Si j’ai choisi aujourd’hui ce titre d’une oeuvre célèbre de Joseph Conrad pour illustrer un billet sur la République démocratique du Congo (R.D.C.), c’est que j’ai parfois l’impression, à tort ou à raison, que rien n’a profondément changé dans cette terre de cocagne. Une illusion sans doute, mais que de similitudes avec l’époque du roi des Belges, Léopold II, dont la cruauté fut jadis dénoncée par Edmund Morel ou Roger Casement – et que de rappels sanglants pour un pays qui n’en finit pas de souffrir. Je lis les témoignages de ceux qui vivent sur place et agissent sur le terrain, en l’occurrence les médecins de l’association Heal Africa. Chaque jour, ces derniers s’efforcent d’atténuer les conséquences d’une barbarie ordinaire dont les femmes sont souvent les premières victimes. Je retrouve alors cette grande division binaire du monde, l’éternel clivage entre ceux qui détruisent et ceux qui réparent – ou plutôt, devrais-je dire, ceux qui tentent de le faire, car cette activité rend humble et le rapport ne sera jamais égal entre le bien et le mal. On écoute ces récits de vie, ces bribes de cauchemars racontées avec beaucoup de pudeur, entre deux opérations, par des chirurgiens américains confrontés à l’horreur quotidienne. On mesure tout ce que cette souffrance peut avoir d’irréparable ; on devine la prégnance du traumatisme qui se fixe comme un poison dans le sang des victimes. Mais on se surprend aussi à espérer, même au coeur des ténèbres.
« Les chirurgiens du Wisconsin viennent juste de ramasser leurs affaires pour rentrer chez eux après une longue journée, rapporte ainsi Lyn Lusi dont je traduis les propos. La bonne nouvelle, c’est qu’ils ont réparé le visage de Jeanne. Cela faisait huit mois qu’elle attendait une chirurgie réparatrice et le jour était enfin venu.
“Jeanne m’a dit qu’elle pouvait témoigner du jour et de l’heure, 5 heures de l’après-midi, un dimanche de septembre 2005, quand la 105ème Brigade des Interahamwe s’est battue dans son village. Elle portait sa petite fille de 18 mois dans les bras. Ses voisins ont fui, mais les tirs étaient trop nourris pour qu’elle puisse suivre leur exemple. Elle s’est donc cachée. Cinq hommes l’ont violée. Quand ils ont quitté la hutte, elle s’est dissimulée sous le lit avec sa petite fille. Ils sont revenus avec d’autres soldats. Comme ils ne l’ont pas trouvée, ils ont mis le feu. Elle a essayé de fuir au dernier moment, mais la hutte en flammes s’est effondrée sur elle, tuant son bébé et la brûlant très gravement à la tête, au visage et aux bras. Réparer le visage de Jeanne, c’était régler l’un des problèmes. Mais comment cette femme va-t-elle pouvoir reconstruire sa vie ? (…)
« Seuls un petit nombre de survivants parviennent jusqu’à notre hôpital. Et, dans les bons jours, quelques-uns nous quittent guéris, alors que, sans notre intervention, ils seraient morts. C’est le cas de cette femme de soixante ans, Odile. Elle est rentrée chez elle, il y a quelques jours en se tenant gaillardement sur ses béquilles. Après l’avoir violée, les soldats lui ont tiré dans le genou. Il n’a pas été possible de sauver sa jambe. Elle a maintenant une prothèse ; elle est donc rentrée chez elle avec quelques produits à vendre afin de pouvoir gagner sa vie toute seule. Son courage et sa dignité étaient vraiment magnifiques. C’était une bonne journée (…) ».
Lyn nous relate encore bien des récits de souffrance, notamment l’histoire d’André, un enfant de dix ans dont la belle-mère a brûlé volontairement la main dans l’eau bouillante parce qu’elle l’accusait d’avoir volé 100 Francs (20 cents). C’est une des conséquences de la misère suggère Lyn. A Goma, rappelle-t-elle à ce propos, 45 foyers sur cent vivent avec moins de 50 dollars par mois. « C’est cela le scandale du Congo : un pays si riche qui attirent les prédateurs de toutes les nations du monde mais dont la majeure partie de la population vit dans une accablante pauvreté ». Pour ma part, j’aurais aussi évoqué l’irresponsabilité chronique de certaines élites africaines… Un autre exemple permet de rappeler à quel point les besoins des ONG sont énormes. Ainsi pour soigner une fistule vaginale, contractée par une femme lors d’un viol collectif ou dans le cadre de son travail, des ciseaux spéciaux sont indispensables. L’hôpital n’en possède qu’une seule paire, souvent utilisée par un médecin en tournée. Les malades et les blessées doivent donc attendre.. et souffrir. Une seule paire de ciseaux coûte 500 dollars – soit l’équivalent de dix mois de budget pour une famille entière de Goma. On comprend dans ces conditions la valeur d’un tel instrument et pourquoi certains sont dérobés avant même de parvenir à l’hôpital…
Les membres de Heal Africa ne se penchent pas seulement sur les souffrances du corps, ils traitent aussi les traumatismes psychiques. Un soixantaine de femmes désignées par leur communautés s’apprêtent ainsi à travailler avec l’association pour identifier et aider les femmes violées du Nord Kivu. « Ces courageuses conseillères font preuve de passion et de compassion. Elles marchent pendant des jours pour atteindre les femmes traumatisées dans le sillage des combats ».
Un peu de baume sur une plaie béante.
Judy Anderson de Heal Africa me rappelle aujourd’hui que Bernard Kouchner s’était rendu à Goma où il avait soutenu le programme de chirurgie orthopédique pour les enfants. Par ailleurs, précise Judy, le Dr Lusi vient d’être invité à Paris par le ministre des Affaires étrangères dans le cadre de la journée de la femme, le 7 mars prochain.
Liens : Lyn Lusi, A Good Day in Goma, Heal Africa.
Lundi 25 février 2008. Dernière mise à jour le 27/2/2008