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Entretien filmé avec Paul-Henri Détrie, 7 février 2012

Paul-Henri Détrie, moniteur au camp de vacances Renault de Saint-Pierre-lès-Nemours, en 1942 © Paul-Henri Détrie

Paul-Henri Détrie, moniteur au camp de vacances Renault de Saint-Pierre-lès-Nemours, en 1942 © Paul-Henri Détrie

A près de 92 ans, Paul-Henri Détrie a eu l’amabilité de nous recevoir pour évoquer son emploi chez Renault de 1942 à 1945.

Petit-fils du général Paul Alexandre Détrie, fils du général Paul Détrie – qui s’était illustré pendant la Grande Guerre – le jeune homme ne s’est pas orienté vers la carrière militaire. Après avoir effectué des études secondaires à Bayonne, il passe sans succès à deux reprises le concours d’entrée à Saint-Cyr (1938-1940). Depuis son arrivée à Paris, il a intégré la « Réunion des étudiants », la célèbre maison des pères maristes du 104 de la rue Vaugirard, fréquentée notamment par François Mauriac, les frères Henri et Jean Guitton, François Mitterrand et André Béttancourt… A Science-Po (octobre 1940), il fait la connaissance de Bernard Vernier-Palliez, futur P-DG des usines Renault. Paul-Henri Détrie y reçoit l’enseignement de professeurs prestigieux tels que le célèbre historien Pierre Renouvin, amputé  d’un bras pendant la Grande Guerre, et l’historien, géographe et sociologue André Siegfried. Sous l’influence de la « Réunion des étudiants, il rejoint les équipes sociales de Robert Garric à propos duquel Simone de Beauvoir écrivit dans ses Mémoires: « Garric parut. J’oubliai tout le reste et moi-même. L’autorité de sa voix me subjugua. A vingt ans, nous expliqua-t-il, il avait découvert dans les tranchées la joie d’une camaraderie qui supprimait les barrières sociales, niait toutes les limites et toutes les séparations ; sortir de ma classe, sortir de ma peau, ce mot d’ordre m’électrisa ; il faut que ma vie serve ; il faut donc que dans ma vie tout serve ». André Maurrois dira que les équipes sociales de Robert Garric était un « mouvement qui faisait de jeunes intellectuels des missionnaires de la culture parmi le peuple français, non plus sous la forme trop oratoire des universités populaires, mais sous celle plus humaine de petits cercles de dix à douze membres…». A propos de sa formation, Paul-Henri Détrie cite deux travaux de référence : “Le rôle social de l’officier”, célèbre article de Lyautey paru dans la Revue des deux Mondes en 1891 et “Le rôle social de l’ingénieur: scènes de la vie d’usine”, publié en 1932 par Georges Lamirand.


Histoire Renault – Entretien avec Paul-Henri… par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Paul-Henri Détrie – Première partie

L'immeuble en face du domicile de Paul-Henri Détrie, 122 avenue Murat, touché par le bombardement du 15 septembre 1943. © Paul-Henri Détrie

L’immeuble en face du domicile de Paul-Henri Détrie, 122 avenue Murat, touché par le bombardement du 15 septembre 1943. © Paul-Henri Détrie

C’est par l’intermédiaire d’André Conquet (1), sous-directeur puis directeur de l’école professionnel Renault qu’il est tout d’abord recruté (avec Bernard Vernier-Palliez) en 1941 comme moniteur du camp de vacances Renault de Saint-Pierre-lès-Nemours. A ce titre, il y anime différentes activités, dont des jeux et des ateliers de théâtre. Distingué par Robert Guillemard, il intègre alors l’usine comme employé au secrétariat de la Direction du personnel et des services sociaux (à ne pas confondre avec la Direction du personnel proprement dite). Ses fonctions ne seront pas très précises puisqu’on le voit aussi bien apporter des musettes aux membres du personnel partant pour le S.T.O. que prévenir la famille d’une victime d’un bombardement.

Les moniteurs du camp de vacances Renault de Saint-Pierre-lès-Nemours. Paul-Henri Détrie est au centre. Légèrement sur la droite, les deux jeunes hommes de grande taille sont, au premier plan, Bernard Vernier-Palliez (avec la corne en bandoulière), futur P-DG des usines Renault et, un peu en retrait, Jean Myon (celui qui sourit), futur cadre dirigeant de l'entreprise © Paul-Henri Détrie

Les moniteurs du camp de vacances Renault de Saint-Pierre-lès-Nemours. Paul-Henri Détrie est au centre. Légèrement sur la droite, les deux jeunes hommes de grande taille sont, au premier plan, Bernard Vernier-Palliez (avec la corne en bandoulière), futur P-DG des usines Renault et, un peu en retrait, Jean Myon (celui qui sourit), futur cadre dirigeant de l’entreprise © Paul-Henri Détrie

Après un voyage mouvementé à Bayonne en juin 1944, le jeune père de famille réintègre une

Cette photo de mauvaise qualité a été prise par Paul-Henri Détrie sur la terrasse des Chams Elysées, le 25 août 1944, alors qu'il se trouvait à côté de Louis Renault. © Paul-Henri Détrie

Cette photo de mauvaise qualité a été prise par Paul-Henri Détrie sur la terrasse des Chams Elysées, le 25 août 1944, alors qu’il se trouvait à côté de Louis Renault. © Paul-Henri Détrie

usine sans activité. Il assiste à la Libération de Paris et surtout, il se trouve le 25 août, côte à côte avec Louis Renault sur la terrasse du magasin Renault, 53 avenue des Champs Elysées, pour assister au défilé mené par le général de Gaulle. Le grand patron, qu’il n’avait jamais approché d’aussi près, applaudissait et semblait heureux. Il n’avait plus que deux mois à vivre.

Paul-Henri Détrie donnera sa démission de l’usine en avril 1945, suite au départ de Robert Guillemard.


Histoire Renault – Entretien avec Paul-Henri… par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Paul-Henri Détrie – Deuxième partie

(1) « En janvier 1943, Félix Gourdou laisse la direction de l’école à André Conquet, qui en était le Directeur-Adjoint depuis août 1940. André Conquet est ingénieur diplômé de l’Ecole Centrale des Arts et Manufacture. Depuis 1936, il est affecté au secrétariat particulier de Louis Renault. En 1938, il crée la bibliothèque des apprentis. André Conquet souhaite ardemment depuis 1942 la création d’un département de l’enseignement pour créer un “climat d’éducation” afin d’augmenter “la moralité du travail dans les usines”. Son influence est alors importante pour ce qui est de la définition des orientations de l’entreprise en matière de politique sociale. De 1942 à 1946, il est membre des commissions “Jeunesse”, “Formation professionnelle” et “Loisirs et culture” du Comité social. Conquet pense qu’il appartient à l’école “d’adapter ce qui a été fait pour les jeunes bourgeois à la mentalité de la classe ouvrière, et qu’il ne pourra en sortir que du bien.” (Conquet, 1942). Dans son projet, Conquet propose de faire de l’école un lieu de formation professionnelle, mais surtout un endroit spécifique où les apprentis pourraient développer des qualités artistiques. Il croit qu'”il ne peut en sortir qu’une meilleure compréhension de la culture humaine, et surtout de l’évasion vers des plaisirs plus sains que ceux qu’ont connus ou connaissent encore leurs aînés. “. Pour ce faire, Conquet crée dans l’école des sections de peinture, de chant, de musique, de théatre, de construction de modèles réduits. Il instaure pour tous les apprentis l’obligation de partir en colonie de vacances une fois par an, toujours dans l’esprit de développer chez les apprentis une mentalité propre : “Nous comptons personnellement beaucoup sur la colonie de vacances, bien que l’ambiance qu’on y crée se perde très vite au contact de la vie de l’atelier.”. On peut penser que l’objectif de ce programme est destiné à affirmer la distinction d’un groupe spécifique, les apprentis de l’école, par rapport à un ensemble social plus large, les ouvriers de l’usine. La fonction de toutes ces initiatives est de donner, en transmettant de nouvelles conduites, une marque particulière à un groupe minoritaire en développant chez lui un style de vie propre (Elias, 1985) ». Emmanuel Quenson, L’école d’entreprise Renault 1919-1989. Lire l’ensemble de l’article sur le site gerpsia.org.
Plan du camp de vacances Renault de Saint-Pierre-lès-Nemours © Paul-Henri Détrie

Cantine du camp de vacances Renault de Saint-Pierre-lès-Nemours © Paul-Henri Détrie

Camp de vacances Renault de Saint-Pierre-lès-Nemours © Paul-Henri Détrie

Paul-Henri Détrie au camp de vacances Renault de Saint-Pierre-lès-Nemours © Paul-Henri Détrie

Pour toute référence à ce texte, merci de préciser : Laurent Dingli, “Entretien filmé avec Paul-Henri Détrie du 7 février 2012”, louisrenault.com, février 2012

Dernière mise à jour : 6 avril 2012

 

Entretien filmé avec Roger Lézy – (3 sur 3), 8 février 2012

Carte d'identité de Roger Lézy et ci-contre, son père, Marcel, employé aux usines Renault de 1930 à 1964 © Famille Lézy - Droits réservés

Carte d’identité de Roger Lézy © Famille Lézy – Droits réservés

et ci-contre, son père, Marcel, employé aux usines Renault de 1930 à 1964 © Famille Lézy - Droits réservés

Marcel Lézy, employé aux usines Renault de 1930 à 1964 © Famille Lézy – Droits réservés

Le témoignage filmé de Roger Lézy, ancien de Renault (1951-1991) sur l’histoire de l’entreprise automobile pendant la guerre et l’immédiat après-guerre est captivant, non seulement en raison des sujets traités mais aussi parce que Roger Lézy, personnage jovial, à la gouaille de titi parisien, possède un talent de conteur. Cette première partie évoque son histoire familiale, celle de son père, entré chez Renault en 1929 ou 1930, employé dans le service administratif du résistant Robert de Longcamp pendant l’Occupation ; sa propre carrière alors qu’il intègre l’usine comme simple ouvrier ; puis la sécurité sur les machines et les accidents du travail dus au manque de précaution des utilisateurs, parfois à la vétusté du matériel, mais aussi à l’intensification des cadences dont la direction (Louis Renault puis les différents P-DG de la Régie nationale) sont responsables. En parcourant les Notices biographiques Renault, on est frappé par le nombre d’accidents mortels survenus au cours de l’après-guerre, d’autant plus qu’ils ne touchent pas de jeunes recrues inexpérimentées, mais souvent des ouvriers habitués au fonctionnement des machines. Le surmenage dû aux privations de cette période est une explication plausible parmi toutes celles que nous avons citées.


Histoire Renault – Entretien avec Roger Lézy… par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Roger Lézy – Première partie

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De gauche à droite, Jacques et Roger Lézy au camp de vacance de Saint-Pierre-lès-Nemours, en 1942 © Famille Lézy – Droits réservés

La seconde partie du témoignage de Roger Lézy évoque l’exode de juin 1940. C’est en bon ordre, sous la direction principale de François Lehideux et de René de Peyrecave qu’a été évacué le personnel des usines Renault, sur ordre du commandant de la place de Paris. Devant l’avancée foudroyante des troupes allemandes, le général Hering avait en effet déclaré la capitale, ville ouverte, le 13 juin 1940, alors que Louis Renault était parti en mission aux Etats-Unis afin d’y accélérer la production de chars pour l’armée française.

Roger Lézy nous raconte avec verve cet exode effectué depuis Billancourt jusqu’à Angoulême puis Bordeaux, à pied, en charrette, en camion et en train.

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Billet de train du 16 juin 1940 © Famille Lézy – Droits réservés

Le père de Roger Lézy, Marcel, avait été affecté aux chantiers navals de Saint-Nazaire, afin, pensait-on encore, d’y poursuivre la lutte contre l’Allemagne nazie. Bien qu’il corresponde aux souvenirs d’un enfant, le témoignage de Roger Lézy a beaucoup de valeur dans la mesure où il restitue de manière toujours très vivante la vie sous l’Occupation : le camp de Saint-Pierre-lès-Nemours (Seine-et-Marne), mis en place par Renault pour accueillir les enfants du personnel, les occuper, les loger et les nourrir tant bien que mal dans une période de grande privation ; les bombardements, dont celui du 3 mars 1942, auquel le jeune Roger et sa famille purent survivre grâce aux réflexes du père, Marcel, un roubaisien qui avait connu la dureté de l’occupation allemande pendant la Grande Guerre, mais aussi grâce à la solidité de leur logement, un immeuble en béton armé construit par Renault qui servait d’abri antiaérien à l’ensemble du quartier.


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Entretien avec Roger Lézy – Deuxième partie

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Camp de vacances Renault à Saint-Pierre-lès-Nemours © Famille Lézy

Dans la troisième partie Roger Lézy aborde plus particulièrement son séjour au camp de vacances Renault de Saint-Pierre-lès-Nemours en 1942 et 1943, l’avantage de pouvoir s’y nourrir correctement à une époque où topinambours, rutabagas et “café” constitué de glands moulus constituaient l’ordinaire. Il évoque, entre autres, la présence de Bernard Vernier-Palliez, futur P-DG des usines Renault, au camp de Saint-Pierre-lès-Nemours, puis un tout autre sujet, la concentration et la diversification des fabrications de l’entreprise. Roger Lézy a tenu a résumer quelques traits qui, selon lui, incarne l’esprit Renault, reprenant le très beau titre de l’opuscule du regretté Louis Buty, “Le coeur en losange“. Ce sont enfin différentes anecdotes concernant la Libération, l’arrivée de la 2ème DB, les combats au Pont-de-Sèvres, l’apparition du combattant Jean Gabin…


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Entretien avec Roger Lézy – Troisième et dernière partie

Entretien filmé avec Robert Desmond, 9 février et 14 mars 2012

Jean Desmond, le père de Robert, pendant la Grande Guerre © Archives privées Desmond - Droits réservés

Jean Desmond, le père de Robert, pendant la Grande Guerre © Archives privées Desmond – Droits réservés

Le témoignage de Robert Desmond est sans doute, à ce jour, le plus complet et l’un des plus riches que nous ayons pu recueillir. Il aborde en effet des questions majeures, non seulement de l’histoire industrielle, avec la formation, les accidents du travail, les maladies professionnelles, mais aussi de l’histoire des années trente et de la Seconde guerre mondiale avec les différents engagements de sa famille, les actions de sabotage effectuées dans l’usine ou encore les combats de résistance mené au sein de la compagnie franche Gambetta, commandée par le capitaine Elie Rouby. Le témoignage – près de trois heures d’interview – pourra sembler long à certains, mais nous avons préféré en conserver l’essentiel quitte à séparer le film en huit parties pour plus de commodité. A une époque où nous sommes souvent trop pressés, où il nous faut butiner d’une information à l’autre sans toujours prendre le temps de la réflexion, il m’a paru souhaitable de rendre ainsi hommage à une carrière passionnante comme aux actes d’un homme qui, dès l’âge de 17 ans, a su lutter contre la barbarie nazie.

Dans la première partie, Robert Desmond évoque ses origines, sa famille et sa formation. Né à Saint-Pancrace, près de Périgueux en 1926 dans un milieu modeste – son père, un ancien combattant de la Grande Guerre, est boucher – il suit l’école primaire dans sa ville natale. Il est intéressant de noter que presque toutes les sensibilités politiques sont représentées chez les Desmond : le père, Jean, est radical-socialiste (et anticommuniste), ami entre autres d’Edgard Faure et de Georges Bonnet qu’il reçoit fréquemment chez lui et qu’il contribue à faire élire maire de Saint-Pancras. Il assiste d’ailleurs régulièrement aux meetings du parti dirigé par Edouard Daladier. Le frère aîné, Maurice, mécanicien, est sympathisant Croix de Feu, le mouvement du Colonel de La Rocque : dissous comme toutes les ligues par le Front populaire, il donnera naissance au plus grand parti de France (en nombre d’adhérents) : le Parti Social Français (PSF). Rien sur la mère, Anna qui, comme beaucoup de femmes de sa génération, n’affichait pas ses idées politiques. En revanche, la sœur, Irène, future résistante, est proche des Républicains espagnols. La région accueille en effet beaucoup de réfugiés politiques qui ont fui leur pays d’origine devant l’avancée victorieuse du général Franco. Irène faisait partie de l’association Los Amigos, créée pour venir en aide aux Républicains espagnols, lesquels furent rapidement parqués dans des « camps », comme celui de l’abbaye de Chancelade. Tous travaillaient, dans les scieries, les carrières ou les champignonnières.


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Entretien avec Robert Desmond – Première partie

Jean Desmond vers 1920 © Archives privées Desmond - Droits réservés

Jean Desmond vers 1920 © Archives privées Desmond – Droits réservés

C’est M. Gontier, concessionnaire Renault et ami de Jean Desmond, qui propose à ce dernier de confier le petit Robert à l’école professionnelle Renault. Nous avons vu, avec le cas d’Alcide Alizard dans l’Aisne, que les succursales de province constituaient un vivier de recrutement pour l’usine. Mais nous sommes en 1937 et Robert Desmond n’a que onze ans. Il lui faut entrer dans sa douzième année et obtenir son certificat d’étude pour rejoindre la prestigieuse école Renault. Son maître d’école l’y prépare consciencieusement et, dès décembre 1937, accompagné de son père, il se rend pour la première fois à Billancourt avec d’autres parents et enfants venus de toute la France. Ils sont reçus par Louis Renault en personne, flanqué de quelques-uns de ses proches collaborateurs : certainement Félix Gourdou, directeur de l’école professionnelle, et son bras droit, André Conquet, qui lui succèdera pendant l’Occupation. La présentation est cordiale. On prend le « pot de l’amitié ». Louis Renault annonce que chacun pourra exercer librement son culte en dehors de l’usine et, qu’au sein de celle-ci, il faudra obéir et faire preuve de discipline. L’industriel discute même un long moment en particulier avec Jean Desmond de la Grande Guerre et des dirigeants radicaux-socialistes qu’ils connaissent tous deux. A l’issue de cette présentation, Robert et son père rentrent à Périgueux mais, dès janvier 1938, l’enfant se rend seul, par le train jusqu’à Paris où un membre du personnel Renault vient l’accueillir.

Il faut imaginer ce que pouvait ressentir un enfant de douze ans qui découvrait l’immense ruche de Billancourt dans laquelle il allait apprendre son métier et, peut-être, faire carrière. On ne mesure pas toujours ce que représentait, pour l’époque, la formation professionnelle : une denrée rare ; c’est pourquoi cette œuvre sociale, fondée au lendemain de la Grande Guerre, en 1919, fut en quelque sorte l’enfant chéri de Louis Renault. Seules des circonstances exceptionnelles pouvaient lui faire manquer la remise de prix annuelle et ce fut uniquement parce que la maladie l’empêcha de s’exprimer qu’il céda la parole à son fils Jean-Louis en 1942 ou 1943. Pour l’industriel, l’école offrait l’avantage de disposer d’un vivier de recrutement interne mais aussi d’assurer la transmission du savoir-faire Renault : autant dire qu’à côté des motivations pratiques, il existait indéniablement une forte dimension sentimentale et certains anciens se souviennent d’avoir vu le « patron » les larmes aux yeux.


Histoire Renault – Entretien avec Robert… par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Robert Desmond – Deuxième partie

Renault s’engageait à nourrir et à loger les élèves puis à donner un emploi aux titulaires du diplôme de l’école professionnelle. L’orientation s’effectue avec souplesse puisqu’on laisse une part importante de choix à l’élève. Le jeune Robert Desmond est logé avec ses condisciples dans un immeuble situé près des usines Salmson. Il est frappé, entre autres, de voir que les douches disposent d’eau chaude – un luxe pour cet enfant issu d’un milieu modeste de province. On lui donne trois paires de bleu de travail. L’encadrement, strict mais bienveillant, le met rapidement à son aise. Les hommes chargés de surveiller les apprentis sont des accidentés du travail et des gueules cassées de la Grande Guerre. Pour les premiers, comme nous l’a confirmé Roger Lézy, c’était une façon d’être employés à l’usine et de ne pas se retrouver à la rue malgré leur handicap. Quant aux autres, les gueules cassées, la relation que ces hommes, dont la vie avait été irrémédiablement brisée, entretenaient avec les apprentis est particulièrement émouvante : l’histoire d’une transmission qui s’impose malgré les traumatismes et les blessures irrémédiables.

Irène, Robert et Maurice Desmond © Archives privées Desmond - Droits réservés

Irène, Robert et Maurice Desmond © Archives privées Desmond – Droits réservés

Le sujet nous conduit à parler d’une question majeure, celle des accidents du travail. Il n’y avait quasiment pas de protection, explique Robert Desmond. Les machines de l’époque étaient particulièrement dangereuses, non seulement chez Renault, mais aussi chez les autres constructeurs. Les accidents étaient nombreux et les choses ont véritablement changé avec les premières machines numériques. Avant cela, il y avait beaucoup de transmissions par courroies.

L’apprenti devait suivre tout le processus de fabrication d’une automobile, en passant par le coulage du bloc moteur, le débit du bois pour faire la carrosserie, le tournage pour le vilebrequin, etc. Ce qui passionnait Robert Desmond, c’était la partie mécanique et plus précisément l’allumage, plus tard, pour le Diesel, l’injection.


Histoire Renault – Entretien avec Robert… par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Robert Desmond – Troisième partie

Dans la quatrième partie de l’interview, nous revenons sur la question cruciale de la sécurité et des accidents du travail. Les courroies multiples étaient alors régulièrement graissées avec de l’huile de pied de boeuf afin de limiter les ruptures et donc les accidents. Il fallait bien entendu faire très attention à ce que les vêtements ne soient pas pris dans les courroies. Les ouvriers ne mettaient pas systématiquement en place les dispositifs de sécurité – quand ils existaient. De même, lors de l’utilisation des tours pour l’usinage – et plus particulièrement lors de l’emploi d’outils visant à dégrossir les pièces à gros débit, ils jouaient sur l’épaisseur nécessaire afin de gagner du temps : l’outil ou la pièce pouvait alors casser entraînant l’accident. Autre exemple : lors des opérations de fraisage, les doigts touchaient presque la fraise. Il faut dire aussi que les ouvriers “n’étaient pas toujours très à jeun” constate Robert Desmond, abordant ainsi avec un peu d’embarras la question de l’alcoolisme à l’usine. Mais, à l’époque, précise-t-il, les gens buvaient beaucoup plus qu’aujourd’hui et dans tous les milieux. Paradoxalement, de meilleurs salaires permettaient aux ouvriers de boire davantage. Il ne faut pas oublier que la consommation d’alccol pouvait être liée à la pénibilité du travail : ce qui se conçoit sans difficultés dans des ateliers où l’ouvrage était dur comme la fonderie. Mais le manque de protection avait aussi des origines pratiques. En raison de la chaleur et pour ne pas être gêné lors de la manipulation des pièces, le fondeur ne mettait que rarement son casque qui évoquait celui d’un scaphandrier. L’intensification des cadences joue un rôle qu’il est toutefois difficile d’évaluer et qui dépendait bien entendu du fait que l’atelier était plus ou moins exposé. Robert Desmond ne juge pas toutefois ce facteur déterminant. A ce sujet, il évoque l’esprit de chapelle ou la fierté qui pouvait exister dans chaque spécialité : le fondeur considérait qu’il faisait un “métier de mec” comparé à l’ouvrier qui tapissait les sièges tandis que le tourneur n’était pas aimé dans la corporation, parce que, disait-on, “c’était un métier planqué”, etc.

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Arbre à cames – machine à rectifier – Archives privées Guillelmon – Tous droits réservés

Les apprentis étaient d’autant plus attentifs à la sécurité que les anciens qui les guidaient étaient souvent eux-mêmes des accidentés du travail. Robert Desmond se souvient notamment d’un fraiseur qui avaient eu tous les doigts “mangés” – comme on disait alors – et qui ébauchait devant lui le geste à ne pas faire. Dans l’ensemble, on était contents de travailler chez Renault : l’entreprise offrait des avantages qu’on ne trouvait pas ailleurs, affirme Robert Desmond.

J’évoque alors les dispositifs de protection en citant le cas récent – et terrible – des ouvriers turcs employés dans de petits ateliers pour le sablage des jeans qui sont morts très jeunes de silicose (le nom de la maladie ne m’est pas venu pendant l’interview). Robert Desmond précise, en prenant le cas de l’amiante, qu’à une certaine période, on n’était pas vraiment informés sur les dangers d’un tel produit, alors jugé comme un produit « miracle ». M’étant autrefois penché sur le sujet, je précise que les dangers de l’amiante étaient connus par les médecins allemands, dès les années trente, et par les Américains dès l’après-guerre. La volonté politique et industrielle est donc aussi en cause dans certains cas. Il existe en effet un décalage entre la connaissance scientifique d’un danger et sa prise en compte par les responsables politiques et industriels. Mais, conclut Robert Desmond, on ne peut reprocher au patron de ne pas appliquer des normes de sécurité qui n’existent pas sur le plan légal. A noter d’ailleurs que les syndicats et le parti communiste lui-même n’évoquaient que très rarement ces sujets. Cette quatrième partie s’achève sur la question de la promotion sociale induite par la formation professionnelle au sein de l’entreprise.


Histoire Renault – Entretien Robert Desmond 4 par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Robert Desmond – Quatrième partie

La cinquième partie traite de la débâcle de juin 1940 et de l’occupation allemande. Alors que l’usine est évacuée en bon ordre sur ordre du gouverneur de la place de Paris, le jeune Robert Desmond (il n’a alors que 14 ans) reste dans les locaux désertés avec quelques gueules cassées et accidentés du travail chargées de la surveillance. Il n’y a pas d’exode pour eux.  Ils sont chargés d’entretenir les machines, d’arrêter progressivement les chaudières, de détendre les courroies, de ranger les ateliers, etc. Robert Desmond n’a jamais vu d’Allemands à l’intérieur de l’usine – du moins dans la partie où il se trouvait, comme nous l’ont confié d’autres témoins de l’époque (il y avait en revanche des sentinelles postées à l’extérieur, aux endroits stratégiques). La reprise du travail sous l’occupation était une nécessité. Mais qu’allait-on fabriquer ? Des voitures, des camions, des munitions de guerre ? Ce dernier type de fourniture aurait été inacceptable, précise Robert Desmond. Au début, l’usine travaille au ralenti. Je lui demande s’il était gêné que l’usine fabrique des camions pour les Allemands. Quand on est vaincu, on est vaincu, répond-il… On n’a jamais pensé que l’Allemagne attendait autant de nous. Détail important : l’occupant fait venir ses propres machines à l’usine (des presses à emboutir) pour fabriquer des cabines avancées de camions en acier – alors que Renault les fabriquait jusqu’alors en bois. Rationalisation allemande oblige, la nouvelle fabrication doit se concentrer sur les camions de 5 tonnes. Avant-guerre, la Juvaquatre, en acier, était fabriquée avec des machines américaines.

Camion léger plateau ridelles métalliques Renault type AHS 50 cv 2 tonnes 1942 © Renault communication / PHOTOGRAPHE INCONNU (PHOTOGRAPHER UNKNOWN) DROITS RESERVES

Camion léger plateau ridelles métalliques Renault type AHS 50 cv 2 tonnes 1942 © Renault communication / PHOTOGRAPHE INCONNU (PHOTOGRAPHER UNKNOWN) DROITS RESERVES

Il y avait aussi des visites officielles de l’usine, sans que Robert Desmond puisse dire s’il s’agissait d’Allemands ou de Français. Notre témoin évoque par ailleurs des arrestations et des exactions commises au sein de l’usine, non pas par des Allemands, mais par des Français. Ce passage est assez confus et nous ne parvenons pas à en savoir davantage. M. Robert Desmond évoque l’intervention de Miliciens à une époque où la Milice n’existait pas. En tout cas, d’après lui, des Français (des policiers ?) montraient leurs papiers aux sentinelles allemandes qui les laissaient passer. Il a assisté à trois ou quatre arrestations – l’une portait sur une quinzaine de personnes dont une partie put réintégrer l’usine. A l’en croire, la plupart d’entre eux n’appartenaient pas aux usines Renault avant-guerre.


Histoire Renault – Entretien avec Robert Desmond 5 par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Robert Desmond – Cinquième partie

Avec la sixième partie de l’interview nous abordons l’entrée de Robert Desmond dans la Résistance. Nous sommes à l’été 1943, pendant les vacances, près de Périgueux. Robert a dix-sept ans. Un jour, son père l’envoie faire du débardage de bois à quelques kilomètres de la maison avec l’un de ses ouvriers, un Républicain espagnol que ses collègues surnommaient malicieusement « Franco ». Au retour, ils entendent une voix qui les appelle : c’est un Canadien qui s’est cassé la jambe après un saut en parachute. Il a besoin d’un médecin que Robert Desmond va chercher immédiatement, puis, avec l’aide de « Franco », le jeune homme se charge de cacher les parachutes pris dans les branches d’un arbre, ainsi que les containers qu’il ne doit pas toucher car ceux-ci sont piégés. A l’intérieur, il y a des fausses cartes d’identité en blanc, de l’argent et du plastique : le Canadien est en effet un spécialiste envoyé pour enseigner les techniques de sabotages les plus pointues.

Irène Desmond, la soeur de Robert, vers 1945 © Archives privées Desmond - Tous droits réservés

Irène Desmond, la soeur de Robert, vers 1945 © Archives privées Desmond – Tous droits réservés

De retour à l’usine, Robert Desmond met en pratique les leçons du Canadien et la fin de la sixième partie de l’interview ainsi que le début de la septième sont consacrés à ce sujet. C’est la première fois qu’un témoin de cette période décrit par le menu les techniques de sabotage utilisées aux usines Renault de Billancourt et du Mans pendant l’Occupation allemande. Rappelons que ces actes étaient passibles de la peine de mort avec exécution quasiment immédiate. Formé par l’agent canadien, Robert Desmond forme à son tour deux camarades de l’usine, puis un ouvrier du Mans. A noter que presque toute la famille de Robert Desmond est alors dans la Résistance, mais il n’en sait rien.

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Histoire Renault – Entretien Robert Desmond 6 par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Robert Desmond – Sixième partie

Robert Desmond prend le maquis en janvier 1944 et rejoint Elie Rouby, un entrepreneur de Limoges, ancien pilote de la Grande Guerre, membre de l’armée secrète de La Haute-Vienne qui crée le corps franc Gambetta en juin 1944 (voir la page qui lui est consacrée sur le site de l’Ordre de la Libération). Le jeune Robert – surnommé Tommy dans la Résistance – impressionne le capitaine Rouby et ses compagnons de combats lorsqu’il leur montre comment désamorcer les containers piégés (l’un des maquisards avait déjà été grièvement blessé en essayant de les ouvrir), ou de quelle manière utiliser le plastique.

Corps franc Gambetta - Libération du camp de Matha en Charente-Maritime vers le mois de septembre 1945 © Archives privées Desmond - Tous droits réservés

Corps franc Gambetta – Libération du camp de Matha en Charente-Maritime vers le mois de septembre 1945 © Archives privées Desmond – Tous droits réservés


Histoire Renault – Entretien Robert Desmond 7 par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Robert Desmond – Septième partie

Dans les jours qui suivent la création du corps franc Gambetta, le plan du capitaine Rouby consiste à gêner les mouvements des divisions allemandes qui remontent vers le nord de la France au lendemain du débarquement allié en Normandie – c’est l’époque où la division Das Reich massacre la population d’Oradour-sur-Glane (10 juin 1944). En septembre, Robert Desmond et ses camarades rejoignent le front de l’Atlantique, plus particulièrement la poche de Royan d’où ils tentent de déloger les Allemands. Après la dissolution de la compagnie Gambetta, Elie Rouby et ses hommes sont affectés au 158ème R.I. C’est lors de la tentative visant à réduire la poche de l’île d’Oléron, le 6 avril 1945, que le capitaine Rouby et Robert Desmond sont blessés par une mine, le premier grièvement, le second plus légèrement. Il faut imaginer qu’Elie Rouby, alors âgé de 50 ans, a les deux jambes broyées et doit attendre 24 heures avant d’être évacué, son groupe étant bloqué sur place par la marée. Moment émouvant lorsque, pendant l’interview, Robert Desmond me fait toucher l’éclat de mine qu’il a conservé sous la peau de la main “comme souvenir”. Le capitaine Rouby et “Tommy” sont soignés par un médecin allemand prisonnier, mais, vue la gravité de son état, le premier doit être transféré dans une Traction jusqu’à Saintes au cours d’un voyage qui a tout d’un calvaire. Il sera décoré par le général De Gaulle et fait compagnon de la Libération.

Membres du corps franc Gambetta devant Marennes - Robert Desmond est le quatrième en partant de la gauche © Archives privées Desmond - Tous droits réservés

Membres du corps franc Gambetta devant Marennes – Robert Desmond est le quatrième en partant de la gauche © Archives privées Desmond – Tous droits réservés

Les combats se poursuivent en direction de l’Est. Les pertes sont parfois sévères. Des centaines d’hommes tombent ainsi fauchés par les mitrailleuses allemandes alors qu’ils s’apprêtent à traverser le Rhin. Le soir, en vue d’une contre-attaque, les combattants français ne parviennent pas à reconstituer une compagnie avec les survivants des cinq compagnies parties le matin même. Il leur faut franchir le fleuve de nuit à l’aide d’une corde avant de pouvoir neutraliser les blockhaus alignés le long de la rive.

Lorsque, de retour à Billancourt, fin juillet 1945, Robert Desmond veut reprendre sa place chez Renault, il essuie d’abord un refus – mais le jeune homme estime à juste titre avoir des droits : il insiste et obtient finalement de réintégrer l’usine. On le met aux essais de la 4 cv. Il lui faut effectuer au minimum 500 km par jour. D’après lui, le moteur de la 4 cv n’avait rien de révolutionnaire : 55 d’alésage et 75 de course étaient des modèles périmés, explique-t-il ; de même le système d’alimentation était archaïque : en comparaison la Peugeot 203 (1948) disposait d’un moteur moderne. Le succès de la 4 cv s’explique principalement parce qu’il n’y avait pas de voitures.

Comment définir le rôle de Louis Renault pendant l’Occupation ? Selon Robert Desmond, le constructeur n’avait pas véritablement le choix, certainement pas celui de fermer l’usine. D’une manière plus générale, l’ancien apprenti conserve une image positive de Louis Renault et de la transmission dont il a bénéficié grâce au constructeur automobile.


Histoire Renault – Entretien Robert Desmond 8 par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Robert Desmond – Huitième et dernière partie

Pour toute référence à ce document, merci de préciser, “Entretien entre Robert Desmond et Laurent Dingli, 9 février et 14 mars 2012”, louisrenault.com, mars 2012.

Dernière mise à jour : 9 mai 2012

 

Entretien filmé avec Jacques Rochefort, 13 mars 2012

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Pierre Rochefort vers 1937 © Famille Rochefort

Jacques Rochefort, que j’ai pu interviewer il y a quelques jours, est le fils de l’un des plus proches collaborateurs de Louis Renault.

Pierre Rochefort (1887-1946), docteur en Droit, ancien clerc principal de notaire succéda à Ernest Fuchs comme secrétaire particulier de Louis Renault à partir de 1923. Ayant rapidement acquis la confiance de l’industriel, il devint son fondé de pouvoir,  géra sa fortune personnelle et assuma d’importantes fonctions à ses côtés : administrateur de la Société anonyme des usines Renault (S.A.U.R.), président des aciéries de Saint-Michel-de-Maurienne, président de la D.I.A.C. (société de crédit Renault), président de la Société des Aciers Fins de l’Est (S.A.F.E.) et de la Renault Limited, filiale anglaise de Renault. Mais, comme le rappelle son fils, les tâches multiples de Pierre Rochefort ne se limitèrent pas aux seules questions professionnelles, l’homme de confiance de Louis Renault ayant dû fréquemment intervenir pour régler des différends d’ordre privé ou défrayer les amies et les maîtresses du grand industriel. Travailler pour Louis Renault était à la fois un métier  exigeant, rappelle Jacques Rochefort à propos de son père, mais aussi une occupation gratifiante : La chance d’approcher un homme d’exception compensait plus ou moins ce qu’une fonction de ce genre pouvait avoir d’épuisant. Car il fallait suivre un homme qui dormait en moyenne quatre heures par jour et qui passait presque le reste du temps à travailler ; un homme volontaire et autoritaire qui aimait surmonter les obstacles les plus difficiles.

Pierre Rochefort s’éteint en janvier 1946, à 58 ans, « usé par vingt-trois années passionnantes de dévouement efficace auprès d’un homme à la fois génial et, disons, difficile »[1].

Tout en retraçant la carrière de son père, Jacques Rochefort nous livre un témoignage très précis sur l’état de santé de Louis Renault avant la guerre et pendant l’occupation allemande.


Histoire Renault – Entretien avec Jacques… par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Jacques Rochefort – Premère partie


Histoire Renault – Entretien avec Jacques… par Boulogne-Billancourt

Entretien avec Jacques Rochefort – Deuxième partie

Pour toute référence à ce document, merci de préciser Laurent Dingli, “Entretien filmé avec Jacques Rochefort, 13 mars 2012”, louisrenault.com, mars 2012.

Entretien filmé avec Jacqueline Serre, 15 mars 2012

 Charles-Edmond Serre vers 1910 © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Charles-Edmond Serre vers 1910 © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Pour illustrer l’interview que m’a aimablement accordée Mlle Jacqueline Serre, rien ne m’a semblé mieux convenir que le bel hommage que sa sœur Anne-Marie Gillot, aujourd’hui décédée, avait consacré à leur père, Charles-Edmond Serre, chef du bureau d’études des usines Renault, hommage qui fut publié il y a trente-quatre ans dans la revue de la Société d’Histoire du Groupe Renault [1].

Je tiens particulièrement à remercier M. Michel Ducoint, passionné de Renault, qui a eu la gentillesse de me mettre en contact avec Mlle Jacqueline Serre.


Entretien Jacqueline Serre 1 par Boulogne-Billancourt

Monsieur SERRE,

mon père

Mon père était très différent de Monsieur Serre, chef du bureau d’études et compagnon de toujours de Monsieur Louis Renault.

Il était un père très proche de ses deux filles, très jeune de caractère, toujours disponible pour sa famille, mais l’usine tenait une très grande place dans sa vie et pas plus que notre mère, nous n’en avons été jalouses, nous étions très fières de lui et la déférence que tout le monde lui témoignait nous a toujours impressionnés.

Il était né à Tulle en 1882, treizième d’une famille de quatorze enfants. Mon grand-père, entrepreneur de travaux publics, ayant des difficultés à faire vivre sa nombreuse famille, vient s’installer à Paris avec ma grand-mère et sept de ses enfants. C’était en 1889, mon père avait sept ans.

Il fit ses études au collège Colbert, d’où il sortit à seize ans, avec un diplôme de dessi­nateur industriel. Son père étant mort quel­que temps avant, il ne put continuer ses études et entrer aux Arts et Métiers comme il le pensait.

Il entre chez Durand, rue Oberkampf, une fabrique d’engre­nages. Et, c’est là, que le 31 octobre 1898, il vit arriver un ami de M. Durand, qui cherchait un jeune apprenti ; étant le dernier embauché dans la maison, il fut présenté à ce jeune homme de vingt-deux ans qui s’appelait Louis Renault.

« – Quand voulez-vous commencer ? »

«  – Tout de suite, Monsieur »

« Venez demain à Billancourt, vous apporterez votre blouse et votre boite de compas ».

Le lendemain était le jour de la Toussaint ; dès le début de cette longue collaboration un pli était pris : dimanches et fêtes ne comptaient pas : le travail d’abord.

Certificat de capacité (Permis de conduire) de Charles-Edmond Serre - 1902 ? © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Certificat de capacité (Permis de conduire) de Charles-Edmond Serre – 1902 ? © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Très vite l’étude et la fabrication des premières voitures obligea Mme Renault mère à céder sa propriété de Billan­court, à ses fils.

Pendant la construction des premiers bureaux et ateliers, mon père et M. Bicher, travaillèrent chez elle à Paris, square Laborde. L’ambiance y était des plus familiale, à 4 heures ils avaient croissants et chocolat chaud et un baiser sur les deux joues quand isl partaient le soir, ils avaient dix-sept ans !

Charles-Edmond Serre sur une voiture Renault type K de course dite "Paris-Vienne". A, à ses côtés, Ferenc SZISZ le futur vainqueur du grandprix de l'ACF en 1906. D'après Claude Le Maître, Louis Renault a eu le souci de conserver ce modèle qui gagna la course Paris-Vienne, en 1902, aux mains de son frère bien-aimé Marcel et, en souvenir de lui. © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Charles-Edmond Serre sur une voiture Renault type K de course dite “Paris-Vienne”. A, à ses côtés, Ferenc SZISZ le futur vainqueur du grandprix de l’ACF en 1906. D’après Claude Le Maître, Louis Renault a eu le souci de conserver ce modèle qui gagna la course Paris-Vienne, en 1902, aux mains de son frère bien-aimé Marcel et, en souvenir de lui. © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Grandes inondations de 1910 aux usines Renault © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Mon père dessinait sur une table qui avait été le bureau de M. Renault père et qui lui fut donné par la suite en souvenir de cette époque : et c’est sur cette même table qu’aujourd’hui j’écris ces lignes.

Très vite, l’usine prit de l’expansion et d’au­tres dessinateurs et ingénieurs furent enga­gés sous les ordres de mon père. Il ne sor­tait pourtant d’aucune grande école, n’avait pas de diplôme d’ingénieur, mais il avait un très grand sens de la mécanique, était très inventif, très méticuleux et avait énormément de bon sens, ce qui lui a toujours servi dans toutes les circonstances de sa vie. Il était également très autoritaire et peut-être pas d’un abord facile. Mais, l’importance de ses responsabilités le conduisait à être ainsi, ce qui ne l’empêchait pas d’être très humain et très proche de tous. Et, par-dessus tout, il existait entre lui et M. Renault une telle entente qu’ils étaient vraiment le complément l’un de l’autre.

Camions Renault sans doute lors du concours militaire russe organisé du 8 septembre au 4 octobre 1912 © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Camions Renault sans doute lors du concours militaire russe organisé du 8 septembre au 4 octobre 1912 © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Véhicule militaire Renault petite puissance (12 CV) équipé d'un groupe électrogène (avant 1914) © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Véhicule militaire Renault petite puissance (12 CV) équipé d’un groupe électrogène (avant 1914) © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

De cette période lointaine mon père nous parlait peu, les grands événements de sa carrière ont été d’abord les gran­des courses : Paris-Vienne, Paris-Berlin, Paris-Madrid, et la mort de « Monsieur Marcel » comme il l’appelait, l’exten­sion rapide de l’usine, puis la guerre 14-18 ; il fut mobilisé sur place et ce fut une époque de travail intensif Le char d’assaut de 1917 fut une de ses grandes fiertés.

Carte de membre fondateur représentant le petit char de la Victoire - 1919 © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Carte de membre fondateur représentant le petit char de la Victoire – 1919 © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Un très grand souvenir pour lui fut son voyage aux États‑Unis, en 1928, en compagnie de M. Renault et de M. Tordet,pour qui il avait une grande amitié. Il rencontra Henry Ford et découvrit une autre façon de travailler, l’expérience qu’ils en rapportaient fut certainement très profitable à l’usine.

Conduite intérieure Renault 15 cv souple, certainement du type RA, 6 cylindres monobloc à culasse rapportée, de 1926. Observons avec Claude Le Maître, que le losange est apparu sur le haut de gamme l'année précédente © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Conduite intérieure Renault 15 cv souple, certainement du type RA, 6 cylindres monobloc à culasse rapportée, de 1926. Observons avec Claude Le Maître, que le losange est apparu sur le haut de gamme l’année précédente © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Les années d’entre-deux-guerres furent pour lui une période de grande activité, et de grandes responsabilités ; outre la direction du bureau d’études de Billancourt, il dirigeait éga­lement l’étude des moteurs Caudron, des automotrices, des camions, des tracteurs agricoles, du matériel pour l’armée et certainement de beaucoup d’autres choses. De toute façon, l’usine était un sujet qu’il n’a jamais beaucoup abor­dé devant nous.

Mais elle était présente cette usine, dans notre vie familiale.

Par M. Renault, principalement, que nous avions souvent l’occasion de voir le dimanche à Portejoie.

Charles-Edmond Serre vers 1936 © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Charles-Edmond Serre vers 1936 © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Portejoie était une maison de campagne qu’il avait convaincu, mon père, d’acheter et qui était située sur les bords de la Seine, juste en face de son château d’Herque­ville, il était sûr ainsi de l’avoir toujours près de lui, diman­ches et fêtes. Combien de fois l’avons-nous vu surgir de son bateau et emmener mon père pour la journée entière, pour discuter d’un projet, mettre au point un moteur de bateau et de tracteur agricole.


Entretien Jacqueline Serre 2 par Boulogne-Billancourt

Avant-guerre, pour nous le rituel était toujours le même un chauffeur du 153 venait nous chercher boulevard Murat, nous déposait avenue Émile-Zola, devant les fenêtres du bureau d’études, et là, mon père reprenait le volant et nous partions à Portejoie. il lui arrivait d’être en conférence avec M. Renault et nous attendions… parfois très longtemps. Puis M. Renault partait le premier, passait en trombe devant nous et prenait la route d’Herqueville. Mon père arrivait quelques minutes après ; nous partions très vite et sur la route, on ne lambinait pas (en principe, personne nous dépassait, il n’aimait pas beaucoup ça).

Germaine Serre vers 1936 © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Germaine Serre vers 1936 © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

En arrivant à Portejoie, nous trouvions M. Renault assis sur les marches du perron. il avait eu le temps de se chan­ger, de prendre son chien avec lui et de traverser la Seine. Ils repartaient ensemble à Herqueville jusqu’au soir.

Cette collaboration si étroite se teintait je crois d’une certaine complicité. Ils redevenaient les deux très jeunes gens,de vingt-deux et seize ans, qu’ils étaient à leurs débuts.

Malgré une certaine distance due à la hiérarchie, qui exis­tait de leurs relations, M. Renault a été certainement le meil­leur ami de mon père.

L’usine a apporté beaucoup de joies et de fiertés à mon père, mais aussi bien des moments de soucis et de chagrin.

Charles-Edmond Serre au centre, légèrement à droite, avec des lunettes, boit le champagne pour célébrer à Montléry le succès des 50 heures, pied au plancher de la Juvaquatre, le 28 mars 1938 : 5931 Km parcourus à 107,82 Km de moyenne. A sa droite, J.A Grégoire et le groupe des pilotes Massot, Quatresous, Fromentin ; à sa gauche, Hamberger © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Charles-Edmond Serre au centre, légèrement à droite, avec des lunettes, boit le champagne pour célébrer à Montléry le succès des 50 heures, pied au plancher de la Juvaquatre, le 28 mars 1938 : 5931 Km parcourus à 107,82 Km de moyenne. A sa droite, J.A Grégoire et le groupe des pilotes Massot, Quatresous, Fromentin ; à sa gauche, Hamberger © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Renault 14 cv clandestine au bord d'un étang de Meudon pendant l'Occupation. Pour reprendre la formule de Claude Le Maître, "C'était le parcours culotté des protos interdits dans la forêt avoisinante"© Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Renault 14 cv clandestine au bord d’un étang de Meudon pendant l’Occupation. Pour reprendre la formule de Claude Le Maître, “C’était le parcours culotté des protos interdits dans la forêt avoisinante”© Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Vue des usines Renault © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Vue des usines Renault © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

De droite à gauche, au premier rang : MM. Saivre, Serre, Gourdou et Grillot (années trente) © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

De droite à gauche, au premier rang : MM. Saivre, Serre, Gourdou et Grillot (années trente) © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Plaquette réalisée lors de l'élévation de Louis Renault à la dignité de Grand Officier de la Légion d'Honneur - 1932 © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Plaquette réalisée lors de l’élévation de Louis Renault à la dignité de Grand Officier de la Légion d’Honneur – 1932 © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Joie, pour une belle voiture bien réussie. Il était très fier des superbes voitures d’avant-guerre : 40 CV, Reina-Stella, Viva-Sport, Nerva-Sport, très fier également des records battus aussi bien par les voitures que par les avions Cau­dron. Sa grande fierté, après le char d’assaut de 1917, a certainement été la 4 CV. Conçue et réalisée pendant l’occupation, à la barbe des Allemands, sa mise au point donne lieu à pas mal de discussions avec M. Renault lui-même.

Prototype n°2 de la 4 cv présenté par M. Jean Louis, directeur des usines Renault © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Prototype n°2 de la 4 cv présenté par M. Jean Louis, directeur des usines Renault © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

Cela se passait pendant le week-end à Portejoie, les expli­cations étaient parfois très orageuses, mais ils y prenaient malgré tout beaucoup de satisfaction l’un et l’autre.

L’Occupation a été pour nous, comme pour tout le monde, le début d’une vie très différente. A l’usine, l’activité était très réduite et la présence d’un commissaire allemand était très mal acceptée par mon père.

Mais malgré tout, dans les jours les plus sombres, il a tou­jours cru et espéré en une revanche et n’avait pas peur de le dire à son entourage. Les quatre bombardements de l’usine ont été des « coups durs » acceptés comme chose normale en temps de guerre et d’occupation, et le travail pour les Allemands s’en trouvait ralenti. Malheureusement, il y eut des sinistrés et des disparus parmi le personnel de l’usine et il en était très affecté. La mort de son fidèle collabora­teur, M. Juville, tué avec toute sa famille, l’avait bouleversé.

La Libération fut un jour formidable, mais elle entraîna les tristes événements que l’on sait pour M. Renault ; ce fut une grande tristesse pour nous tous.

Mais l’usine devait continuer. Après pas mal de discussions, la construction de la 4 CV en grande série fut décidée en 1946.

Prototype de la 14 cv essayé par Charles-Edmond Serre à Nevers le 30 juillet 1946 © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Prototype de la 14 cv essayé par Charles-Edmond Serre à Nevers le 30 juillet 1946 © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

C’est à cette époque que mon père quitte la direction du bureau d’études, mais non pas l’usine. Il voulait prendre sa retraite à l’anniversaire de ses cinquante ans au service de Renault, fin 1948.

Entre temps, il s’installe aux Champs-Élysées, et là, avec un dessinateur, il met au point des projets de tracteurs, cons­truits à l’usine du Mans. Il a passé là deux années qui n’étaient pas de pénitence, loin de là. Il se passionnait pour ces tracteurs, question qu’il connaissait bien. Il avait eu assez l’occasion de les étudier à Herqueville, avec M. Renault.

Il n’aurait pas voulu que je termine le récit de ces dernières années d’usine sans évoquer Pierre Lefaucheux, qui, avec déférence, a toujours su lui montrer beaucoup de sympa­thie, dans cette situation délicate qui était la sienne au moment de la nationalisation, nationalisation très mal accep­tée par mon père comme on peut le penser après cette carrière passée au service de l’usine et de M. Renault.

Charles-Edmond Serre chez lui, à son bureau © Jacqueline Serre - Tous droits réservés

Charles-Edmond Serre chez lui, à son bureau © Jacqueline Serre – Tous droits réservés

C’est en mars 1949, qu’il quitte définitivement l’usine. Mais, il ne reste pas inactif pour autant, ingénieur-conseil de différentes affaires machines-outils Ernault, matériel agri­cole Puzenat, administrateur à Saint-Étienne-Ponlieue, aux huiles Renault, à la Société des carburants, il retrouve l’automobile avec Jean Daninos. L’affaire que dirigeait cet ancien ingénieur de Citroën périclitant, mon père lui conseille l’étude d’une voiture de grand luxe et de prestige, comme il les aimait tant. Ce fut la Facel-Vega qui sortit de cette collaboration et ce fut vraiment une des plus belles voitures d’après-guerre.

En dehors de ces activités techniques, il aimait retrouver Portejoie où d’autres occupations l’attendaient : il avait été élu maire de cette petite commune, et là, il redevenait l’orga­nisateur et le responsable qu’il avait toujours aimé être.

A Portejoie, il retrouvait également ses petits-enfants qui lui apportèrent certainement les dernières grandes joies de sa vie.

Anne-Marie GILOT

Pour toute référence à ce document, merci de préciser, Laurent Dingli, “Entretien avec Jacqueline Serre, 15 mars 2012”, louisrenault.com, juin 2012 ; et pour l’article d’Anne-Marie Gilot, voir la note ci-dessous. Je remercie aussi Claude Le Maître, ancien responsable de la S.H.G.R. qui a bien voulu précisé et corrigé les légendes des illustrations.

Dernière mise à jour : 20 juin 2012

[1]. A-M. Gillot, « Monsieur Serre, mon père », RFR n°17, décembre 1978, pp. 204-206.

 

Computer Arts, octobre 2006

Louis Renault

Ce lourd pavé vous invite à revivre la vie de Louis Renault. Sans chercher à juger ou condamner l’homme, c’est avant tout la vie du pionnier de l’industrie automobile et aéronautique, né en 1877 et mort mystérieusement en 1944 alors qu’il avait été condamné pour collaboration active mais jamais jugé, qui est au coeur du récit. Grandeur et décadence d’un géant français au travers de nombreux témoignages et documents inédits. Entre marchand de canons et patron d’avant-garde, la figure de Louis Renault étonne par sa pluralité et sa complexité, et c’est elle que cherche à mettre à jour ce livre.

Auto-Moto, juin 2002

Interview

Renault Collabo ?

Dans sa remarquable et très complète biographie de Louis Renault, Laurent Dingli évoque les circonstances tragiques de sa disparition et le sort fait à son entreprise.
La fin de Louis Renault demeure largement mystérieuse…

Le 23 septembre 1944, quand il est arrêté et conduit à l’infirmerie de la prison de Fresnes, il a 67 ans, est aphasique, souffre d’urémie et des séquelles d’une dépression nerveuse. Le 27 septembre, les médecins qui l’examinent concluent que “son état est incompatible avec le maintien en détention”. Chaque nuit, il est maltraité par ses gardiens. Son état général empire – il est peu et mal soigné – et les mauvais traitements font le reste : il meurt le 24 octobre 1944. Sans avoir été jugé.

Ce que l’on reprochait à Renault, c’est d’avoir travaillé pour les Allemands entre 1940 et 1944 ?

Durant la seule année 1939, les usines Renault ont livré 65 000 véhicules à l’armée française. Ces usines en ont fabriqué 34 000 destinés aux Allemands… en quatre ans d’Occupation !

Qui pouvait souhaiter la disparition physique de Louis Renault et tirer profit de la confiscation de l’entreprise ?

A peu près tout le monde : les communistes et la CGT, qui mettaient la main sur Billancourt ; les gaullistes, qui dotaient le pays d’un puissant outil industriel à bon prix puisqu’il n’y avait qu’un seul actionnaire ; et plusieurs ministres du gouvernement provisoire qui avaient des raisons personnelles d’en vouloir à Louis Renault – avant guerre, il en avait licencié certains pour incompétence…

Rétro Viseur, par Jean-Eric Raoul

La personnalité de Louis Renault, même cinquante-six ans après sa mort, continue d’alimenter les débats. Malgré son patriotisme industriel durant la Première Guerre mondiale, le « saigneur » de Billancourt a vu grossir durant l’entre-deux-guerres un haine farouche contre son pouvoir et son autoritarisme, alimentant soupçons et rumeurs durant l’Occupation. L’homme Renault, l’un des plus grands industriels français de l’époque, est décédé dans des circonstances mystérieuses en septembre 1944, tandis que ses biens étaient confisqués.

Il y a eu déjà plusieurs biographies sur ce personnage secret, refermé sur lui-même, difficile à cerner sans se laisser aller aux jugements passionnels qu’induisent les périodes qu’il traverse. Laurent Dingli, grâce à un travail de recherche approfondi, méticuleux, notamment sur des archives inédites, veut y poser son regard d’historien. Avec, en conclusion de ce livre riche, qui balaie toute l’histoire industrielle et personnelle de Louis Renault, une franche disculpation des soupçons de collaboration. Hélas, la volonté de réhabiliter Louis Renault est présente et visible durant la totalité de l’ouvrage. Et elle nuit un peu, par ce soupçon d’a priori, à l’efficacité de la démonstration. A lire de toute façon, pour enrichir ses connaissances sur l’une des grandes figures du monde de l’automobile et de l’industrie.

Techno-Science, par Denis Gombert

“Le rôle de l’historien ne consiste pas à ériger un tribunal mais à tenter de comprendre une vie dont la complexité lui échappera toujours”. Laurent Dingli cherche à comprendre et à percer le mystère de Louis Renault, pionnier de l’industrie automobile et aéronautique, né en 1877, et mort mystérieusement en 1945, alors qu’il avait été condamné pour collaboration active mais jamais jugé. Il ne s’agit pas de la première biographie de Louis Renault, ingénieur et patron des usines Renault, mais certainement du premier travail historique, scientifique, sur ce grand personnage français de l’avant-guerre. Louis Renault est un reflet du peuple français, un jeune homme passionné de mécanique qui fonde une des plus grandes industries du siècle : l’automobile. Entre marchand de canon et patron d’avant-garde, la figure de Louis Renault étonne par sa pluralité et sa complexité. On le savait laïc, ayant des amitiés chez les socialistes réformateurs, mais c’est aussi un homme empreint d’une fierté nationale aiguë et d’un idéal libéral considérant que l’argent n’est pas une fin en soi, mais un moyen de civiliser la société. La lecture de cette biographie nous replonge dans les racines du développement de l’ère industrielle ainsi que dans le jeu politique de l’entre-deux-guerres, et par là il soulève également le tabou de la collaboration. Un travail de grande qualité.

La Vie de l’Auto

Une nouvelle biographie de Louis Renault vient de paraître, un pavé de près de 700 pages qui se présente davantage comme un mémoire universitaire que comme un roman, une démarche quasiment inconnue dans notre littérature automobile. Laurent Dingli est d’ailleurs docteur en histoire et son livre est le fruit de cinq ans de recherches aux archives nationales, dans celles de Renault, aux services historiques des armées, etc. Les références bibliographiques en elles-mêmes ainsi que les notes tiennent sur 100 pages ! Précision utile : un index de tous les noms propres cités figure aussi en annexe : un travail de fourmi.

Le morceau de bravoure de Laurent Dingli est, comme on s’en doute, de décortiquer heure par heure les événements qui ont séparé l’emprisonnement de Louis Renault à sa mort un mois plus tard, le 24 octobre 1944, et à la confiscation de ses biens et de ses usines par l’Etat, avec une analyse « à froid » du rôle de chacun, des raisons personnelles et d’Etat. Mais son livre retrace aussi une aventure exceptionnelle, la création d’un empire industriel, la traversée de deux conflits mondiaux, l’affrontement de grèves, la conception de la sécurité sociale et des allocations familiales, etc.