Archives par étiquette : Usines Renault

Entretien filmé avec Jacques Rochefort, 13 mars 2012

pierre_rochefort_1937

Pierre Rochefort vers 1937 © Famille Rochefort

Jacques Rochefort, que j’ai pu interviewer il y a quelques jours, est le fils de l’un des plus proches collaborateurs de Louis Renault.

Pierre Rochefort (1887-1946), docteur en Droit, ancien clerc principal de notaire succéda à Ernest Fuchs comme secrétaire particulier de Louis Renault à partir de 1923. Ayant rapidement acquis la confiance de l’industriel, il devint son fondé de pouvoir,  géra sa fortune personnelle et assuma d’importantes fonctions à ses côtés : administrateur de la Société anonyme des usines Renault (S.A.U.R.), président des aciéries de Saint-Michel-de-Maurienne, président de la D.I.A.C. (société de crédit Renault), président de la Société des Aciers Fins de l’Est (S.A.F.E.) et de la Renault Limited, filiale anglaise de Renault. Mais, comme le rappelle son fils, les tâches multiples de Pierre Rochefort ne se limitèrent pas aux seules questions professionnelles, l’homme de confiance de Louis Renault ayant dû fréquemment intervenir pour régler des différends d’ordre privé ou défrayer les amies et les maîtresses du grand industriel. Travailler pour Louis Renault était à la fois un métier  exigeant, rappelle Jacques Rochefort à propos de son père, mais aussi une occupation gratifiante : La chance d’approcher un homme d’exception compensait plus ou moins ce qu’une fonction de ce genre pouvait avoir d’épuisant. Car il fallait suivre un homme qui dormait en moyenne quatre heures par jour et qui passait presque le reste du temps à travailler ; un homme volontaire et autoritaire qui aimait surmonter les obstacles les plus difficiles.

Pierre Rochefort s’éteint en janvier 1946, à 58 ans, « usé par vingt-trois années passionnantes de dévouement efficace auprès d’un homme à la fois génial et, disons, difficile »[1].

Tout en retraçant la carrière de son père, Jacques Rochefort nous livre un témoignage très précis sur l’état de santé de Louis Renault avant la guerre et pendant l’occupation allemande.


Histoire Renault – Entretien avec Jacques… par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Jacques Rochefort – Premère partie


Histoire Renault – Entretien avec Jacques… par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Jacques Rochefort – Deuxième partie

Pour toute référence à ce document, merci de préciser Laurent Dingli, “Entretien filmé avec Jacques Rochefort, 13 mars 2012”, louisrenault.com, mars 2012.

Entretien filmé avec Jacqueline Serre, 15 mars 2012

 Charles-Edmond Serre vers 1910 © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Charles-Edmond Serre vers 1910 © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Pour illustrer l’interview que m’a aimablement accordée Mlle Jacqueline Serre, rien ne m’a semblé mieux convenir que le bel hommage que sa sœur Anne-Marie Gillot, aujourd’hui décédée, avait consacré à leur père, Charles-Edmond Serre, chef du bureau d’études des usines Renault, hommage qui fut publié il y a trente-quatre ans dans la revue de la Société d’Histoire du Groupe Renault [1].

Je tiens particulièrement à remercier M. Michel Ducoint, passionné de Renault, qui a eu la gentillesse de me mettre en contact avec Mlle Jacqueline Serre.


Entretien Jacqueline Serre 1 par Boulogne-Billancourt

Monsieur SERRE,

mon père

Mon père était très différent de Monsieur Serre, chef du bureau d’études et compagnon de toujours de Monsieur Louis Renault.

Il était un père très proche de ses deux filles, très jeune de caractère, toujours disponible pour sa famille, mais l’usine tenait une très grande place dans sa vie et pas plus que notre mère, nous n’en avons été jalouses, nous étions très fières de lui et la déférence que tout le monde lui témoignait nous a toujours impressionnés.

Il était né à Tulle en 1882, treizième d’une famille de quatorze enfants. Mon grand-père, entrepreneur de travaux publics, ayant des difficultés à faire vivre sa nombreuse famille, vient s’installer à Paris avec ma grand-mère et sept de ses enfants. C’était en 1889, mon père avait sept ans.

Il fit ses études au collège Colbert, d’où il sortit à seize ans, avec un diplôme de dessi­nateur industriel. Son père étant mort quel­que temps avant, il ne put continuer ses études et entrer aux Arts et Métiers comme il le pensait.

Il entre chez Durand, rue Oberkampf, une fabrique d’engre­nages. Et, c’est là, que le 31 octobre 1898, il vit arriver un ami de M. Durand, qui cherchait un jeune apprenti ; étant le dernier embauché dans la maison, il fut présenté à ce jeune homme de vingt-deux ans qui s’appelait Louis Renault.

« – Quand voulez-vous commencer ? »

«  – Tout de suite, Monsieur »

« Venez demain à Billancourt, vous apporterez votre blouse et votre boite de compas ».

Le lendemain était le jour de la Toussaint ; dès le début de cette longue collaboration un pli était pris : dimanches et fêtes ne comptaient pas : le travail d’abord.

Certificat de capacité (Permis de conduire) de Charles-Edmond Serre - 1902 ? © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Certificat de capacité (Permis de conduire) de Charles-Edmond Serre – 1902 ? © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Très vite l’étude et la fabrication des premières voitures obligea Mme Renault mère à céder sa propriété de Billan­court, à ses fils.

Pendant la construction des premiers bureaux et ateliers, mon père et M. Bicher, travaillèrent chez elle à Paris, square Laborde. L’ambiance y était des plus familiale, à 4 heures ils avaient croissants et chocolat chaud et un baiser sur les deux joues quand isl partaient le soir, ils avaient dix-sept ans !

Charles-Edmond Serre sur une voiture Renault type K de course dite "Paris-Vienne". A, à ses côtés, Ferenc SZISZ le futur vainqueur du grandprix de l'ACF en 1906. D'après Claude Le Maître, Louis Renault a eu le souci de conserver ce modèle qui gagna la course Paris-Vienne, en 1902, aux mains de son frère bien-aimé Marcel et, en souvenir de lui. © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Charles-Edmond Serre sur une voiture Renault type K de course dite “Paris-Vienne”. A, à ses côtés, Ferenc SZISZ le futur vainqueur du grandprix de l’ACF en 1906. D’après Claude Le Maître, Louis Renault a eu le souci de conserver ce modèle qui gagna la course Paris-Vienne, en 1902, aux mains de son frère bien-aimé Marcel et, en souvenir de lui. © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Grandes inondations de 1910 aux usines Renault © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Mon père dessinait sur une table qui avait été le bureau de M. Renault père et qui lui fut donné par la suite en souvenir de cette époque : et c’est sur cette même table qu’aujourd’hui j’écris ces lignes.

Très vite, l’usine prit de l’expansion et d’au­tres dessinateurs et ingénieurs furent enga­gés sous les ordres de mon père. Il ne sor­tait pourtant d’aucune grande école, n’avait pas de diplôme d’ingénieur, mais il avait un très grand sens de la mécanique, était très inventif, très méticuleux et avait énormément de bon sens, ce qui lui a toujours servi dans toutes les circonstances de sa vie. Il était également très autoritaire et peut-être pas d’un abord facile. Mais, l’importance de ses responsabilités le conduisait à être ainsi, ce qui ne l’empêchait pas d’être très humain et très proche de tous. Et, par-dessus tout, il existait entre lui et M. Renault une telle entente qu’ils étaient vraiment le complément l’un de l’autre.

Camions Renault sans doute lors du concours militaire russe organisé du 8 septembre au 4 octobre 1912 © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Camions Renault sans doute lors du concours militaire russe organisé du 8 septembre au 4 octobre 1912 © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Véhicule militaire Renault petite puissance (12 CV) équipé d'un groupe électrogène (avant 1914) © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Véhicule militaire Renault petite puissance (12 CV) équipé d’un groupe électrogène (avant 1914) © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

De cette période lointaine mon père nous parlait peu, les grands événements de sa carrière ont été d’abord les gran­des courses : Paris-Vienne, Paris-Berlin, Paris-Madrid, et la mort de « Monsieur Marcel » comme il l’appelait, l’exten­sion rapide de l’usine, puis la guerre 14-18 ; il fut mobilisé sur place et ce fut une époque de travail intensif Le char d’assaut de 1917 fut une de ses grandes fiertés.

Carte de membre fondateur représentant le petit char de la Victoire - 1919 © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Carte de membre fondateur représentant le petit char de la Victoire – 1919 © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Un très grand souvenir pour lui fut son voyage aux États‑Unis, en 1928, en compagnie de M. Renault et de M. Tordet,pour qui il avait une grande amitié. Il rencontra Henry Ford et découvrit une autre façon de travailler, l’expérience qu’ils en rapportaient fut certainement très profitable à l’usine.

Conduite intérieure Renault 15 cv souple, certainement du type RA, 6 cylindres monobloc à culasse rapportée, de 1926. Observons avec Claude Le Maître, que le losange est apparu sur le haut de gamme l'année précédente © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Conduite intérieure Renault 15 cv souple, certainement du type RA, 6 cylindres monobloc à culasse rapportée, de 1926. Observons avec Claude Le Maître, que le losange est apparu sur le haut de gamme l’année précédente © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Les années d’entre-deux-guerres furent pour lui une période de grande activité, et de grandes responsabilités ; outre la direction du bureau d’études de Billancourt, il dirigeait éga­lement l’étude des moteurs Caudron, des automotrices, des camions, des tracteurs agricoles, du matériel pour l’armée et certainement de beaucoup d’autres choses. De toute façon, l’usine était un sujet qu’il n’a jamais beaucoup abor­dé devant nous.

Mais elle était présente cette usine, dans notre vie familiale.

Par M. Renault, principalement, que nous avions souvent l’occasion de voir le dimanche à Portejoie.

Charles-Edmond Serre vers 1936 © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Charles-Edmond Serre vers 1936 © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Portejoie était une maison de campagne qu’il avait convaincu, mon père, d’acheter et qui était située sur les bords de la Seine, juste en face de son château d’Herque­ville, il était sûr ainsi de l’avoir toujours près de lui, diman­ches et fêtes. Combien de fois l’avons-nous vu surgir de son bateau et emmener mon père pour la journée entière, pour discuter d’un projet, mettre au point un moteur de bateau et de tracteur agricole.


Entretien Jacqueline Serre 2 par Boulogne-Billancourt

Avant-guerre, pour nous le rituel était toujours le même un chauffeur du 153 venait nous chercher boulevard Murat, nous déposait avenue Émile-Zola, devant les fenêtres du bureau d’études, et là, mon père reprenait le volant et nous partions à Portejoie. il lui arrivait d’être en conférence avec M. Renault et nous attendions… parfois très longtemps. Puis M. Renault partait le premier, passait en trombe devant nous et prenait la route d’Herqueville. Mon père arrivait quelques minutes après ; nous partions très vite et sur la route, on ne lambinait pas (en principe, personne nous dépassait, il n’aimait pas beaucoup ça).

Germaine Serre vers 1936 © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Germaine Serre vers 1936 © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

En arrivant à Portejoie, nous trouvions M. Renault assis sur les marches du perron. il avait eu le temps de se chan­ger, de prendre son chien avec lui et de traverser la Seine. Ils repartaient ensemble à Herqueville jusqu’au soir.

Cette collaboration si étroite se teintait je crois d’une certaine complicité. Ils redevenaient les deux très jeunes gens,de vingt-deux et seize ans, qu’ils étaient à leurs débuts.

Malgré une certaine distance due à la hiérarchie, qui exis­tait de leurs relations, M. Renault a été certainement le meil­leur ami de mon père.

L’usine a apporté beaucoup de joies et de fiertés à mon père, mais aussi bien des moments de soucis et de chagrin.

Charles-Edmond Serre au centre, légèrement à droite, avec des lunettes, boit le champagne pour célébrer à Montléry le succès des 50 heures, pied au plancher de la Juvaquatre, le 28 mars 1938 : 5931 Km parcourus à 107,82 Km de moyenne. A sa droite, J.A Grégoire et le groupe des pilotes Massot, Quatresous, Fromentin ; à sa gauche, Hamberger © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Charles-Edmond Serre au centre, légèrement à droite, avec des lunettes, boit le champagne pour célébrer à Montléry le succès des 50 heures, pied au plancher de la Juvaquatre, le 28 mars 1938 : 5931 Km parcourus à 107,82 Km de moyenne. A sa droite, J.A Grégoire et le groupe des pilotes Massot, Quatresous, Fromentin ; à sa gauche, Hamberger © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Renault 14 cv clandestine au bord d'un étang de Meudon pendant l'Occupation. Pour reprendre la formule de Claude Le Maître, "C'était le parcours culotté des protos interdits dans la forêt avoisinante"© Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Renault 14 cv clandestine au bord d’un étang de Meudon pendant l’Occupation. Pour reprendre la formule de Claude Le Maître, “C’était le parcours culotté des protos interdits dans la forêt avoisinante”© Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Vue des usines Renault © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Vue des usines Renault © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

De droite à gauche, au premier rang : MM. Saivre, Serre, Gourdou et Grillot (années trente) © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

De droite à gauche, au premier rang : MM. Saivre, Serre, Gourdou et Grillot (années trente) © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Plaquette réalisée lors de l'élévation de Louis Renault à la dignité de Grand Officier de la Légion d'Honneur - 1932 © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Plaquette réalisée lors de l’élévation de Louis Renault à la dignité de Grand Officier de la Légion d’Honneur – 1932 © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Joie, pour une belle voiture bien réussie. Il était très fier des superbes voitures d’avant-guerre : 40 CV, Reina-Stella, Viva-Sport, Nerva-Sport, très fier également des records battus aussi bien par les voitures que par les avions Cau­dron. Sa grande fierté, après le char d’assaut de 1917, a certainement été la 4 CV. Conçue et réalisée pendant l’occupation, à la barbe des Allemands, sa mise au point donne lieu à pas mal de discussions avec M. Renault lui-même.

Prototype n°2 de la 4 cv présenté par M. Jean Louis, directeur des usines Renault © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Prototype n°2 de la 4 cv présenté par M. Jean Louis, directeur des usines Renault © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Cela se passait pendant le week-end à Portejoie, les expli­cations étaient parfois très orageuses, mais ils y prenaient malgré tout beaucoup de satisfaction l’un et l’autre.

L’Occupation a été pour nous, comme pour tout le monde, le début d’une vie très différente. A l’usine, l’activité était très réduite et la présence d’un commissaire allemand était très mal acceptée par mon père.

Mais malgré tout, dans les jours les plus sombres, il a tou­jours cru et espéré en une revanche et n’avait pas peur de le dire à son entourage. Les quatre bombardements de l’usine ont été des « coups durs » acceptés comme chose normale en temps de guerre et d’occupation, et le travail pour les Allemands s’en trouvait ralenti. Malheureusement, il y eut des sinistrés et des disparus parmi le personnel de l’usine et il en était très affecté. La mort de son fidèle collabora­teur, M. Juville, tué avec toute sa famille, l’avait bouleversé.

La Libération fut un jour formidable, mais elle entraîna les tristes événements que l’on sait pour M. Renault ; ce fut une grande tristesse pour nous tous.

Mais l’usine devait continuer. Après pas mal de discussions, la construction de la 4 CV en grande série fut décidée en 1946.

Prototype de la 14 cv essayé par Charles-Edmond Serre à Nevers le 30 juillet 1946 © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Prototype de la 14 cv essayé par Charles-Edmond Serre à Nevers le 30 juillet 1946 © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

C’est à cette époque que mon père quitte la direction du bureau d’études, mais non pas l’usine. Il voulait prendre sa retraite à l’anniversaire de ses cinquante ans au service de Renault, fin 1948.

Entre temps, il s’installe aux Champs-Élysées, et là, avec un dessinateur, il met au point des projets de tracteurs, cons­truits à l’usine du Mans. Il a passé là deux années qui n’étaient pas de pénitence, loin de là. Il se passionnait pour ces tracteurs, question qu’il connaissait bien. Il avait eu assez l’occasion de les étudier à Herqueville, avec M. Renault.

Il n’aurait pas voulu que je termine le récit de ces dernières années d’usine sans évoquer Pierre Lefaucheux, qui, avec déférence, a toujours su lui montrer beaucoup de sympa­thie, dans cette situation délicate qui était la sienne au moment de la nationalisation, nationalisation très mal accep­tée par mon père comme on peut le penser après cette carrière passée au service de l’usine et de M. Renault.

Charles-Edmond Serre chez lui, à son bureau © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Charles-Edmond Serre chez lui, à son bureau © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

C’est en mars 1949, qu’il quitte définitivement l’usine. Mais, il ne reste pas inactif pour autant, ingénieur-conseil de différentes affaires machines-outils Ernault, matériel agri­cole Puzenat, administrateur à Saint-Étienne-Ponlieue, aux huiles Renault, à la Société des carburants, il retrouve l’automobile avec Jean Daninos. L’affaire que dirigeait cet ancien ingénieur de Citroën périclitant, mon père lui conseille l’étude d’une voiture de grand luxe et de prestige, comme il les aimait tant. Ce fut la Facel-Vega qui sortit de cette collaboration et ce fut vraiment une des plus belles voitures d’après-guerre.

En dehors de ces activités techniques, il aimait retrouver Portejoie où d’autres occupations l’attendaient : il avait été élu maire de cette petite commune, et là, il redevenait l’orga­nisateur et le responsable qu’il avait toujours aimé être.

A Portejoie, il retrouvait également ses petits-enfants qui lui apportèrent certainement les dernières grandes joies de sa vie.

Anne-Marie GILOT

Pour toute référence à ce document, merci de préciser, Laurent Dingli, “Entretien avec Jacqueline Serre, 15 mars 2012”, louisrenault.com, juin 2012 ; et pour l’article d’Anne-Marie Gilot, voir la note ci-dessous. Je remercie aussi Claude Le Maître, ancien responsable de la S.H.G.R. qui a bien voulu précisé et corrigé les légendes des illustrations.

Dernière mise à jour : 20 juin 2012

[1]. A-M. Gillot, « Monsieur Serre, mon père », RFR n°17, décembre 1978, pp. 204-206.

 

Entretien filmé avec Alcide Alizard, 15 mars 2012

alizard_1bis

Une photo particulièrement émouvante : Le petit Alcide entre sa mère, Suzanne Hutin, et son père, Léonce, tué au combat, le 30 août 1918 © Famille Alizard – Droits réservés

Alcide Alizard a fêté il y a quelques semaines son centième anniversaire ; ce n’est pas sans émotion que, le 12 mars dernier, nous avons franchi le seuil de la maison de retraite où il a eu la patience et la gentillesse de nous recevoir en compagnie de son épouse et de son fils, Michel.


Histoire Renault – Entretien avec Alcide Alizard 1 par Boulogne-Billancourt

Alcide Alizard est né le 16 janvier 1912 à Villers-lès-Guise, dans l’Aisne. En 1914, sa famille fut évacuée dans le département de l’Yonne où elle demeura jusqu’en 1919. A son retour, Mme Alizard et son fils retrouvèrent un logis à moitié démoli et, surtout, Léonce, le père d’Alcide, était mort au combat, deux mois et demi seulement avant l’Armistice.

Léonce Alizard avait obtenu une permission environ six mois avant sa mort et c’est donc à l’âge de six ans qu’Alcide vit pour la dernière fois son père. C’est l’horrible banalité d’une guerre qui fit des millions de veuves et d’orphelins. Suzanne Alizard tient désormais seule la boulangerie et son foyer. Heureusement, l’enfant, qui effectue une brillante scolarité, est remarqué par son instituteur. Il part faire ses classes à l’école préparatoire Savard, à Saint-Michel-sous-Gland, près d’Hirson, puis entre à l’Ecole d’Arts et Métiers d’Erquelinnes, dans le Hainaut, fondée par les Frères des écoles chrétiennes.

alizard_2

Alcide Alizard âgé de 16 ans, en 1928, à l’école préparatoire Savard de Saint-Michel-sous-Gland, près d’Hirson © Famille Alizard – tous droits réservés.

A son retour, le jeune Gadzarts est remarqué par le concessionnaire Renault de Guise qui entretient un contact avec un “compatriote” de l’Aisne au sein de l’usine. Appuyé sur la sélection de l’école primaire, les succursales de province ont souvent constitué un vivier de recrutement pour l’entreprise, ainsi que le cas de Robert Desmond, jeune périgourdin embauché comme apprenti à l’âge de 12 ans, nous en a donné récemment l’exemple. Alcide Alizard entre donc à Billancourt en 1933 : il a 21 ans. Comme tout futur chef d’atelier, il doit commencer par le travail à la chaîne qu’il effectue pendant plusieurs mois, notamment dans l’usine flambant neuve de l’Ile Seguin. Il débute sur la chaîne de montage des essieux avant, puis sur celle des voitures. Il existait trois étages sur l’Ile Seguin, rappelle Alcide Alizard, le troisième consacré à la peinture des véhicules, le second, dans lequel il est lui-même employé, à l’équipement des voitures et, enfin, le premier étage à la mécanique. “Il fallait tenir la cadence, au début, ce n’était pas commode, puis après, une fois qu’on est habitué, ça va…“. On lui confie ensuite une équipe d’une quinzaine d’ouvriers (et surtout d’ouvrières) pour l’équipement des tableaux de bord et des parties arrières, travail qu’il effectue jusqu’aux environs de 1936. Il acquiert un niveau de vie correct, vit à l’hôtel, ne fréquente pas la cantine et possède même une automobile (Renault, bien sûr), ce qui constitue un luxe à l’époque. Louis Renault reste pour lui “un patron lointain” – ce qui n’est pas étonnant, l’industriel se rendant essentiellement dans les ateliers de mécanique.

alizard_3

A l’école d’Arts et Métiers d’Erquelinnes, dans le Hainaut : Alcide Alizard est le premier à gauche sur la photo © Famille Alizard – Tous droits réservés

Entre temps, il accomplit sa période militaire au 503ème RCC (Régiment de chars de combat) sur des chars… Renault !

alizard_5

Le 503ème RCC – On remarquera les chars Renault FT-17 de la Grande Guerre © Famille Alizard – Tous droits réservés

alizard_8

Pendant sa période militaire au 503ème RCC en 1935. Alcide est le deuxième en partant de la droite © Famille Alizard – Tous droits réservés

alizard_7

Le 2ème peleton – 1ère section du 503ème RCC – Alcide, debout, le quatrième en partant de la droite © Famille Alizard – Tous droits réservés

En 1936, Alcide Alizard suit le mouvement du Front populaire chez Renault, mais sans expérience ni réelle conviction : “Je suivais la troupe” explique-t-il. On le voit ainsi participer aux grands défilés, mais non pas à l’occupation de l’usine. Cette année-là il profite, pour la première fois, comme les autres salariés, des congés payés.

A Saint-Malo, à l'époque des premiers congés payés : Alcide Alizard est à droite sur la photo © Famille Alizard - Tous droits réservés

A Saint-Malo, à l’époque des premiers congés payés : Alcide Alizard est à droite sur la photo © Famille Alizard – Tous droits réservés

Il a plus de souvenirs du lock-out qui a suivi la grève violente de novembre 1938. La direction lui a demandé, comme aux autres chefs d’ateliers, de réembaucher les 25 personnes dont il était alors responsable.

Mais la guerre approche. Jeune marié (décembre 1938), Alcide Alizard est mobilisé en mai 1939 au 510ème RCC. Il y conduit un char Renault B1, qui constitue alors l’un des meilleurs matériels blindés français. Il participe peu aux combats de la bataille de France car son char est immobilisé après avoir reçu un obus allemand à quelques kilomètres de Sedan, le 16 mai. Il parvient toutefois à le réparer et à se replier, ce qui lui vaudra une citation. Il livre un très bref combat avec l’infanterie, puis parvient à Auxerre en même temps que les Allemands. Mais il  leur échappe, cache son char dans un champ de blé, trouve refuge chez un particulier, puis, habillé de vêtements civils, rejoint la capitale [1].C’est un véritable périple, car Alcide, qui ignore où se trouve sa femme, rejoint Boulogne-Billancourt en vélo, en se cachant des les fossés à chaque passage des Allemands. La mairie de Boulogne-Billncourt lui obtient des papiers et il peut reprendre son emploi chez Renault après la réouverture de l’usine.

alizard_8

Au 510ème RCC – Alcide, en casquette, appuyé sur le char © Famille Alizard – Tous droits réservés

alizard_9

“Ma torpédo” Les Vertus (Champagne) 1940 © Famille Alizard – Tous droits réservés

Pendant l’Occupation, Alcide Alizard est employé à l’usine O, près de la porte de Saint-Cloud, sous les ordres de Daguet. Là, on débite du bois pour équiper les camions allemands en planchers et ridelles. Puis au moment des grandes pénuries, vers la fin de la guerre, l’atelier confectionne des semelles de bois. En plus d’un surveillant français, une sentinelle allemande était postée à l’entrée de l’usine O. Cette sentinelle faisait de régulières inspections au sein des ateliers. D’après Alcide Alizard, les ouvriers travaillaient “normalement”, car il fallait bien respecter la cadence, explique-t-il, pour éviter la répression.


Histoire Renault – Entretien Alcide Alizard 2 par Boulogne-Billancourt

Sa femme et lui habitaient boulevard Jean-Jaurès, près de la Seine. C’est là qu’ils vécurent les premiers bombardement sur les usines Renault et Boulogne-Billancourt. Pas moins de sept personnes trouvèrent la mort dans le hall de leur immeuble. A partir de ce moment, ils partirent se réfugier chez des cousins à Paris, puis au Vésinet (mars 1943), tout en continuant à travailler chez Renault. Son atelier ne fut pas décentralisé pendant l’Occupation. C’est près de la Porte de Saint-Cloud, en août 1944, qu’Alcide Alizard vit arriver les premiers soldats français.

alizard_10

[1]. Alcide Alizard faisait partie du 41ème B.C.C, comme l’indique ses papiers militaires. Sur l’ordre de marche de ce bataillon (commandant Malaguti), qui était aussi doté de chars Hotchkiss, voir le site chars-francais.net.

Pour toute référence à ce texte, merci de préciser : “Entretien entre Alcide Alizard et Laurent Dingli, 15 mars 2012”, louisrenault.com, mars 2012.

Dernière mise à jour : 19 mars 2012

Entretien filmé avec Roger Vacher, 23 mars 2012

Le parcours de Roger Vacher constitue un cas exemplaire de mobilité et de réussite sociales au sein d’une grande entreprise. Issu d’un milieu modeste, entré chez Renault comme apprenti de l’école professionnelle, en 1940, il achève sa carrière en tant que directeur de Billancourt, en 1985, après quarante-cinq ans d’une carrière exceptionnelle.


Histoire Renault – Entretien avec Roger Vacher 1 par Boulogne-Billancourt

Entretien 1ère partie

Roger Vacher est né le 24 avril 1925, à Paris, de parents d’origine bourguignonne. Sa mère, Henriette Vadrot, est la fille de cultivateurs qui exploitent une ferme de dix hectares dans le Morvan. Le père de Roger, Lazare, né en 1897, orphelin de père à l’âge de 12 ans, travaillait comme ouvrier agricole depuis qu’il avait obtenu son certificat d’études [1]. Mobilisé en 1916, il effectua près de trois ans de service actif. Roger Vacher se souvient d’un père au naturel jovial qui, bien qu’ayant été gazé au combat, évoquait toujours la guerre avec humour.

Le battage du blé dans la ferme morvandelle de ses grands-parents maternels © Roger Vacher – Tous droits réservés

Le battage du blé dans la ferme morvandelle de ses grands-parents maternels © Roger Vacher – Tous droits réservés

Après le conflit, sa mère monta à Paris où elle exerça de petits métiers tandis que son père était ouvrier métallurgiste chez Schneider au Creusot. En 1922, le couple s’installa à Paris où il occupa la fonction de concierge, rue de Sèvre, puis avenue Gambetta. Leurs trois enfants, Juliette, Roger et Michel, naquirent dans la capitale.

Henriette Vacher, née Vadrot, et au premier plan, de gauche à droite : Roger, sa cousine et sa sœur Juliette © Roger Vacher – Tous droits réservés

Henriette Vacher, née Vadrot, et au premier plan, de gauche à droite : Roger, sa cousine et sa sœur Juliette © Roger Vacher – Tous droits réservés

Neuf ans plus tard, Lazare fut embauché par la Société des Transports en commun de la région parisienne (STCRP), la future RATP. Alors que la crise sévissait, il obtint une relative sécurité de l’emploi et bénéficia d’un mois de vacances plusieurs années avant que la loi sur les congés payés fût promulguée. Conducteur de tramway et de bus, il termina sa carrière dans les années cinquante comme chauffeur particulier d’un dirigeant de la RATP. A la même date, la famille se vit attribuer un appartement dans les nouvelles Habitations à bon marché (HBM) de la porte de Bagnolet. Lazare Vacher était un homme de gauche qui lisait L’humanité mais aussi Paris-Soir afin de varier ses sources d’informations. Son fils Roger s’est très tôt intéressé aux questions sociales, notamment aux conflits dont on parlait beaucoup dans la presse au cours de son enfance. Agé de onze ans en 1936, il se souvient surtout des grandes manifestations, de l’aspect « folklorique » du Front populaire.

Lazare Vacher et son autobus de la STCRP au début des années trente © Roger Vacher – Tous droits réservés

Lazare Vacher et son autobus de la STCRP au début des années trente © Roger Vacher – Tous droits réservés


Histoire Renault – Entretien avec Roger Vacher 2 par Boulogne-Billancourt

Entretien 2ème partie

« La jeunesse de Roger Vacher, écrit Aimée Moutet, n’a en soi rien d’exceptionnel, mais elle est révélatrice d’une personnalité forte. Elle a surtout été incongrue par rapport à sa carrière future, ce dont il a su faire un atout irremplaçable. Vacher, c’est un gamin de la « zone » (…) Sa vie s’est donc partagée entre l’école communale du quartier, la rue où il se bagarrait avec les copains et le sport – le vélo – , auquel son père, grand sportif lui-même, l’a initié ».

Il passe son certificat d’études primaires à l’école Henri-Chevreau, situé près de la gare de petite ceinture de Ménilmontant. Après le cours supérieur A, il suit pendant deux ans un cours d’enseignement complémentaire dit « industriel », puis intègre l’école professionnelle de la rue Friant, dans le XIVème arrondissement, afin de préparer le CAP et le brevet technique ; son objectif était d’entrer à l’Ecole nationale des Arts et Métiers. Mais, toujours aussi chahuteur, et sans doute victime du climat « d’ordre moral » qui régnait en France depuis la défaite de 1940, Roger Vacher fut renvoyé de l’école au mois de novembre. A quinze ans, sans diplômes, il dut se tourner vers la formation interne que délivraient les grandes entreprises. Sur la recommandation d’un cousin de la famille, un ancien de Schneider employé chez Renault comme contremaître à la fonderie « BB », il intégra l’école professionnelle de la firme au losange. Grâce à d’autres témoins tels qu’Alcide Alizard pour l’Aisne, ou encore Robert Desmond pour la Dordogne, nous avons entrevu le rôle joué par les réseaux régionaux dans le recrutement de l’entreprise. Notons avec Roger Vacher qu’une partie non négligeable de l’encadrement de Renault était occupé par des Bourguignons [2], dont beaucoup étaient d’anciens Schneider.


Histoire Renault – Entretien avec Roger Vacher 3 par Boulogne-Billancourt

Entretien 3ème partie

Roger Vacher membre du Club olympique Renault (COB), pendant une course, le 9 janvier 1944 © Roger Vacher – Tous droits réservés

Roger Vacher membre du Club olympique Renault (COB), pendant une course, le 9 janvier 1944 © Roger Vacher

En entrant chez Renault, Roger Vacher n’a pas vraiment le moral : ses parents le destinaient à une grande école et il se retrouve à l’usine. Car l’Ecole professionnelle Renault, c’est tout au plus une heure trente de cours magistraux, délivrés le matin, dans les locaux de l’Ecole professionnelle située près du métro Billancourt, mais six heures et demie de cours pratiques en atelier. Alors qu’un grand nombre de ses condisciples étaient affectés dans des ateliers de la « grande usine » ou usine A (elle comprenait l’île Seguin, le Bas-Meudon et ce qu’on appellera le « trapèze ») – Roger Vacher effectua son apprentissage dans l’usine O, située près de la Porte de Saint-Cloud, en bord de Seine, dans l’atelier de tôlerie-chaudronnerie ; le jeune homme, qui avait fait deux ans de collège technique et devait passer son CAP d’ajusteur-mécanicien, avait « le sentiment de déchoir ». Mais il s’adapta assez vite grâce à son tempérament, au contact qu’il entretenait avec les ouvriers et à l’exemple que lui donnait un ancien de l’école professionnelle, Valentin de Luca, féru de course à pied. Car Roger Vacher, qui jouait au football à Montreuil en cadet, est un passionné de sport. C’était d’ailleurs un domaine cher à Louis Renault, qui avait institué le club olympique dès la fin de la Grande Guerre, et pratiquait lui-même la natation, le tennis et l’aviron. Valentin de Luca était un des meilleurs coureurs de cross-country en catégorie cadet et figurait parmi les lauréats de Paris-Soir. Grâce à lui, Roger et un autre de leurs amis purent intégrer le Club olympique de Billancourt (COB). La pratique du sport aida le jeune homme à retrouver l’équilibre et le moral. « C’était très important pour moi », explique-t-il. Etant cadet,

Boughéra El Ouafi, ajusteur décolleteur chez Renault, membre du COB et champion au Jeux olympiques d’été d’Amsterdam en 1928. Il sera tué à Paris lors d’un attentat du FLN © BNF

Boughéra El Ouafi, ajusteur décolleteur chez Renault, membre du COB et champion au Jeux olympiques d’été d’Amsterdam en 1928. Il sera tué à Paris lors d’un attentat du FLN © BNF

« j’ai eu la chance de connaître Monsieur El Ouafi, qui avait été, sous les couleurs du CO de Billancourt, champion du marathon en 1928 ».

A cette époque, Roger Vacher n’avait pas une vue d’ensemble de l’usine et ne faisait pas le tour des ateliers, comme cela pouvait se pratiquer parmi les apprentis mécaniciens. « Je n’avais aucune idée de ce qu’était la « grande usine ». L’essentiel de la production était alors situé dans l’usine A et il fallut attendre 1943 pour qu’une chaîne de montage de petits camions à cabine avancée, destinés au Front de l’Est, fût installée dans l’usine O. Le jeune homme n’en était pas moins en contact direct avec le personnel ouvrier. Pendant l’Occupation, il constata que les choses se passaient très tranquillement, c’est-à-dire qu’ouvriers et maîtrise étaient loin de forcer les cadences. Le patriotisme n’était pas le seul facteur de ralentissement. L’hiver 1941-1942 fut particulièrement rigoureux, rappelle Roger Vacher – la Seine charriait alors des blocs de glace – et les ateliers n’étaient pas chauffés.  L’encadrement, pas trop regardant sur le rendement, laissait volontiers les ouvriers prendre le temps de se réchauffer à un braséro afin qu’ils pussent continuer le travail. « A l’usine O, l’encadrement ne poussait absolument pas à la roue ». A cela, il faut bien sûr ajouter les carences alimentaires. Beaucoup d’ouvriers étaient probablement satisfaits d’être employés sur place plutôt que de devoir partir en Allemagne. « Il y avait une très bonne ambiance ».

Bien que le grand patron se rendît plus souvent dans la « grande usine » où se trouvaient les ateliers de mécanique, Roger Vacher eut l’occasion de voir Louis Renault à deux reprises. « J’ai vu Monsieur Renault de près, se souvient-il, car j’étais assis aux premiers rangs lors de la distribution annuelle des prix – en 1942 ou 1943 ». A cette occasion, Roger Vacher découvrit un homme très diminué, qui avait beaucoup de mal à s’exprimer en raison de l’aphasie dont il souffrait. Louis Renault était accompagné de son beau-frère, Roger Boullaire, directeur de l’usine O.

Roger Vacher se souvient parfaitement des attaques aériennes qui frappèrent les usines Renault, notamment du bombardement du 4 avril 1943, au cours duquel il perdit un de ses camarades de l’école professionnelle, et de celui du 15 septembre 1943, qui toucha directement l’usine O. Pendant le mois de fermeture de l’usine, il fut envoyé faire des vendanges.

C’est à l’approche de ses 19 ans, en janvier 1944, que Roger Vacher entra dans la Résistance. Il commença par distribuer des tracts. Puis, en mars, alors que ses amis et lui se réunissaient le soir métro Pelleport, au mépris du couvre-feu, ils furent violemment pris à partie par une escouade de la milice, échauffourée au cours de laquelle un de ses camarades fut tué. Cet évènement tragique poussa Lazare Vacher et le père d’un ami de Roger à éloigner leurs fils de la capitale en les faisant recruter par la Compagnie générale des fours, à Digoin, en Saône-et-Loire. Roger y fut employé à l’entretien. Un jour, son hôtelier vint le prévenir qu’il ne devait pas rentrer car la Gestapo d’Autun le recherchait. N’ayant pas encore vraiment participé à des actions de résistance, Roger, surpris mais prudent, partit aussitôt se réfugier chez ses grands-parents maternels dans le Bas-Morvan. Après quelque temps, il y rencontra un ami entré dans la Résistance et rejoignit avec lui le maquis Louis avant le débarquement allié en Normandie. « Je n’ai jamais été un héros, mais j’étais résistant, j’étais maquisard », remarque-t-il avec modestie.

Roger Vacher en 1944 dans un maquis du Morvan © Roger Vacher – Tous droits réservés

Roger Vacher en 1944 dans un maquis du Morvan © Roger Vacher

Il songea un moment à s’engager dans l’armée de De Lattre de Tassigny qui, remontant depuis le sud, libéra la région en septembre ; mais il rentra finalement à Paris sur l’avis de ses parents, tout en espérant s’engager dans l’armée du général Leclerc. Comme les communications étaient coupées, il ne parvint à rejoindre la capitale que fin octobre 1944.

Roger Vacher ne fut pas choqué outre mesure par l’arrestation de Louis Renault, en septembre 1944, mais il estimait que la disparition du fondateur de l’entreprise, survenue un mois plus tard, n’était peut-être pas tout à fait naturelle. Surtout, il ne comprenait pas qu’on pût condamner un homme sans le juger.

Lorsqu’il réintégra finalement l’usine, Roger Vacher ne savait toujours pas dans quel domaine il pouvait s’orienter. Le nouveau directeur de l’Ecole professionnel, un intellectuel de l’Action française, qui avait été précepteur de Jean-Louis Renault, André Conquet, l’orienta vers une formation d’aide-chimiste. Le jeune homme fut tout de suite enthousiasmé par cette proposition. Placé en stage pendant quelques semaines au laboratoire central, adjoint à Gassner, qui avait été sélectionné pour le lancer de javelot aux Jeux Olympiques, douze ans plus tôt, il fut affecté comme aide-chimiste au département 32, sur l’île Seguin, côté Meudon. Il y occupait les fonctions d’aide-chimiste dans le laboratoire des traitements électrolytiques (ces opérations étaient faites en vue du chromage des pare-chocs et d’autres éléments). Le secteur avait été créé en 1930 par l’ingénieur E. Longchamp qui en conservait la direction. En plus de son travail à l’usine, Roger Vacher suivit les cours de la Maison de la Chimie puis la formation du prestigieux Conservatoire national des Arts et Métiers (CNAM).


Histoire Renault – Entretien avec Roger Vacher 4 par Boulogne-Billancourt

Entretien 4ème partie

Ci-dessus : En 1945, dans le laboratoire des traitements électrolytiques de l’île Seguin © Roger Vacher – Tous droits réservés.


Histoire Renault – Entretien avec Roger Vacher 5 par Boulogne-Billancourt

Entretien 5ème partie

L’objet de du site louisrenault.com n’est pas d’évoquer la période postérieure à 1945 et, pourtant, il serait dommage de ne pas mentionner, même très brièvement, l’étonnante carrière de Roger Vacher. Grâce à son caractère volontaire, à sa connaissance des hommes et à sa grande capacité de travail, il parvint à occuper des fonctions de premier plan au sein de l’entreprise. En 1949, le voici chef du laboratoire de traitements électrolytiques, fonction qu’il remplit pendant dix ans, avant de devenir chef adjoint du département 32 dont il prend la direction en 1964. Deux ans plus tard, il est nommé chef du département de montage de l’île Seguin, (n°74), « le plus gros ensemble de production de Billancourt » [3], alors que la France s’apprête à connaître un mouvement de grèves sans précédent. Sa gestion des questions sociales, de l’organisation de la fabrication, enfin son regard critique sur les rouages de la direction, le distinguent au sein des cadres de l’entreprise. Fort de ses compétences, il assure la direction de l’usine de Billancourt, pendant douze ans, de 1974 à 1986.

Au cercle Renault en 1980 avec ses collègues, de gauche à droite : Pierre Pardo Directeur des études automatismes et robotique, René Le Duc, Directeur de l'usine de Sandouville, Roger Vacher, directeur de l'usine de Billancourt et Max Richard, directeur de celle de Flins © Roger Vacher

Au cercle Renault en 1980 avec ses collègues, de gauche à droite : Pierre Pardo Directeur des études automatismes et robotique, René Le Duc, Directeur de l’usine de Sandouville, Roger Vacher, directeur de l’usine de Billancourt et Max Richard, directeur de celle de Flins © Roger Vacher

En mission au Japon © Roger Vacher

En mission au Japon © Roger Vacher

Au cercle, assis à la droite de Georges Besse © Roger Vacher

Au cercle, assis à la droite de Georges Besse © Roger Vacher

Pour toute référence à ce document, merci de préciser : Laurent Dingli, “Entretien filmé avec Roger Vacher, 21 mars 2012”, louisrenault.com, février 2013.

Dernière mise à jour : 13 février 2013

[1]. A. Moutet, Roger Vacher, De l’Ecole professionnelle Renault à la Direction de l’usine de Billancourt 1940-1985, Société d’Histoire du Groupe Renault, Boulogne-Billancourt, 2003.

[2]. C’était notamment le cas d’Alphonse Grillot.

[3]. A. Moutet, op. cit., p. 32.

 

Entretien filmé avec Michel Decroix, 10 avril 2012

decroix_1

Le jeune Michel Decroix en 1942 alors qu’il est apprenti chez Renault © Archives privées Decroix – Tous droits réservés

Michel Decroix est né le 2 septembre 1925 à Saint-André-lez-Lille dans le département du Nord. Il n’a pas été reconnu par son père mais l’époux de sa mère lui a donné son nom, dès le mois de juin de l’année suivante – sans cela, précise-t-il, je me serais appelé Michel Jean Sauvage. Il vit dans le pays d’origine de sa mère, à Beugin, dans le canton d’Houdain, arrondissement de Béthune, jusqu’en 1930, date à laquelle la famille se rend dans les corons de la fosse numéro 7 des mines de Bruay. Son « père », Henri Zéphyr Joseph Decroix, un ancien combattant dont le frère a été tué au Chemin des Dames, est mineur. Michel Decroix se souvient de la vie dans le Nord, de la difficulté de la condition ouvrière à cette époque ;  quelques images d’enfance lui reviennent en mémoire : la vendeuse de poissons et sa charrette tirée par un berger allemand, la marchande de peau de lapin, le rémouleur, le vitrier, les paysans qu’on trouvait encore dans la région, l’estaminet tenu par sa grand-mère… Les Decroix habitaient au milieu des mineurs d’origine polonaise que l’on avait fait venir après la Grande Guerre pour remplacer les hommes morts et disparus au combat. Ils vivaient en bonne intelligence avec eux ; Michel va à l’école de Beugin construite par les propriétaires des mines à qui appartiennent d’ailleurs les carrières ainsi qu’une bonne partie du village natal de sa mère ; il ira aussi à celle de Houdain.

vue_aerienne_fosse_7_1935

Vue aérienne de la fosse n°7 des mines de Bruay en 1935

Les conditions de travail étaient dures. Tous les mineurs avaient encore à l’esprit l’immense catastrophe de Courrières qui avait fait officiellement 1099 morts, le 10 mars 1906. Michel se souvient du père qui rentrait de la mine avec les « yeux blancs » et le visage noir puis se lavait à la maison dans une lessiveuse. Et après le boulot, « c’était le tutu », car la plupart des mineurs buvaient. Les hommes n’avaient pas beaucoup d’autres distractions. Sans parler de leurs moyens financiers, les horaires de travail ne leur permettaient que rarement d’assister à un match de football ou d’aller au cinéma. C’est à cause de la boisson que le couple parental se sépare le 12 décembre 1935. Le soir même, deux enfants dont Michel, la mère et son nouveau compagnon, François Dubois, mineur lui aussi, se rendent chez des amis à Boulogne-Billancourt, rue du Point-du-Jour, avant de loger à l’hôtel, rue Solferino, puis rue Troyon, à Sèvres. Le père, resté dans le Nord, deviendra maître-porion, c’est-à-dire agent de maîtrise. Mais la mine le tue à petit feu et il achèvera sa vie dans d’atroces douleurs, moins de trente ans plus tard, atteint de la silicose.

Catastrophe de Courrières - Groupe de Mineurs Sauveteurs

Catastrophe de Courrières – Groupe de Mineurs Sauveteurs

A Boulogne-Billancourt, en ce début de 1936, c’est une nouvelle vie qui commence. La mère de Michel Decroix trouve de l’embauche chez Renault comme pontonnière dès le mois de janvier. Elle y restera jusqu’à l’Exode car la politique de Renault après la débâcle est de donner de l’emploi à une personne par couple afin de pouvoir garantir un travail au plus grand nombre de familles possible. Le beau-père, quant à lui, est embauché chez Renault à la trempe vers avril-mai 1936. Ils sont sympathisants communistes. Interrogé sur leurs conditions de travail et le niveau de vie depuis qu’ils sont aux usines Renault, Michel Decroix répond que leur luxe, c’était de posséder la T.S.F., un vélo et même, assez rapidement, une motocyclette Terrot (les plus vendues en France à cette époque). Ils ne profitent ni de la cantine ni de la coopérative avant-guerre, surtout en raison de la distance (une demi-heure à pied depuis Sèvres). Pendant l’Occupation en revanche, ce sera une nécessité. La coopérative est alors alimentée par les terrains Renault, notamment la ferme de Saint-Louis à Saint-Pierre-lès-Nemours, en Seine-et-Marne[1], ou encore par la propriété d’Herqueville dans l’Eure. Un seul aliment était alors rationné : le pain, mais les enfants du personnel avaient de la viande à chaque repas… et du vrai chocolat.


Histoire Renault – Entretien Michel Decroix 1 par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Michel Decroix – Première partie

Quand éclate le grand mouvement de mai-juin 1936 chez Renault, le beau-père de Michel l’emmène au Bas-Meudon faire le tour de l’usine en chantant l’Internationale et la Jeune garde au son de l’accordéon.

                           “Nous sommes la jeune Garde

                           “Nous sommes les gars de l’avenir

                          “Élevés dans la souffrance

                         “Oui nous saurons vaincre ou mourir

                        “Nous travaillons pour la bonne cause

                        “Pour délivrer le genre humain

                       “Tant pis si notre sang arrose

                       “Les pavés sur notre chemin ! (…)

montehus

Gaston Mardochée Brunswick dit Montéhus, auteur de la Jeune Garde

Extrait de la Jeune Garde, chant révolutionnaire dont la première version a été écrite en 1920

« C’était une fête » rappelle Michel qui allait avoir onze ans ; Jules Ladoumègue était venu courir pour les grévistes ; « par contre, je me souviens qu’il y avait des types pendus en effigie, dont Verdure » (Henri Verdure, directeur des ateliers de montage pendant l’Occupation). Le changement consécutif aux réformes s’est surtout fait sentir avec les premiers congés payés. Encore fallait-il avoir les moyens de partir, surtout lorsqu’on avait une famille (recomposée) très nombreuse : 11 enfants au total.

Jules Ladoumègue en 1930 © BNF

Jules Ladoumègue en 1930 © BNF

Jules Ladoumègue en 1930 © BNF

Fin 1938, le beau-père de Michel « s’est fait avoiné par les gardes mobiles ». Notre témoin fait ainsi allusion aux affrontements violents qui eurent lieu en novembre 1938 et qui débouchèrent sur un lock-out décidé par François Lehideux. Jets de boulons et autres pièces du côté ouvrier (pour la plupart des militants communistes), auxquels répondront les coups de matraque et les gaz lacrymogènes du côté des forces de l’ordre. A cette date, le gouvernement Daladier a déjà fait évacuer un grand nombre d’usines de la région parisienne. La famille conserve ses sympathies communistes, même si, aujourd’hui, Michel doute de la profondeur des convictions de son beau-père. Quoi qu’il en fût, c’est l’univers dans lequel il est élevé. « J’ai lu le comte de Monte-Cristo en feuilleton dans L’Humanité » déclare-t-il.

huma_7_8_1939

Extrait de L’Humanité du 7 août 1939 © BNF


Histoire Renault – Entretien Michel Decroix 2 par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Michel Decroix – 2ème partie

Michel Decroix obtient son certificat d’études primaires en juin 1939. Après la déclaration de guerre, il est évacué avec d’autres enfants en Seine-et-Oise, près de Rambouillet, puis dans un camp pour enfants aux Mesnuls, près de Montfort-l’Amaury (il vient d’avoir 14 ans). Il rentre à Sèvres en décembre. Sa mère lui trouve alors un travail comme commis-boucher à Issy-les-Moulineaux. En juin 1940, il part en exode pendant six jours, marchant à l’écart des grands axes pour éviter les attaques aériennes allemandes, et parvient jusqu’à Monnaie, près de Tours. Mais les Allemands sont déjà là. Michel et les siens font alors une partie du chemin de retour… dans un camion allemand. A Sèvres, ils retrouvent leur maison en partie pillée.

Anonyme – Exode de civils français sur une route de campagne – 1er juin 1940 © Berlin bpk

En septembre 1940, Michel Decroix entre comme « arpet » (apprenti) chez Renault. Ce ne sont pas ses parents, mais un voisin, « un bon poivrot » déjà employé dans l’entreprise qui le conduit au bureau d’embauche sur les bords de Seine. Après avoir reçu sa convocation, il passe deux concours, un examen psychotechnique ainsi qu’une visite médicale. Michel aurait rêvé d’être agrégé d’Histoire-Géographie, mais pour un fils d’ouvrier, il n’y a pas de choix ; d’autant plus que, tant qu’il restait apprenti, sa mère continuait de toucher les allocations familiales. « Il fallait faire bouillir la marmite ». Michel est placé dans un atelier situé à côté de celui des châssis qu’on assemblait à coup de rivets et de marteaux pneumatiques : « un bruit infernal ! ». Les apprentis étaient encadrés par de bons professionnels, « des champions ». Leur méthode : faire intégrer parfaitement à l’élève chaque étape de l’apprentissage avant de passer à la suivante, quitte à la répéter dix fois. Il y avait sept heures de travail et une heure de cours tous les jours. Le jeudi, on pratiquait le sport (en fait, on allait souvent au bistro, explique-t-il). Seuls les apprentis mécaniciens passaient par plusieurs spécialités – ajusteurs, aléseurs, fraiseurs, tourneurs – en toute logique, tandis que les tôliers comme Michel, les menuisiers, les fondeurs, etc. intégraient directement l’atelier dans la profession qu’ils avaient choisie. Les « arpets » étaient payés 1 franc puis 4 francs de l’heure. Mais, en cas d’accident du travail, ils recevaient 80% du salaire d’un ouvrier, ce qui les conduisait parfois à simuler l’accident pour toucher cette manne. « Il m’est arrivé de blesser des copains pour qu’ils aillent à l’assurance toucher du fric ». Michel Decroix se souvient par ailleurs du camp de vacances de Saint-Pierre-lès-Nemours qui accueillait les « arpets » et les enfants d’ouvriers pendant l’Occupation. Il évoque encore le « jardin familial » que le « père Renault » avait mis à leur disposition pendant la guerre.


Histoire Renault – Entretien Michel Decroix 3 par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Michel Decroix – 3ème partie

Michel Decroix a vu plusieurs fois Louis Renault dans les ateliers. « C’est lui qui m’a remis mon prix de C.A.P. en octobre 1943, en même temps qu’à Roger Vacher [2]. Il nous a fait un discours – j’étais à trois mètres (de lui) – je n’ai rien compris ». Nous savons en effet que l’industriel était alors gravement atteint par l’aphasie.

Après une comparaison assez surprenante entre les réussites de Renault, Hitler, Ford et Staline, notre témoin évoque un point concret révélateur : l’absence quasi-totale de bureaux pour la maîtrise de l’usine, contrairement à ce qui existera après-guerre, c’est-à-dire que l’encadrement travaillait dans le vacarme et la fumée de l’atelier, au contact direct de l’ouvrier. Les apprentis avaient une bonne image de Louis Renault, mais qu’en était-il des ouvriers ? « Il y avait la propagande de la C.G.T. » (la C.G.T. et la C.G.T.U. réunifiées depuis 1936) qui faisait son boulot… Pour eux, ce n’était pas Renault, c’était le patron et ils étaient contre les patrons ; ce n’était pas l’homme mais la fonction ». Que pouvait-on reprocher à Louis Renault ? – Nous, les « arpets », rien, répond Michel Decroix. Pendant la guerre, ils (les ouvriers) pouvaient dire : « Merci, Monsieur Renault, on a du boulot, surtout qu’on poussait pas aux cadences ». Michel Decroix donne comme exemple un travail de 48h qu’il a effectué en quinze jours aux usines du Mans avec l’un de ses camarades (début 1944). « Personne n’est venu nous dire quoi que ce soit ».

Michel Decroix a le temps de se réfugier dans une cave pendant le bombardement du 3 mars 1942 qui fera environ une centaine de mort dans le Bas de Sèvres. A propos de la reconstruction, il affirme : « Louis Renault n’avait qu’une obsession, c’était faire tourner sa boutique » ; quant aux ouvriers, « il fallait manger ; (la reconstruction), c’était primordiale ».

Interrogé sur les accidents du travail, Michel Decroix évoque l’accident mortel d’un ouvrier tombé dans un bac de soude (il s’agit de l’atelier n°5, trempe des métaux, où travaillait son beau-père). Etait-ce lié à une question de rendement ? « Non, pendant la guerre, c’est faux, il n’y avait pas de rendement ; moi j’ai travaillé à la chaîne en sortant d’arpet, on n’est jamais venu m’emmerder ».

Bombardement du 4 avril 1943 – Atelier de livraison (113) – Archives privées Guillelmon – Tous droits réservés

A propos de la décentralisation partielle de l’usine qui a suivi les bombardements de 1943, Michel Decroix indique qu’il a participé à la mise en place de l’aération d’une fonderie à Vernon ainsi qu’à d’autres travaux à Belfort – travaux dont il ne se rappelle plus la nature. « A Billancourt, on faisait des gazogènes ». Le jeune homme a failli être écrasé par l’un des chars R.35 qui étaient réparés par les Allemands dans les ateliers du Pont de Sèvres. Il précise à propos de ces ateliers « Renault n’avait rien à y voir, c’était les Allemands » ; le matériel modifié traversait le Pont de Sèvres et remontait vers Villacoublay, pour se rendre sans doute à Satory.

Chenillettes Renault U.E. transformées par les Allemands sous le nom de Selbstfahrlafette für 28 cm Wurfrahmen auf Renault UE (f) (Seit) – Armée allemande France, Normandie, juin 1944 © M. Filipiuk/Trucks & Tanks Magazine, 2009 – Tous droits réservés

A sa demande, Michel Decroix est muté aux usines Renault du Mans par le professeur de l’école professionnelle, André Conquet, à partir du 15 janvier 1944. Il y est affecté à l’entretien. Comment peut-il affirmer qu’il n’y avait pas d’augmentation des cadences, avait-il une vision globale du travail de l’usine ?. Oui, répond-il, parce que j’étais à l’entretien (aussi bien dans l’unité d’Arnage que dans celle de Pontlieue). Il participe à la réparation de la salle des machines et des grenailleuses, endommagées suite à un bombardement. A propos de la fabrication, Michel Decroix se souvient essentiellement des maillons de chars (tracteurs blindés ?). La seule fois où il a vraiment senti la pression allemande sur place, c’était après le dernier bombardement allié (1944). « Il y avait bien deux douzaines d’Allemands derrière nous dans la salle des machines » (dont apparemment plusieurs officiers supérieurs). Ils étaient là pour veiller à la rapidité de la reconstruction des ateliers et empêcher les sabotages. « On ne pouvait rien faire ; on avait en permanence derrière nous des  Allemands ». A partir de mai 1944, Michel Decroix et environ 150 membres de l’entretien sont envoyés en forêt de Perseigne pour y aménager des dépôts de munition sur ordre de Rommel en prévision d’un débarquement allié. Ils travaillent sous la surveillance des soldats de la Wehrmacht.  Michel Decroix vend ensuite des journaux (La Sarthe, qui deviendra Le Maine Libre après la Libération, le 8 août) et inspecte les voies de chemin de fer (sous la surveillance de la Milice).

Notre témoin résume les activités de résistance de l’Organisation Civile et Militaire au sein de l’usine par la formule « le pipeau à Picard »[3], de même qu’il évoque avec amusement la résistance du communiste Edmond Le Garrec dont l’activité se résumait selon lui à piquer des petits drapeaux sur la carte de l’Europe pour y  suivre la progression de l’Armée rouge [4]. Mais Michel Decroix, le reconnaît lui-même, il était impossible de connaître le détail de la résistance communiste, si l’on n’en faisait pas soi-même partie. Il faut dire aussi que Michel Decroix sait de quoi il parle en matière de « résistants » de la 25ème heure. Ainsi, se retrouve-t-il du jour au lendemain avec un brassard et un pistolet, chargé d’aller arrêter les « collaborateurs » dont la police lui a fourni la liste alors que quelques semaines plus tôt il surveillait les voies ferrées pour empêcher les sabotages de la résistance, sous la surveillance de la milice.


Histoire Renault – Entretien Michel Decroix 4 par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Michel Decroix – 4ème partie

Michel Decroix a assisté à la reprise en main des usines du Mans par l’armée américaine : élargissement de l’entrée pour le passage de leurs porte-chars ; installation de machines flambant neuves pour le matériel blindé ; nivellement du terrain bombardé et aménagement d’un parc d’artillerie, etc.

Après la guerre, il part combattre en Indochine. Cet engagement entraînera une opposition violente avec les communistes, farouchement opposés aux guerres coloniales. « J’ai fait partie des équipes qui allaient casser du communiste » explique Michel Decroix qui évoque les outrages faits aux blessés revenant « d’Indo » ou encore les représailles exercées à Marseille par le célèbre commando Ponchardier.

Insigne du Bataillon SAS Ponchardier (1945-1946)

Insigne du Bataillon SAS Ponchardier (1945-1946)

Ses idées politiques ? « Moi, j’ai toujours été nationaliste et patriote… Je suis partisan de l’ordre… Je suis à droite ».

Pour toute référence à ce document, merci de préciser : Laurent Dingli, “Entretien filmé avec Michel Decroix, 10 avril 2012”, louisrenault.com, mai 2012.

Dernière mise à jour : 18 mai 2012

[1]. Et non pas dans le Val-de-Marne comme je le dis à tort pendant l’interview.

[2]. Roger Vacher, apprenti de l’école professionnelle, deviendra directeur des usines Renault de Boulogne-Billancourt.

[3]. L’ingénieur Fernand Picard, l’un des pères de la 4 cv, membre du bureau d’études de Renault pendant l’Occupation, appartenait à l’O.C.M. Il a sans doute enjolivé son rôle dans l’ouvrage pro-domo qu’il a publié en 1976.

[4]. Voir Edmond Le Garrec, « 37 années aux usines Renault», De Renault Frères à la RNUR, Bulletin de la section d’Histoire des usines Renault, n° 9, décembre 1974.

Entretien filmé avec Gaston Keledjian, 23 avril 2012

keledjian_1

Gaston Kélédjian @ Archives privées Kélédjian

C’est un personnage que Gaston Keledjian, homme de conviction et de talent qui, à 89 ans, garde son franc-parler. Il n’a pas été simple de le persuader que l’intérêt de l’interview était d’évoquer sa vie et sa propre carrière –  il aurait préféré « parler uniquement du père Renault qui m’a permis d’avoir une excellente profession » ou encore témoigner en faveur de Louis Renault devant « un tribunal ». Et pourtant sa vie est passionnante. Ses parents sont des survivants du génocide arménien de 1915-1916. Beaucoup de membres de sa famille furent massacrés par les Turcs : ses grands-parents et son oncle maternels ; ses grands-parents paternels ainsi que  tous ses demi-frères à l’exception d’un seul qui fut sauvé par une mission américaine. Son père eut l’idée judicieuse de se réfugier dans ce qui devint, après la guerre, le protectorat français de Syrie-Liban[1], déplacement qui facilita leur installation en France et, plus tard, leur naturalisation. Les choses furent toutefois malaisées – on peut l’imaginer – pour des personnes qui avaient tout perdu et ne parlaient pas un mot de français (le père, un homme âgé, fut employé un temps aux Charbonnages franco-belges et sa mère à la confiturerie Maître Frères de Boulogne-Billancourt). Lorsque Gaston commence à gagner sa vie chez Renault, il n’accepte pas que ses parents s’inscrivent au chômage et il les prend à sa charge.

Gaston Keledjian obtient son certificat d’études primaires à onze ans et demi à Issy-les-Moulineaux (Il habite l’île Saint-Germain). Il entre chez Renault comme apprenti à l’âge de 15 ans, en 1939. Le choix est simple : l’entreprise se trouvait tout près de chez lui ; c’était la première usine où il pouvait se rendre à pied. Comme il est reçu parmi les derniers au concours d’entrée, il ne reste plus de places que pour les tôliers, les menuisiers et les fondeurs. Il choisit la tôlerie et découvre au cours de ses études qu’il a des dispositions pour la géométrie. Sérieux dans son travail, il est classé premier à l’atelier ainsi qu’au cours théorique. Renault le récompense d’un livret de caisse d’épargne et d’un voyage à l’exposition de New-York que l’imminence de la guerre l’empêchera toutefois d’effectuer. Le directeur de l’école professionnelle Renault, Félix Gourdou, pour lequel Gaston Keledjian nourrit une grande admiration, était « un homme assez sévère, avec une barbichette, pas très grand, toujours un chapeau sur la tête, c’était un excellent pédagogue… un homme remarquable ». Son successeur, André Conquet, était davantage un littéraire qu’un mécanicien, un métallurgiste. Les élèves étaient par ailleurs surveillés par M. Philippe, un mutilé de la Grande Guerre.


Histoire Renault – Entretien avec Gaston… par Boulogne-Billancourt

 

Entretien Gaston Keledjian – 1ère partie

Grâce à son apprentissage, Gaston Keledjian passe trois C.A.P. avant de devenir dessinateur industriel, gravissant tous les échelons jusqu’à projeteur 1, 2 et 3. De maître d’apprentissage, il était passé à l’atelier d’études (118). Un jour, Gaston a dû installer une petite cloison métallique sur la Juvaquatre de Louis Renault pour éviter que ce dernier confonde le frein et l’embrayage, anecdote assez étonnante pour un conducteur hors pair tel que le patron de Billancourt, mais qui indique peut-être la progression de la maladie sur le plan neurologique au cours de la guerre.


Histoire Renault – Entretien Gaston Keledjian 2 par Boulogne-Billancourt

Entretien Gaston Keledjian – 2ème partie

Le jeune homme était en train de faire ses devoirs quand l’aviation britannique bombarde les usines Renault dans la nuit du 2 au 3 mars 1942. « Le lendemain, j’ai appris la mort de pas mal de mes camarades d’apprentissage dont un bon sportif, qui s’appelait Le Blanc… Il est mort du côté du Pont de Sèvres. » – Ce fut aussi le cas d’un apprenti d’origine arménienne, Papazian [2].

Gaston échappe au S.T.O. en falsifiant ses papiers (il s’est rajeuni de quatre ans). Interrogé sur la persécution des Juifs, il se souvient d’un apprenti, Léon, qui cachait son étoile jaune à l’aide de son béret. Ce dernier n’a pas été arrêté.

La fabrication des camions dont la majeure partie était destinée aux Allemands se déroulait de la manière suivante : l’ensemble moteur avec les roues et le siège passait de l’usine principal (A) à l’usine O, dans le département « bois » de M. Daguet pour être « habillé » avant d’aller à l’atelier de peinture de M. Royer.


Histoire Renault – Entretien Gaston Keledjian 3 par Boulogne-Billancourt

Entretien Gaston Keledjian – 3ème partie

Mais Gaston Keledjian ne participe pas à la production puisque, nous l’avons vu, il intègre l’atelier d’études 118 où se prépare clandestinement le prototype de la 4 CV (c’est un très bon dessinateur). « On habillait la voiture. Tout se faisait à la main : les ailes, les portes, le pavillon, la custode ; le découpage était réalisé chez M. Barthod puis on faisait les maquettes des morceaux de tôles avant de les former. On se cachait (des Allemands) ; on bâchait l’atelier ; on était tout au plus une douzaine à travailler dans ce petit atelier qui ressemblait plus à une remise ». Louis Renault était-il au courant à ce moment-là ? « – Forcément qu’il était au courant, ben voyons ! Rien ne se faisait sans qu’il soit au courant. On ne préparait pas l’avenir sans que le maître de maison soit au courant ! ».

Gaston Keledjian rend hommage au génie de Pierre Bézier, qui a mis au point, entre autres, les célèbres machines transferts : « Je lui cirerais les bottes sans me sentir diminué – c’est le seul qui était vraiment au-dessus du lot… »

Evoquant l’apprentissage dont il a bénéficié, il remarque : « Socialement, ça m’a permis de m’épanouir ; sans Renault, je ne serais rien du tout ». Et Louis Renault ? : « C’était mon père nourricier – comment on peut dire ? – ma chance… ».


Histoire Renault – Entretien Gaston Keledjian 4 par Boulogne-Billancourt

Entretien Gaston Keledjian – 4ème partie

Pour toute référence à ce document, merci de préciser : Laurent Dingli, « Entretien filmé avec Gaston Keledjian du 23 avril 2012 », louisrenault.com, mai 2012.

Dernière mise à jour : 18 mai 2012

[1]. La France fut investie par la Société des Nations d’un «mandat pour la Syrie et le Liban» (en fait un protectorat), le 28 avril 1920.

[2]. Nous avons retrouvé la trace d’un homonyme, Mercès Papazian, de Gagny, ouvrier des usines Renault. Membre du groupe de résistants commandé par Charles Hildevert, Mercès Papazian est abattu à l’âge de 20 ans par les Allemands en août 1944 à Saint Mesmes, au lendemain du massacre de Oissery (Seine-et-Marne). Gille Primout, « 19-25 août 1944… La Libération de Paris ». Consultez le document sur : oissery.com

Entretien filmé avec Dominique Boggetto, 24 avril 2012

boggetto_giovanni_1913

Le père de Dominique Boggetto, Giovanni (au centre) dans l’armée italienne en 1913 © Archives privées Boggetto – droits réservés

Dominique Boggetto est né le 7 juin 1923 à Poilly dans la Marne, fils de parents italiens, qui avaient émigré trois ans plus tard, faute de trouver du travail dans leur pays d’origine. La situation de l’Italie était en effet désastreuse au lendemain de la guerre et la France avait besoin de main-d’œuvre pour reconstruire les régions dévastées, notamment en Champagne. Les Boggetto sont originaires du village de Levone, situé à une trentaine de kilomètres de Turin. Le père, Giovanni, est maçon. Attiré par son frère, qui était déjà installé en France, il fit un premier séjour avant de faire venir sa famille. L’installation fut facilitée par la solidarité qui existait entre les immigrés de la petite « colonie » de Poilly ; les baraques en bois qu’ils avaient construites eux-mêmes formaient ce qu’on appelait « le camp des Italiens ». C’était un petit pays à l’intérieur du pays.  L’intégration fut facilitée quand ils quittèrent le village de Poilly pour se rendre à Trappes. Maçon très habile, Giovanni crée en 1929 une petite entreprise artisanale. Dominique est donc issu d’un milieu modeste qui parvient à s’en sortir à force de travail. Comme pour beaucoup d’autres enfants de cette époque, l’école communale fut à la fois un tremplin et un révélateur.  Après l’obtention du certificat d’études et du brevet, il passe le concours d’entrée chez Renault, ses parents n’ayant pas les moyens de lui faire poursuivre ses études.  Dominique a seize an lorsqu’il entre à l’école professionnelle Renault (1939). Il est passionné de mécanique et c’est tout naturellement qu’il est orienté dans cette spécialité, et intègre plus particulièrement l’atelier d’outillage.  Comme ses camarades, il peut mesurer l’expansion de l’entreprise en comparant le petit atelier de Louis Renault au gigantisme des usines de Billancourt. Il y a aussi, rue Emile Zola, le petit char de la Victoire, le célèbre FT-17, symbole d’un passé glorieux.


Histoire Renault – Entretien Dominique Boggetto par Boulogne-Billancourt

boggetto_la_marne_1920_2

La famille Boggetto l’année de son installation en France (1920), à Poilly dans le département de la Marne © Archives privées Boggetto – droits réservés

 

De son apprentissage, Dominique Boggetto retient, entre autres, la grande pédagogie du directeur de l’école professionnelle, Félix Gourdou.  Le jeune homme passe son CAP en 1942 puis quitte momentanément Renault pour suivre les cours d’une école de dessin industriel. Il est de retour chez Renault, début 1944, date à laquelle il intègre le bureau d’études, service installation. On disait que l’usine était dirigée en réalité par les Allemands, mais on ne les voyait pas, se souvient Dominique Boggetto.  Le jeune homme n’a pas le souvenir d’avoir rencontré Louis Renault, contrairement à plusieurs de ses condisciples que nous avons interrogés.

Dominique Boggetto lors de son apprentissage chez Renault © Archives privées Boggetto - Droits réservés

Dominique Boggetto lors de son apprentissage chez Renault © Archives privées Boggetto – Droits réservés

Dominique Boggetto quitte Renault pour effectuer son service militaire et retrouve l’entreprise en 1946. Il gravit tous les échelons en passant un examen annuel : dessinateur débutant, puis « petites «études », « études » 1 et 2, enfin « projeteur » 1, 2 et 3. Le soir, il peut suivre les cours de l’Ecole des Arts et Métiers, ce qui lui permet de devenir ingénieur en 1953. Il passera un an et demi chez SIMCA, attiré par un plus haut salaire, mais reviendra à Billancourt en raison de l’ambiance. Il quitte définitivement Renault en 1966 pour prendre la direction du bureau d’études de la SALPA, entreprise de production de caoutchouc, de plastique et de carton.

Pour toute référence à ce document, merci de préciser : Laurent Dingli, “Entretien filmé avec Dominique Boggetto, 24 avril 2012”, louisrenault.com, juin 2012.

Dernière mise à jour : 26 juin 2012