s’ajoute à la mienne (…) »[3].

On transfert le couple à Fresnes. Cette nouvelle séparation est atroce, pour reprendre le terme de Kathleen.  Après avoir été fouillée par une gardienne allemande, la jeune femme voit son mari pour la dernière fois de sa vie :

« La porte du bureau où nous sommes est restée ouverte, elle donne sur un large couloir. Tout à coup, je vois passer Paul lentement dans son imperméable bleu marine, le visage tendu, les mâchoires serrées. Je veux bondir vers lui crier son nom… je suis tétanisée, clouée sur place, muette… il a disparu. Je ne peux empêcher mes larmes de couler. Où est mon courage ?

« Cette vision ne s’effacera JAMAIS » [4].

A Fresnes, le 6 juin 1944, la nouvelle du débarquement allié en Normandie suscite autant de joie que de crainte : On chante la Marseillaise ; « Les hourras, les Alléluias résonnent partout – et pourtant quel sera l’avenir pour nous ? Un fol espoir nous envahit et en même temps, la crainte terrible d’un départ précipité vers l’Allemagne. Finalement, la joie est la plus forte » [5].

Fresnes ? Comparé à Ravensbrück où est envoyée une de ses codétenues, c’est presque le paradis, constate Kathleen Marchal-Crenshaw.

Elle est libérée après trois mois de détention. Mais Paul, lui, n’a pas cette chance. Conduit à Compiègne, puis à Buchenwald, il y est battu à mort par les SS.

Paul Marchal était la générosité et la bonté incarnées.

Dans les années quatre-vingt, lors d’une réunion évangélique européenne, s’adressant à un interlocuteur allemand, Madame Kathleen Marchal-Crenshaw confie qu’elle a pardonné aux bourreaux de son mari, c’est-à-dire à ceux qui lui ont volé le sel de sa vie.


Histoire Renault – Entretien Kathleen Crenshaw 4 par Boulogne-Billancourt

Entretien Kathleen Marchal-Crenshaw – 4ème partie

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Je remercie M. Pierre-Marie Bourdin d’avoir bien voulu assister à l’entretien.

Pour toute référence à ce document, merci de préciser, Laurent Dingli, « Entretien avec Kathleen Marchal-Crenshaw, le 9 avril 2012 », louisrenault.com, mai 2012.

[1]. Laurent Dingli, « L’Arrestation de l’abbé Jean de Maupeou et de Pierre Uberti par la Gestapo du Mans, le 9 décembre 1943 – archives traduites par Jacky Robert Ehrhardt », Louisrenault.com, mars 2011. (Cliquez sur l’intitulé pour consulter le document). Voir aussi P.-M. Bourdin, « Abbé Jean de Maupeou d’Ableiges (Gray 1908 – mort en déportation à Mauthausen 1945) », Revue historique et archéologique du Maine, Quatrième série – Tome trois, 2003, p. 205-271.

[2]. Lettre de Paul Marchal écrite de la prison des Archives, le 27 avril 1944. Association pour les études sur la Résistance intérieure sarthoise (AERIS), Kathleen Marchal-Crenshaw, Si je n’en reviens pas… Journaux intimes (22 avril 1944-27 juillet 1945), Aeris éditeur, septembre 2008, p. 6.

[3]. Idem, p. 11.

[4]. Idem, p. 13.

[5]. Kathleen Marchal-Crenshaw, loc. cit., p. 23.