« Oui, mais ils ont de belles routes.» C’est en substance ce que m’avait répondu il y a plus d’un an une conseillère municipale de droite (UMP) alors que je m’étonnais de son enthousiasme à l’issue d’un voyage qu’elle venait d’effectuer au Tibet. Certes, ils ont de belles routes et la Chine a fait sortir les Tibétains du Moyen Age, nous explique-t-on souvent, non sans une pointe de condescendance et d’arrogance. Le ministre Bernard Kouchner lui-même, qui connaît plutôt bien la question, rappelait récemment que le sort des femmes n’était pas toujours enviable dans la société traditionnelle tibétaine. Certes, ils ont de belles routes, des hôpitaux flambant neufs. Mais à quel prix ? L’argument de la modernisation, du développement matériel doit-il servir d’alibi à ce qui est en réalité injustifiable ? Bien sûr, les personnes dont je parle ne justifient rien explicitement, ils se contentent de nuancer, de contrebalancer.
Le ton, d’habitude cordial entre cette femme, conseillère municipale, adjointe au maire d’une ville de taille moyenne, et moi-même, est soudain devenu aigre, puis franchement tendu. Piquée au vif par mes remarques, elle s’est braquée ; elle m’a lancé l’argument habituel de ceux qui n’en ont pas ou qui n’en ont plus : « Mais qu’est-ce que vous en savez, vous n’y êtes pas allé. » Je lui ai rétorqué que je n’avais pas non plus vécu la shoah et que cela ne m’empêchait pas de la condamner. J’ai ajouté, ou je l’ai pensé, je ne m’en souviens plus, que l’on se pâmait aussi à une époque devant les « autostrades » merveilleuses construites par l’Allemagne du IIIème Reich (amalgame quand tu nous tiens !). Bien, je n’ai dit tout cela que pour l’asticoter, pour lui montrer le peu de valeur de son argument sur le fond, car je n’aurai jamais eu l’insigne sottise de comparer la Chine du XXIème siècle à l’Allemagne des années trente. Il n’en reste pas moins que cet argument des « belles routes » ne me convainc pas.
Bien au-delà de la tension passagère qui m’a opposé à une femme par ailleurs charmante, l’anecdote soulève une question de fond. Quel objectif veut-on assigner à nos sociétés ? Quelle est la valeur d’un développement matériel qui ferait fi des droits humains et de l’environnement ? Lorsqu’on a l’outrecuidance de critiquer la Chine, même avec beaucoup de nuances et d’importantes réserves, quelques fâcheux rétorquent immanquablement : Pourquoi n’auraient-ils pas le droit, eux aussi, de se développer comme nous ? Mis à part que personne ne leur dénie ce droit bien légitime et que, même si c’était le cas, les Chinois s’en moqueraient comme de la première casquette de Mao, mis à part cela, force est de constater qu’il pourrait exister des développements plus respectueux de l’homme et de son environnement. Si l’expression de « génocide culturel » employée par le Dalaï Lama ne me plaît guère (je découvre, aujourd’hui même, qu’un journaliste congolais utilise celle de « génocide économique » pour évoquer la situation en RDC : attention aux abus de langage), si l’expression est malheureuse, Pékin n’en a pas moins ravagé la culture tibétaine, en rasant notamment l’essentiel de ses monastères, comme s’il fallait poursuivre la funeste tradition soviétique, la table rase de type Ceaucescu ou celle de la Révolution « culturelle » locale. Passons encore sur les populations chinoises chassées de leur domicile en vue des JO, exploitées de manière indigne pour que nous puissions avoir des produits à bas prix et que la croissance se poursuive. Passons enfin sur des drames moins médiatiques qui se déroulent pourtant dans le même continent, comme le martyre des hmong au Laos ou celui des Karen en Birmanie, autre dictature alliée de la Chine.
Je ne néglige pas cependant tout ce qui se passe de très positif dans ce pays à bien des égards remarquable, je n’oublie pas sa faculté d’adaptation ni le souci naissant de l’environnement, et cela malgré des actes d’une cruauté inouïe trop souvent commis envers les animaux. La Chine évolue vite, dans le bon sens du terme, et elle le fait certainement bien plus rapidement que nous ne l’avons fait nous-mêmes. Il ne s’agit donc pas de jeter l’opprobre sur ce pays capable de s’adapter, mais de rappeler seulement, aussi bien aux Chinois qu’aux Occidentaux eux-mêmes, que le développement matériel n’est pas le critère exclusif du bonheur et qu’il ne saurait remplacer l’éthique.
Je sais bien qu’il est à la mode, chez certains, notamment à droite, de brocarder les donneurs de leçons, les intellectuels déconnectés de la réalité. Le reproche, il est vrai, ne manque pas de fondement, et combien de Robin des bois de pacotille ne peuplent-ils pas les salons de la rive gauche ? Mais ceci étant dit, cette dénonciation ne suffit pas comme argument à opposer chaque fois que l’on s’émeut de voir les droits du vivant bafoués en Chine ou ailleurs. Les vrais humanistes ignorent les camps, les partis, les ethnies, les religions et les frontières.
Certes, il serait bien futile d’opposer les routes chinoises aux moines persécutés, les progrès destructeurs aux valeurs spirituelles élevées, les avides entrepreneurs aux braves autochtones, soucieux de préserver leurs traditions, ou encore la modernité à un Age d’or qui, par définition, n’a jamais existé. Je suis persuadé que la réforme viendra en grande partie de la Chine elle-même, de sa jeunesse bouillonnante et qu’elle contribuera un jour à nous faire évoluer. Mais en attendant ? Alors que nous transformons chaque année un peu plus la terre en désert, quel monde voulons-nous bâtir ?
J’entendais hier le chroniqueur économique d’Europe 1, Axel de Tarlé, évoquer la possession d’une Porsche comme un critère absolu de bonheur. Quelle pauvreté ! quelle tristesse ! me suis-je dit quand le bonheur se limite à cela, à un vulgaire bout de ferraille, alors que nous piétinons les véritables trésors de cette planète, sa richesse humaine, animale et végétale. Une fois que l’homme à satisfait ses besoins fondamentaux, une fois qu’il a pu assurer au minimum l’avenir de ses enfants et obtenir un certain confort matériel, la qualité de son existence, comme celle des nations, ne se limite pas à disposer de belles routes et de belles voitures. C’est justement cet enseignement, cette autre voix qu’essaie de nous faire entendre le Dalaï Lama avec beaucoup de nuances ; cet homme est porteur d’un message profondément humaniste, celui d’un possible développement respectueux du vivant sous toutes ses formes. Pourvu que nous sachions l’entendre, car cette sagesse-là, la richesse de cette vision du monde, sauront donner un sens à notre modernité.
Liens :Le gouvernement chinois ne semble prêt à aucune concessions comme l’observent différents analystes. Pékin attend la mort du Dalaï Lama afin de pouvoir contrôler son successeur. Les officiels chinois craignent aussi la contagion des revendications autonomistes. Voir l’article de Howard W. French dans le International Herald Tribune d’aujourd’hui.
Samedi 29 mars 2008