Anima – Extrait du chapitre VII : “Las Vegas” (2006)

Badwater Desolation © Unknown – Wikipedia

Je publie aujourd’hui un second extrait de quelques pages de mon manuscrit “Anima”, qui fut rédigé en 2006-2007. Comme beaucoup de romanciers, je conserve plusieurs textes inachevés. Celui-ci m’a longtemps hanté avant que je prenne la décision de l’abandonner. Le sujet est probablement trop proche de mes préoccupations quotidiennes en matière d’écologie et de protection animale pour que j’aie la distance suffisante, le filtre nécessaire à la création littéraire. D’autres auteurs de fiction ne sont nullement embarrassés par ce rapport direct à la réalité. C’est d’ailleurs le sujet d’un beau livre de Delphine de Vigan que je viens de lire sur les conseils de ma femme. Ce n’est pas mon cas. J’ai encore besoin du filtre que constitue l’Histoire, même récente, pour composer une fiction. Les choses évolueront peut-être, je l’ignore.

Pour restituer rapidement le contexte de ce passage. Nous sommes aux Etats-Unis en 2006 : un étrange randonneur défraie la chronique parce qu’il vient de réussir l’exploit de traverser le désert de la Vallée de la Mort en portant très peu d’eau sur lui. Est-ce un canular, un vulgaire coup publicitaire ? Un jeune journaliste d’origine mexicaine, Joe Sanchez, vétéran de la seconde guerre du Golfe, est envoyé sur place pour tenter de tirer l’affaire au clair. Une fois sur les lieux, il assiste à ce qui évoque étrangement la naissance d’une secte : Anima a en effet réuni quelques curieux, dont certains se transforment déjà en fidèles, pour une promenade matinale dans le désert. C’est l’occasion de faire une critique acerbe de La Vegas dont on aperçoit les lumières dans le lointain.

Joe s‘évade un moment. Il connaît bien Sin City, la ville du péché, pour y avoir réalisé quelques papiers, notamment sur les milliers de camés et de sans-abri qui tentent quotidiennement d’y survivre ; il a même joué une fois à la roulette, comme beaucoup de touristes. C’est vrai que cet endroit est grotesque quand on y songe… Que reste-t-il de l’étape, autrefois fertile, où s’était fixée une petite communauté de Mormons ? Que reste-t-il de l’agglomération où vivait, avant-guerre, deux mille personnes et où s‘entassent désormais un million et demi d‘habitants ?… Depuis, il y a eu les casinos, la mafia, la prostitution, puis le tourisme de masse, jovial, familial… Et la consommation est devenue le but suprême de l’existence : vivre pour consommer et non plus consommer pour vivre ; les hommes se sont transformés en simples tubes digestifs, destinés à pérenniser le système, l’insatiable pompe à fric. Bouffer, jouer, chier, dormir, et puis rebouffer, rejouer, rechier encore, se glisser au milieu de cette foule décérébrée, être soi-même l’un de ces automates qui marchent entre les vitrines clinquantes, les devantures tape-à-l’œil, les façades aux néons agressifs ; désormais, l’équation de la vie se résume à sélectionner le repas le plus plantureux et le moins cher dont on pourra bénéficier. Qu’est-ce que ce sera aujourd’hui ? Chili ou pizza, hamburger ou pasta ? Et ensuite ? Bandit manchot ou baccarat ? Joe, lui aussi, comme les autres, a sillonné downtown Las Vegas et, plus précisément, Freemont street, il a déambulé sous le dôme de verre, encagé dans cette prison dorée avec d’autres badauds en vadrouille, dans un monde d’apparences, d’ondes phoniques, de gelée lumineuses, de bleu électrique, de plastique propre, translucide, de formica blanc, de stuc verdâtre, de lucioles glacées, de caoutchouc violet à la texture de guimauve ; il a erré dans le Faschion Show Mall, le grand centre commercial où tout brille, s’anime, pétille, mais où rien ne vibre réellement. Il a passé la nuit dans l’une des trois mille chambres de l’hôtel The Mirage relié par monorail au Casino Treasure Island ; il a vu la grande cascade devant l‘entrée, le volcan en éruption et, à l’intérieur, l’habitat des dauphins, celui des tigres blancs puis le gigantesque aquarium avec ses quatre-vingt-dix mille litres d’eau. Le factice pénétrant, violant le vrai, amalgamé à lui, comme ces robots auxquels une société américaine vient de greffer des pattes de rats. Le vivant est exploité comme le reste, comme toute chose, pour le simple divertissement des touristes, le ravissement des consommateurs ; il faut pouvoir les égayer une minute, leur donner l‘illusion de s‘arracher un instant à leur vacuité, à cette existence morne, zébrée de flash, farcie de zapping, bourrée de films d‘action, irradiée de pub, de séries télévisées et d‘attractions radieuses. Ils ont souri ; ils ont esquissé un rictus de contentement ; ils se sont ébahis quelques secondes devant ce tigre majestueux en le regardant tourner tristement dans sa cage de verre ; ils l’ont fait de manière machinale, tout en rotant le reflux du repas pantagruélique qu’ils ont trop vite avalé ; on aurait pu leur montrer un Alien ou le cul d‘une poule, ils auraient arboré la même grimace, la même expression de ruminant désœuvré.

A cette époque, Joe ne faisait pas attention à la valeur réelle des choses ; elles étaient disposées ainsi dans l‘espace, vivantes ou mortes, réelles ou fausses, voilà tout, ce n’était qu’une question de business, d’interprétation, de regard et d’humeur ; on était élevé comme ça ici ; gagner le plus d’argent possible, c’était bien, très bien, une école de responsabilité et d‘indépendance. Partout ailleurs, dans la vieille Europe elle-même, c’était pareil, mais avec plus de culpabilité ou d’hypocrisie.

Lors de ses différents séjours à Vegas, Joe a visité d’autres hôtels immenses, le Bellagio, avec son grand lac et son spectacle de jets d’eau dont les gerbes s’élèvent à plus de soixante-quinze mètres ; le Louxor, sa pyramide d‘opérette, son obélisque et son sphinx de carton-pâte. Le mauvais goût de ces casernes luxueuses, aux allures d’énormes gâteaux de sucre, est lui-même pharaonique. Et devant ce spectacle exaltant, Joe se souvient d’avoir entendu quelques « ouahouh » ! admiratifs ou d’autres expressions jubilatoires, toutes aussi ramassées, toutes aussi réduites que l’imaginaire de ceux qui les proféraient. Parfois encore, on entendait quelques variantes, des « gorgious », des « very impressive », puis le touriste reprenait sa mine blasée, son expression repue, il passait son chemin, promenait ses bras ballants, agitait son corps flasque, se grattait le derrière sous son bermuda, réajustait sa chemise à carreau ou sa casquette, continuant ainsi d’alimenter le mouvement perpétuel, la grande roue invisible qui virevolte toujours dans le vide.

Joe est retourné sous les dômes de verre, les enseignes lumineuses, les façades aux décorations kitsch, les devantures aux couleurs criardes, accrocheuses, dans ce bazar clinquant, au cœur de la mystification et de l’inauthenticité, dans un lieu où le déséquilibre, la perdition hallucinogène et délirante d’un Las Vegas Parano n‘ont plus cours ; c’est désormais la bêtise endimanchée, grassouillette et sage, qui visite le temple de la mangeaille, au milieu d’une profusion écœurante où l’on se gave ; tout ici est brûlement, dilapidation, destruction ; le consommateur consume, c’est sa fonction première, sa raison d’être ; il se brûle en même temps que son autodafé de théâtre et entraîne avec lui tout ce qui est beau et fragile ; ici on trouve les divertissements les plus stupides, les plus irrespectueux, les plus vils du monde, si l’on excepte bien sûr les bordels africains et les foires aux putes thaïlandaises, là où d’autres touristes, asiatiques et occidentaux, vont sodomiser des enfants. Mais à Vegas, tout est plus propre, plus moral ; la pourriture, le sous-degré de l’argent et du sexe, c’est pour la banlieue de ce joli monde spécialisé, où l’on consomme le cul, la drogue, comme la bouffe, avec le même manque de volupté, dans la jouissance rapide, immédiate et sous l’effet d’un désir anesthésié. Emotion de sex toys, de vibromasseurs et de godemichés, amour chosifié, sentiments matérialisés. Au-delà du décor, la nature elle, reste vierge, parce que désertique. Quel contraste violent, accablant, entre la splendeur simplissime des parcs nationaux et cette ville d’artifices. Faux volcans, faux sphinx, fausse tour Eiffel et fausse Venise, faux Paris et faux New York, faux sourires et faux amis, tout ici pue le frelaté, le mercenaire, l’imposture. A grand renfort de pubs tapageuses, on vend de la féerie, vacances de rêve, hôtel de rêve, limousines de rêve, c’est la féerie des ploucs, le fantastique pour boniches, le paradis à la mesure des imbéciles. Voilà leur rêve, néons multicolores, sonneries de machines à sous, salles tamisées de casinos, écrans géants, colliers fluo, robes de strass et vêtements de marque, snikers et jeans unisexes, gueules et derrières liftés, climatisations, stripteaseuses, roulette, black jack, poker, chemin de fer, baccarat, craps… Mariez-vous en montgolfière, en saut à l’élastique, dans le décor d’un château fort ; échangez vos anneaux au sommet des montagnes russes, étourdissez-vous, faute de ressentir, d’imaginer ou de penser, unissez-vous à bord d’un bateau pirate, d’un hélicoptère, d’un vaisseau spatial modèle Star Trek. Il y a même des cloches qui se marient à moto ou en voiture, pendant que leurs enfants, s’ils en ont déjà, restent sagement assis sur la banquette arrière. Mais, dit-on, la bêtise ne gêne personne. Non, bien sûr, elle ne gêne personne, elle ne fait qu’étouffer le monde sous une vaste féerie de pacotille. Il faut voir ces touristes bedonnant s’empiffrer au milieu du décor de l’hôtel Ceasar Palace, avec ses colonnes de marbre noir cerclées de dorures épaisses dans un cadre pompier, écrasé de lumières artificielles et de fausses fresques du Rinascimento ; il faut voir le regard halluciné des joueurs, abrutis et aveuglés parce qu’ils sont restés des heures les yeux rivés sur leurs machines dont les lumières bleues, dévorantes, leur ont tétanisé la cervelle, il faut voir tout cela et ce qui est moins apparent, moins caricatural encore, pour comprendre à quel point ce monde est déchu.

Pour toute référence à ce texte, merci de préciser, Laurent Dingli, “Anima – Extrait du chapitre VII : “Las Vegas” (2006)”, laurentdingli.com, juin 2017.