Bruno Doucey dir., Le Livre des déserts

Le livre des déserts

En feuilletant Le livre des déserts, publié sous la direction de Bruno Doucey, j’avais parfois une belle phrase de Flaubert en tête, lui qui, un jour lassé des hommes, rêva d’aller vivre « chez les bédouins qui sont libres ». Mais dans les déserts on fuit parfois les hommes pour mieux les retrouver. L’extrême diversité des peuples qui y survivent est à l’image de la variété de ces paysages extrêmes. Déserts de montagnes ou littoraux, désert froids et déserts chauds, déserts aux sables blonds du Sahara ou rouges du Namib.
Ce livre, qui est déjà une référence, séduit par l’originalité de sa présentation, la richesse de sa documentation, la beauté de ses textes. L’éditeur a su alterner l’approche scientifique et les extraits d’oeuvres littéraires, eux-mêmes regroupés dans une rubrique au titre poétique : Anthologie pour une lecture nomade. On apprend beaucoup sur la géologie, la climatologie, la faune, la flore, l’ethnologie ou l’histoire (1).
Le désert, bien entendu, est avant tout le lieu de l’érémitisme, celui de l’apparition de saint Antoine et des grandes révélations monothéistes, le Sinaï franchi par Moïse, l’archange Gabriel apparu au prophète de l’Islam. On y rencontre aussi ce grand marcheur solitaire qu’était Théodore Monod, ce fou sublime de Thomas Edward Lawrence, cette écorchée vive d’Isabelle Eberhardt, et tant d’autres encore. Il est impossible de résumer ici toutes les contributions de cette encyclopédie de 1233 pages, publiée dans la collection « Bouquins » de Payot, si pratique et si abordable.
Mais n’imaginez surtout pas quelque somme rébarbative. Tout, dans cet ouvrage, est fait pour s’instruire en se délectant, en butinant d’une bonne vulgarisation scientifique à quelques belles pages littéraires. Pour vous en donner le goût, j’ai choisi deux extraits, dont la force évocatrice restitue, mieux que ne saurait le faire les images d’un film, tous les mouvements du désert.
Le premier est de Miral Tahawy. On peut lire dans La Pensée de midi a propos de cette auteure égyptienne : « Miral Tahawy est née en 1968 dans une famille de commerçants bédouins sédentarisés dans le nord-est du Delta. Elle prépare un doctorat de littérature arabe à l’université du Caire et a déjà publié trois romans, dont le premier a été traduit en français (La Tente, trad. Siham Djafer, Paris-Méditerranée, 2001). L’une des voix les plus originales de la nouvelle génération, elle a introduit dans la littérature égyptienne un imaginaire nouveau, marqué par la culture bédouine dont elle est issue ».
“Et le khamsîn arriva.
Le désert dévoile ses éminences et les courbes de son corps mou, puis il se métamorphose. Le sable ondule, le torrent trace les sillons de sa tristesse sur son passage et ce khamsîn poussiéreux qui doit toujours emporter quelqu’un avec lui ! Il hurle longuement, puis siffle et fauche une pouliche, une mule, des tentes aussi et parfois il dévaste une pâture. Mossallam a disparu. Pourtant, il connaissait le désert sur le bout des doigts, il connaissait son ciel, ses nuits, ses humeurs. Il savait où planter sa tente, il savait quand s’écraseraient les lourds nuages. Mossallam a parcouru le désert d’est en ouest, y a passé bien des nuits et bien des jours, connu tous ses puits. Quand il étendait ses pieds calleux, qu’il enlevait son egal et remuait les lèvres pour conter des histoires sur les tribus, leurs origines, leurs pâturages, faisant part des dernières nouvelles. Il le détenait dans le creux de la main, ce désert ! (…)
– Et le khamsîn poussiéreux arriva. Seguema disait que c’étaient les fées du Sahara. Elle ne craignait pas les inondations ravageuses de l’hiver et disait toujours “Les inondations suivent un cours mais la poussière du désert emporte toujours avec elle un être cher”. Elle courut se réfugier sous la tente et s’accrochant aux pans en implorant Dieu de les protéger. Ils ne sortirent que lorsque la tempête cessa, que la poussière se dispersa et que le sable ondula à nouveau sous la chaleur brûlante de l’été. Mais cette poussière devait emporter quelqu’un et elle le fit ! Elle avait tournoyé, tournoyé, puis avait reculé et fauché Mossallam qui disparut ainsi sans laisser de traces”.
La Tente
Le second texte est lui aussi d’une grande beauté et d’une étonnante force d’évocation. Il a été écrit par Edward Abbey (1927-1979), écrivain, écologiste et anarchiste américain. Fils d’un fermier des Appalaches, Edward Paul Abbey grandit en Pennsylvanie avant d’effectuer, en 1944, un périple à travers l’Ouest et, plus particulièrement, dans la région désertique des Four Corners. Il obtient un master en philosophie de l’université de New Mexico puis, à la fin des années 1950, travaille comme ranger dans l’United States Park Service de Moab (Utah). C’est là qu’il rédige les pages de son journal, prélude de son oeuvre maîtresse, Désert Solitaire : A Season in the Wilderness, (1968). Cette élégie, considérée comme l’un des classiques du Nature Writing, est souvent comparée au célèbre Walden de Henry D. Thoreau (2) :
“Quelque fois, il pleut, et cette pluie ne parvient même pas à humecter le désert – l’eau qui tombe s’évapore à mi-chemin du nuage et de la terre. On voit alors des rideaux de pluie bleue qui se balancent , hors d’atteinte, dans le ciel, tandis que les choses vivantes dépérissent en bas par manque d’eau. Le supplice de Tantale, l’espoir sans accomplissement. Et les nuages se dispersent et se dissipent dans le néant (…)
Au-dessus de moi, les nuages déferlent, flots déployés et fumants, d’un violet lourd de menaces, épais comme de la laine. La plus grande partie du ciel est sous le couvercle mais, à l’ouest, à mi-hauteur, le soleil est toujours là ; il brille par-dessous l’orage. Au-dessus de ma tête, les nuages s’épaississent, puis craquent et se clivent dans un grondement pareil à celui de boulets de canon dégringolant un escalier de marbre ; leurs panses s’ouvrent – trop tard pour partir en courant – et la pluie se met à tomber.
Se met à tomber : sans délicatesse ni douceur, sans aucune espèce de pitié, comme une eau lourde jetée à seaux ; les gouttes de pluie crépitent comme des plombs sur le roc, arrachent aux genévriers leurs fruits, collent ma chemise à mon dos, font tambouriner des grêlons sur mon chapeau et tomber une chute d’eau de son bord.
Les pitons, les arches, les rochers en équilibre, les ailerons et les dos d’éléphant de grès, lustrés par l’eau mais toujours exposés au soleil, brillent comme du vieil argent gris et tout semble cloué sur place dans l’étrange lumière sauvage, profane, du moment. La lumière qui ne fut jamais.
Le déluge dure cinq minutes, sous le tir de barrage du tonnerre et des éclairs, puis s’estompe rapidement, devient une douche, une aspersion, rien du tout”.
Désert solitaire
En refermant temporairement ce livre, j’ai le sentiment de pouvoir dire comme le chef touareg Mano Dayak : « Je suis né avec du sable dans les yeux ».
Bruno Doucey dir., Le livre des déserts. Itinéraires scientifiques, littéraires et spirituels, Paris, Robert Laffont, 2006, 1233 p.
(1) Un seul exemple, l’excellent article de Pierre Rognon, “L’homme face à la désertification : un enjeu d’avenir”. C’est une véritable mine d’informations. On y découvre, entre autres, de précieux renseignements sur l’expansion démographique urbaine. Voici le cas éloquent du Maghreb où la part des citadins est passée de 20% de la population totale, en 1950, à 50% en 1990, et devrait avoisiner les 75% en 2025. Pour donner un ordre de grandeur, rappelons avec l’auteur que les conurbations du Grand-Alger ou de Casablanca-Rabat atteignaient déjà entre 3 et 4 millions d’habitants en 2006 . Or, la consommation d’eau individuelle croît proportionnellement à l’essor démographique urbain : dans les grandes villes côtières du Maghreb, elle atteint près de 3 milliards de m3. Si la situation y est préoccupante, est l’est bien plus encore au Proche et au Moyen-Orient où des mégapoles comme Le Caire, Istanbul ou Téhéran atteignent entre 10 et 14 millions d’habitants.
(2) evene.fr, 
Jeudi 30 mai 2008 
Pour toute référence à ce texte, merci de préciser : Laurent Dingli, “Le livre des déserts”, Le site de Laurent Dingli, mai 2008.