Romain Gary – Chien blanc

Romain Gary – Chien blanc
Il n’existe probablement pas d’écrivain dont je me sente aussi proche que Romain Gary. Non par le talent, bien entendu – je n’aurais pas cette fatuité burlesque – mais par le sentiment d’humanité douloureuse qui le caractérise. J’ose donc cette familiarité par-delà le tombeau : Gary est mon frère, mon héros combattant, mon misanthrope altruiste et je me suis souvent ressourcé à la jouvence de ses cris. Croire encore, jusqu’au bout de la haine, du désespoir, jusqu’au suicide qui viendra achever la quête, les soubresauts, les mains tendues, les amours possibles. Gary est mon frère, mon humaniste au coeur déchiré, ma foi ardente, ma rectitude au parcours torve, à la démarche bancroche. Combien de rires et de larmes ce diable lyrique à la crinière abondante, aux yeux séducteurs, ne m’a-t-il pas arrachés ? J’ai cru entrevoir sa violence intérieure, j’ai cru mesurer l’abysse de son dégoût. Mais si j’ai marché dans ses pas, je ne lui ferai pas l’injure de plaquer mes attentes, mes déceptions ou mes joies sur les siennes. Je ne serai pas le flagorneur qui prend prétexte de son adulation pour ne parler en réalité que de lui-même. Cet homme n’a d’ailleurs rien d’un gourou ou d’une idole, il est bien trop humain pour cela, lui qui a couru le monde loin des Académies, mon vrai immortel, mon Emile Ajar aux blessures vives, qu’elles soient gueulées ou encaissées, ma belle âme sensible, si souvent triturée par ces écraseurs que sont les hommes. Gary, mon frère, pauvre « cosaque un peu tartare mâtiné de juif » comme il se plaisait à se définir lui-même, il me faudrait un livre pour commencer seulement à lui rendre hommage. Un jour peut-être.

Romain Gary, mon frère,

J’ai relu récemment l’un de ses ouvrages. Je l’ai ouvert avec une sorte de précaution et de recueillement comme l’on tourne les pages d’une Bible. J’avais découvert Chien Blanc il y a plus de vingt ans, à l’adolescence. Après Jack London, ce fut une révélation ! Et, en compagnie de ce juif errant, je réapprenais la familiarité de la sauvagerie. Tout le monde connaît l’histoire, le cadre, les poussées d’espérance et de colère ramassées dans ce roman. Car avec Gary, c’est toujours du concentré. Il va à l’essentiel et met en trois cents pages ce que d’autres ne consignent pas même en six cents. Voilà donc l’Amérique de la fin des années soixante, en pleine crise, la guerre du Vietnam, la haine raciale, les émeutes pour les droits civiques. On y découvre aussi le militantisme de sa jeune compagne, Jean Seberg, l’actrice inoubliable d’A bout de souffle de Jean-Luc Godard. Cette tête généreuse encore farcie d’illusions, cette autre écartelée de l’existence, aura traversé la vie comme un météore en sautillant sur des charbons ardents. Et puis il y a le coeur du livre, la rencontre qui vient tout incarner : celle de Batka, le « chien blanc », c’est-à-dire un animal dressé par les Blancs racistes du Sud contre les Noirs. On ne pouvait mieux illustrer le manque d’indulgence du haineux bipède que par cette histoire émouvante à crever. Et l’on ne pouvait mieux dire à quel point la vie peut être pervertie par l’homme. Avec Gary, nous sommes souvent plongés dans cette tragicomédie qui est depuis des lustres une spécialité de l’espèce. C’est toute l’agitation, le remuement stérile, l’éternel bavardage de ces primates attroupés qu’il vient encore une fois nous conter. Voici en effet la haine fière, la haine qui se proclame gaillardement, mais aussi celle qui, travestie en progrès, fardée comme une vieille pute, vient vous asséner ses belles leçons de morale en minaudant, en tortillant le derrière, ou alors en bramant, en fulminant sa sainte rage ; c’est la haine des divagations idéologiques, des éructations de bons apôtres, des exhortations altruistes qui mènent immanquablement au cimetière. Gary, le combattant de la France Libre, qui a affronté l’hydre nazie et mesuré la catastrophe communiste, cet homme-là est immunisé, depuis longtemps, contre toutes ces chimères criminelles. Et pour illustrer son propos, le romancier n’a même plus besoin d’inventer car, dans le domaine de la bêtise, la réalité dépasse toujours la fiction. Voici par exemple le cas éloquent de ces jeunes étudiants américains, qui, en novembre 1969, se sont mis en tête d’immoler un chien par le feu pour faire un coup médiatique et montrer ce qu’endurent les vietnamiens brûlés au napalm ! On pense alors avec Gary : saleté d’hommes ! Mais, en l’absence de l’écrivain, ce sera la belle Jean Seberg qui mettra les monstrueux petits-bourgeois dehors : « Get the hell out of here ! ».
Car Gary appartient à cette prestigieuse lignée d’humanistes qui nous permettent de ne pas totalement désespérer de l’humanité, les Albert Schweitzer, les Gandhi, les Dalaï Lama, les Théodore Monod, ceux qui, croyants ou athées, ont saisi bien avant les autres que l’animal n’était pas rien dans ce monde, qu’il était un être sensible, que l’on pouvait tout apprendre de lui. Il faisait partie de cette rare lignée de femmes et d’hommes qui préfèrent regarder le monde plutôt que l’écraser, qui ont compris que la différence est l’une de nos plus grandes richesses. Lisez cette entrée en matière magistrale, lorsque Romain Gary pénètre dans la cage du python, il a déjà tout dit, du moins l’essentiel.
« De temps en temps, j’allais rendre visite à mon python. J’entrai dans l’enclos spécial que Jack Carruthers lui réservait par égard pour les écrivains, je m’installais les jambes croisées, en face de lui et nous nous regardions longuement avec un étonnement, une stupéfaction sans bornes, incapables chacun de donner la moindre explication sur ce qui nous arrivait et de faire bénéficier l’autre de quelque éclair de compréhension tiré de nos expériences respectives. Se trouver dans la peau d’un python ou dans celle d’un homme était un avatar tellement ahurissant que cet effarement partagé devenait une véritable fraternité ».
Ailleurs, c’est avec son chat siamois qu’il vit ce moment d’échange intense :
« Maï est assis sur mes genoux. Ce chat siamois, qui ne me quitte pas et s’installe sur mon épaule pour me raconter avec force détails des histoires incompréhensibles de sa voix aux innombrables nuances, est une fois de plus en train de me confier des secrets du monde-chat que j’essaie en vain d’interpréter (…) Le sphinx vous parle enfin, vous dit tout et vous voilà arrêté au bord de la grande révélation par votre ignorance des langues étrangères ».
Bigre ! On en a le souffle coupé ! Romain Gary l’a donc compris avec quelques autres : au-delà de nos petites chapelles, de nos médiocres sabirs, de nos bredouillements de tours de Babel, il existe un véritable langage universel.
« J’écris ces notes à Guam, face à mon frère l’Océan. J’écoute, je respire son tumulte, qui me libère : je me sens compris et exprimé. Seul l’Océan dispose des moyens vocaux qu’il faut pour parler au nom de l’homme ».
Pourtant, à moins d’atteindre la sagesse d’un moine tibétain, cette aptitude au langage universel est aussi, presque forcément, une source de souffrance. Le texte est émaillé de phrases exprimant le conflit intérieur, celui que suscite la béance entre le désir d’humanité et la réalité du monde des hommes :
« Ce qu’on appelait jadis l’humanitarisme s’est toujours trouvé pris dans ce dilemme, entre l’amour des chiens et l’amour de la chiennerie ». Et encore plus loin : « c’est là une réflexion d’homme habitué à se tenir soigneusement en laisse lui-même : je me suis résigné à admettre une fois pour toutes le fait que je ne parviens pas à civiliser entièrement l’animal intérieur que je traîne partout en moi (…) ».
L’humaniste a le pouvoir de s’identifier à l’autre, même, et surtout, lorsqu’il est d’une nature différente. Il ne faut pas comprendre la phrase suivante comme de l’anthropomorphisme déplacé, il ne s’agit nullement de cette façon un peu mièvre et cavalière qu’ont certains humains de parler à la place des animaux, tels de piètres ventriloques, alors qu’il suffit de les écouter. Ce sont les mêmes qui jadis se peignaient le visage en noir pour jouer du jazz sans recourir aux services des « nègres ». Non ce n’est, chez Romain Gary, que de la compréhension, celle de la souffrance qu’endure l’animal à qui l’on a appris la haine à coups de bâton et d’isolement :
« Qu’est-ce que j’ai fait, pourquoi suis-je enfermé dans une cage, pourquoi ne veux-tu plus de moi ? ».
Allez donc dans nos refuges, vous y trouverez les mêmes regards, les mêmes paroles muettes. Voyez encore avec quelle cruauté inouïe on traite les animaux en Chine, au Canada, en Egypte, en Espagne… ou en France. Bien avant nous, Gary, l’homme qui a écrit le premier roman écologique – Les racines du ciel – a été confronté à l’éternel argument des sots : penser à l’animal empêcherait de penser à l’homme. Combien de fois ne l’ai-je pas entendu moi-même ? Combien de temps n’ai-je pas perdu à essayer vainement de convaincre une flopée d’imbéciles que l’homme et l’animal étaient complémentaires et comme embarqués dans la même galère ? L’un des multiples ennuis avec la Bêtise, c’est qu’elle ressasse, qu’elle s’entête bien plus que ces pauvres mules auxquelles nous avons fait une bien fâcheuse et bien fausse réputation. Vous avez beau plaider, rétorquer, déployer une palette d’arguments, l’oeil glauque et vide vous transpercera comme le néant. Voici donc Gary qui tente, sans y parvenir, d’abréger les souffrances de Batka. Mais déjà le pistolet lui glisse des mains:
« Je suis pris de vomissements.
« – Tout de même, monsieur, tant de drames pour un clébard. Et le Biafra ?
« Vous vous foutez de moi ? Le Biafra ?
« En somme, ne rien faire pour le Biafra, ça vous permet de ne rien faire pour un chien ? »
La supercherie est démasquée. On voudrait se débarrasser de ce berger allemand parce qu’on le juge irrécupérable, comme d’autres décident arbitrairement et sottement que certains prisonniers n’ont plus le droit à la réhabilitation.
« La plupart des amis à qui j’avais posé la question répondaient qu’à notre place ils auraient fait piquer le chien et qu’ « il y a tout de même une limite à la sensibilité ». Je ne suis pas de cet avis. Je trouve au contraire que nous voyons autour de nous constamment la preuve qu’il n’y a que trop de limites à la sensibilité. Je refuse, pour ma part, de céder à l’escalade moderne de la désensibilisation ».
Voilà peut-être la vraie résistance, pas celle de nos pitres, de nos salonards, de nos rebelles autoproclamés. Comme tout écrivain authentique, Gary évoque, à travers l’actualité, des questions intemporelles. Il en vient donc aux démagogues, aux révolutionnaires de pacotille, à ces hypocrites suprêmes qui pullulent encore aujourd’hui et dont il nous brosse un puissant portrait :
« C’était un de ces progressistes indignés par notre société de consommation qui vous empruntent de l’argent pour faire de la spéculation immobilière. J’ai horreur des gens dont les professions de foi libertaires naissent non point d’une analyse sociologique, mais de failles psychologiques secrètes ». Et, dans le même ordre d’idées : « Les idéologies posent avec de plus en plus d’urgence la question de la nature de notre cerveau chaque fois qu’elles croient poser celle des sociétés. Je sais depuis longtemps que notre intelligence est au service d’une aberration congénitale qui s’ignore. ».
En apparence, ce vieux bourlingueur a déjà trop de bouteille pour s’en laisser conter. Promis ! Il ne se laissera plus abuser par l’idéalisme et son cruel manichéisme.
« Car je sais, ajoute-t-il, qu’il y a dans les « bons camps » autant de petits profiteurs et de salauds que dans les mauvais ».
C’est loin d’être un regard condescendant porté sur le monde. Le propos désabusé, le trait acerbe, recèlent une grande part d’autocritique, de regard lucide sur soi, de prise en compte de ses propres contradictions :
« Il y a quarante ans que je traîne en moi dans le monde mes illusions intactes, malgré tous les efforts pour m’en débarrasser et pour parvenir à désespérer une fois pour toutes, ce dont je suis physiologiquement incapable. Et c’est bien cela qui me rend si belliqueux dans mes rapports avec toutes ces « belles âmes » dans lesquelles je me reconnais moi-même, avec tout ce que cela suppose de transfert scorpionesque, comme chez ces nègres qui haïssent leur condition dans les autres nègres ou chez les Juifs antisémites. ».
Et Gary aurait pu ajouter : comme tous ces Européens marqués par la haine de soi. Culpabilité, mais aussi, dramaturgie compassionnelle dont notre France contemporaine n’est pas avare. Un auteur afro-américain lui révèle ainsi qu’il y a « de petites organisations de Noirs dont le seul but est de soulager les Blancs, les soulager de leur argent, et soulager leur conscience. Ils mettent l’argent dans leurs poches et les Blancs se sentent mieux. Bientôt, chaque Blanc « coupable », qui est assez riche pour se le permettre, aura sa propre organisation de Noirs chargée de l’aider à se sentir un type bien ». Cette dramaturgie compassionnelle atteint parfois le sommet du ridicule, notamment lors d’un gala organisé pour la cause des droits civiques au cours duquel Marlon Brando joue le petit dictateur de la bienfaisance : « chez un millionnaire qui ne risque même pas un coup de pied au cul, s’agace Gary, cela ne faisait même pas « Panthère Blanche », cela faisait caniche de salon qui pisse sur le tapis ». Décidément, l’écrivain avait déjà tout compris :
« Oublions Marlon Brando et son numéro raté de Panthère Noire. Ce qu’il importe de dire, c’est qu’il y a parmi les Blancs des inadaptés psychologiques, des misfits qui utilisent la tragédie et la revendication des Afro-Américains afin de transférer leur névrose personnelle hors du domaine psychique, sur un social qui la légitime. Ceux qui cachent en eux une faille paranoïaque se servent ainsi des persécutés authentiques pour se retourner contre les « ennemis ».
Regardez encore aujourd’hui comme rien n’a changé, voyez nos indignés de profession faire leurs piteuses pantomimes et frapper théâtralement du poing sur la table pour se faire une physionomie – redresseurs de torts du schow biz, écrivaillons ratés, politiciens fanatiques, écolos de la vingt-cinquième heure, tous sont aimantés par les caméras comme des drosophiles par l’ordure.
Mais, bien loin de cette écume, l’engagement de Romain Gary, comme tout engagement authentique, pose la question brûlante de l’impuissance face au mal:
« Le redresseur de torts enfantin que je cache en moi, le protecteur universel, le bras droit de la Justice, se sent une fois de plus réduit à cet état de rage intérieure, de hargne et de haine de soi-même qui s’empare de tous les rebelles lorsqu’ils sont obligés de murmurer les mots : « Qu’est-ce que tu veux, on n’y peut rien » ».
Alors surgit une fois encore la misanthropie, d’autant plus aiguë et profonde, qu’elle est à l’échelle de l’espoir déçu :
« Je suis raciste parce que toute votre putain d’espèce humaine me sort depuis longtemps par le derrière, que vous soyez jaunes, verts, bleus ou chocolat. Il y a trente ans que j’ai choisi les bêtes ».
Dans un autre passage, l’écrivain a cette phrase d’une grande force : « Quelque chose a été enfermée en moi, par erreur, dans la peau d’un homme ».
Trente-cinq ans avant Max Gallo, Alain Finkielkraut ou Pascal Bruckner, Romain Gary avait mesuré les limites de la repentance, notamment à propos de Juifs américains, originaires d’Europe de l’Est qui, en tant que citoyens des Etats-Unis, s’accusaient grotesquement d’avoir perpétré un crime contre l’humanité, ce qui provoque l’hilarité âcre de Gary :
« – Je vais vous dire. Vous êtes tous les trois juifs d’Europe de l’Est, et même si l’un de vous est arrivé à temps pour naître aux Etats-Unis, vos pères et grands-pères pourrissaient encore dans les ghettos entre deux pogroms, alors que l’esclavage n’existait déjà plus aux Etats-Unis. Seulement, quand vous dites « nous autres, esclavagistes américains », ça vous fait jouir, parce que ça vous donne l’impression d’être des Américains à part entière. Vous vous donnez l’illusion que vos ancêtres étaient esclavagistes – alors qu’on en tuait mille, bon an mal an, suivant l’humeur des cosaques, des atamans, et des ministres du tsar – car cela vous fait sentir à quel point vous êtes assimilés. ».
On se demande si Gary a lu le fameux livre de Theodor Lessing sur la haine de soi juive (Der jüdische Selbsthass). Quoi qu’il en soit, son sens de l’observation lui suffisait amplement. Et sur l’excès de repentance, il a encore cette remarque limpide :
« Il serait inique et indigne d’en vouloir aux Arabes d’aujourd’hui et de leur faire grief des crimes de leurs ancêtres, lesquels n’étaient pas des crimes à l’époque. Rien de plus aberrant que de vouloir juger les siècles passés avec les yeux d’aujourd’hui. Mais de là à voir dans l’Islam l’incarnation de l’âme africaine, il y a tout de même quelques petites années-lumière à franchir, et lorsque Malcom X écrit, à propos des Blancs : « Comment pourrais-je aimer l’homme qui a violé ma mère, tué mon père, réduit mes ancêtres en esclavage ? », c’est pourtant exactement cela qu’il fait lorsqu’il se jette dans les bras du Prophète ».
Le raisonnement sur la repentance est juste, même si Gary confond les Arabes et le Prophète de l’Islam. Bien qu’il n’y ait jamais eu de séparation entre le spirituel et le temporel, et qu’un peuple, les Arabes, se soit identifié à l’Islam dont lui et sa langue furent le vecteur, Mahomet n’est pas davantage responsable que le Christ de l’esclavage des Noirs.
Mais l’essentiel n’est pas là. Bien avant Jean-François Revel, Gary s’est insurgé contre la justification ethnique, historique ou sociale du crime. Lassé par les bateleurs d’estrade et les redresseurs de torts, étouffant sous le poids de la bonne conscience, il cherche alors à quitter les Etats-Unis, à se rendre n’importe où « pourvu, dit-il, que je n’y entende plus cette sempiternelle ritournelle : « Bien sûr ce Noir est une fripouille, mais n’oubliez pas que ce sont les Blancs qui l’ont rendu comme ça ».
Parce qu’il est profondément honnête, il ne ménage personne par principe, pas même ceux dont il défend ardemment la cause, comme les Noirs américains. Il observe notamment l’antisémitisme de certains membres de la communauté :
« Les Juifs sont particulièrement visés, d’abord parce que la moitié des magasins leur appartient, et ensuite parce que les Noirs ont besoin des Juifs comme tout le monde ».
Le constat est donc nuancé : « Que le colonialisme dans ses grandes lignes et dans le premier demi-siècle de son existence ait été une étape historiquement valable n’empêche point que tout ce que nous avons fait subir à l’âme des Noirs, même si nous avons incontestablement fait beaucoup pour eux aussi, devrait nous rendre un peu plus circonspects dans les jugements moraux que nous portons sur eux ».
Même constat, à peu de chose près, dans l’oeuvre de Théodore Monod, un vieux connaisseur de l’AOF.
Mais Romain Gary ne pêche pas par l’excès inverse, il sait que l’injustice entretient le désespoir et constitue un terreau favorable à la révolte.
Il critique par ailleurs de manière véhémente la société de consommation qui avait atteint son apogée en Europe et aux Etats-Unis. « Cette ruée au pillage, précise-t-il lors des émeutes, est une réponse naturelle d’innombrables consommateurs que la société de provocation incite de toutes les manières à acheter sans leur en donner les moyens ». Et plus loin : « Les surenchères de la publicité commerciale et de la propagande politique ont rompu tout rapport de réalité et de valeur entre le produit jeté par le marché, déodorant ou idéologie, et une authenticité quelconque ». Des termes qui conservent une grande fraîcheur à l’heure où nous nous interrogeons sur notre modèle de société, sur l’authenticité du débat public ou encore sur la pertinence d’un « développement durable ».
C’est aussi parce qu’il aime et connaît bien les Etats-Unis que Romain Gary se permet quelques critiques sévères : Lors d’une conversation avec Bob Kennedy, il relève ainsi : « Je sentais peser sur Bobby la menace de la paranoïa américaine, plus dangereuse ici qu’ailleurs, dans ce pays où le culte du succès, de la réussite, accentue les complexes d’infériorité, de persécution, de frustration et d’échec ». L’auteur effectue surtout une analyse fine et prémonitoire de ce qui constitue aujourd’hui l’une des grandes dérives de nos sociétés contemporaines : le remplacement de l’actualité par le spectaculaire, de l’événement par l’événementiel, et, l’on serait même tenté de dire en extrapolant, du réel par le virtuel : « Il faudrait faire une étude profonde de la traumatisation (sic) des individus par les mass media qui vivent de climats dramatiques qu’ils intensifient et exploitent, faisant naître un besoin permanent d’événements spectaculaires. Rien encore n’a été fait dans ce domaine. Et il faut bien dire que le vide spirituel est tel, à l’Est comme à l’Ouest, que l’événement dramatique, le happening, est devenu un véritable besoin. Et, d’un happening à l’autre, il y a la réaction en chaîne ». Je laisse au lecteur le soin de faire le rapprochement avec la situation actuelle aux Etats-Unis ou en France.
La critique frappe aussi rudement les excès de la jeunesse de soixante-huit. Et l’on rit un peu lorsqu’on voit qu’au nom de la liberté sexuelle (et du cinéma) un acteur d’Hollywood propose ouvertement de coucher avec Jean Seberg : « Il veut répéter cette fameuse scène d’amour sans témoin, et il ne comprend pas pourquoi Jean Seberg exige que le metteur en scène soit présent à la répétition ». Le freluquet devrait se méfier car Gary est un sanguin qui doit souvent se contenir pour ne pas jouer des poings. Mais voici que, de retour à Paris, au moment de l’effervescence estudiantine, il retombe dans le travers qu’il avait lui-même dénoncé avec lucidité. Il porte alors un regard assez naïf sur le mouvement de mai 68. Mais il le fait, il est vrai, sans notre recul et dans le feu même de l’action :
« (…) pour moi aucun doute : lorsque nos C.R.S. se jettent en avant, matraque au poing, à Sèvres-Babylone, c’est au ghetto américain qu’ils ont affaire, au Viêt-Nam, au Biafra et à tout ce qui crève de faim sur la terre. La révolte de la jeunesse de Paris s’inscrit tout naturellement dans ce récit parce qu’elle ne vise aucune situation sociale spécifique : elle les vise toutes. Ces poings serrés français, ces poings blancs, ce sont aussi des poings noirs. Il n’y a aucun doute là-dessus. Depuis la télévision et le transistor, le monde qui nous bombarde de ses indignités est devenu une immense entreprise de provocation, et vous vous attaquez à ce que vous avez sous la main, vous cassez tout, vous vous exprimez. Pompidou paie pour l’assassinat de Che Guevara. C’est ainsi que, d’une certaine façon, inattendue, les étudiants de Paris sont en train de renouer, en lui donnant cette fois un contenu authentique, avec la vénérable tradition humanitaire française » et même avec notre « mission universelle ». »
Encore une fois, c’est sa propre humanité que Gary projette sur le monde. Passons sur l’illusion qui faisait du Che Guevara, ce criminel en puissance, une sorte de héros chevaleresque, de révolté au grand coeur. Si le mouvement de mai 68 est bien plus complexe qu’ont bien voulu le laisser croire quelques récentes caricatures, si l’impact de la mondialisation sur la politique est justement perçue par Gary, sa vision paraît toutefois un peu courte pour ne pas dire simpliste. Il est impossible d’étudier ici la question en détail. Un commentaire seulement : mai 68 fut une réaction des pays riches aux excès de la société de consommation, une société en manque de repères spirituels, bien trop centrée sur la production et la possession matérielle. A l’échelle internationale, le mouvement a favorisé l’émergence de grands courants, comme l’écologie occidentale moderne, quant à la France, il serait intéressant d’étudier ce que les réformes du giscardisme doivent à cette « révolution ». Cependant, mai 68 n’est pas seulement ce beau cri de révolte universel, cette grande kermesse altruiste que Gary veut bien voir en lui. C’est d’ailleurs le fils d’un de ses amis, un activiste Afro-américain séjournant à Paris, qui va contribuer à lui dessiller les yeux.
Mais auparavant, Gary apprend que ce jeune homme, Ballard, ne trouve pas de travail en raison de la couleur de sa peau. La réalité du racisme, qu’il venait d’observer aux Etats-Unis, lui revint donc brutalement en pleine face, chez lui, en France. Et cette petite haine ordinaire, tolérée tacitement ou du bout des lèvres, suscite un magnifique commentaire de l’écrivain humaniste :
« J’émets une sorte de ricanement haineux. Les grenades qui explosent au loin prennent soudain un sens lumineux. J’essaie de me calmer, je me dis que la Bêtise c’est grand, c’est sacré, c’est notre mère à tous, il faut savoir s’incliner devant Dieu ».
C’est alors que le jeune Américain, Ballard, apporte à Gary un autre regard sur l’idéal des braves étudiants de la Sorbonne, un regard assez lucide, en dépit de ses vingt ans. « Tous les mecs ici sont communistes. Dès qu’ils me voient ils se mettent à jouer du violon. Toujours le même air. De la propagande communiste. Ils deviennent copains avec moi uniquement parce que j’ai la peau noire. Ce n’est pas moi qui les intéresse, c’est ma couleur. J’ai jamais vu des mecs aussi colour-conscious, pas même chez nous ».
Voilà assez bien résumé l’aveuglement et le mépris inhérents à tout déterminisme idéologique. Et, plus loin encore, le jeune Ballard nous offre cette perle sur l’antiaméricanisme, qui , quarante ans plus tard, reste d’actualité :
« Ils ont de petits sourires supérieurs quand ils me parlent de l’Amérique, ils font de la suprématie, voilà. Comme les « bons » Blancs dans le Sud, quand ils parlent des Noirs. Les Etat-Unis, pour eux, c’est pourri, c’est dégueulasse, c’est de la merde. Moi, je suis censé écouter ça et leur dire, oui, merci beaucoup. C’était comme si j’étais pas américain à leurs yeux, parce que j’ai la peau noire. C’est tout ce qu’ils voient en moi, la peau noire. ».
C’est dire, en d’autres termes, que l’idéologie induit par définition une négation de l’individu.
Un peu plus loin, la réalité devient encore plus caricatural que la plus grossière des fictions : aux Deux Magots, Gary rencontre ainsi un industriel à qui le fils vient de demander des conseils pour gérer le capital de son mouvement léniniste-trotskyste révolutionnaire !!! On ne peut s’empêcher de penser à la scène du célèbre film de Claude Lelouch, L’aventure, c’est l’aventure, dans laquelle Lino Ventura jette un cocktail Molotov dans la luxueuse voiture de son fils gauchisant.
Il est impossible de citer tous les passages remarquables, toutes les saillies, toutes les pensées profondes de ce texte exceptionnel. Relevons encore pour le plaisir cette description d’une brute épaisse de la CRS :
« Le Roi Pausole plisse les yeux. Je constate qu’il ressemble énormément à Sa Majesté le Roi Carnaval de ma chère ville de Nice presque natale. Ses yeux se plissent de plus en plus, et c’est accompagné d’un sourire de ses lèvres dodues. Lorsque la connerie plisse les yeux, c’est quelque chose, ça pétille littéralement d’imbécillité là-dedans, le vent de l’esprit souffle et m’envoie à la figure des relents de gnole ».
Joignant alors le geste à la parole, le flic assène un puissant coup de matraque au Compagnon de la Libération en le qualifiant élégamment de « salope ». Il faut dire que les hommes de la maréchaussée, qui ont été lapidés pendant des jours par de jeunes exaltés et se sont fait traiter, non sans indécence, de SS, ces hommes-là donc sont devenus légèrement chatouilleux.
De toute façon, Gary, reste en dehors de la mêlée. Gauche ou droite, réactionnaire ou progressiste, cette âme de sioux est bien trop nomade pour s’embrigader dans un camp.
« Le dernier carré, c’est quelque chose à quoi je n’ai jamais pu résister. J’ai horreur des majorités. Elles deviennent toujours menaçantes ».
Puis c’est le retour aux Etats-Unis, les drames, l’horreur, la cruauté, la bêtise triomphante. Je n’en dirai rien, pas un seul mot, car cette histoire-là ne se transcrit pas, elle se découvre. Mais je défie les personnes sensibles de la lire cent fois, et de ne pas pleurer encore à la centième.
Pour conclure, je me contenterai donc de citer une pensée de mon très cher frère:
« Le seul endroit du monde où l’on peut rencontrer un homme digne de ce nom, c’est le regard d’un chien »
Romain Gary, mon frère, je t’adresse un dernier salut, au-delà de cette mort qui nous sépare et qui n’est, en réalité, qu’un frontière éphémère.
Romain Gary, Chien blanc, Paris, Gallimard, 1970.
Liens : voir la page consacrée à Romain (Kacew ) Gary dans l’encyclopédie en ligne wikipedia.
Samedi 9 février 2008. Texte mis à jour le 11 février 2008.
Pour toute référence à ce texte, merci de préciser : Laurent Dingli, « Romain Gary, Chien blanc », Le site de Laurent Dingli, février 2008.