Parmi les griefs que l’on adresse parfois aux écologistes, notamment à ceux qui sont investis dans la protection animale, figure celui de ne pas suffisamment penser à l’homme. J’ai souvent entendu ce grief dans la bouche de particuliers ou encore dans celle de certains philosophes français. Lorsque Cannelle, la dernière ourse des Pyrénées a été abattue par un chasseur, Michel Serres s’est ainsi publiquement offusqué que l’on pût se préoccuper du sort d’un animal – pourtant la dernière représentante de sa sous-espèce – alors que tant d’enfants mourraient chaque semaine dans le monde. A vrai dire, je n’ai pas bien compris l’incompatibilité de ces deux prises de conscience, car le sort des animaux ne m’a jamais empêché de songer à celui des hommes. Plus récemment, le philosophe Bernard-Henri Lévy attirait à juste titre l’attention sur la situation du Darfour et le désintérêt du public français pour ce drame ; il a terminé en disant, avec une pointe d’ironie : il n’y a tout de même pas que les bébés phoques. Là encore, le lien entre ces deux souffrances ne m’est pas apparu très clairement. Enfin, dernier exemple, celui du philosophe Alain Finkielkraut. Il y a douze ans, je manifestais avec un petit groupe de personnes, à Beaubourg, contre l’abomination de Sebrenica, qui était en voie d’exécution par les criminels serbes. Nous nous étions rendus un jour à la Mutualité pour écouter le philosophe discourir sur le sujet. Je ne sais plus comment, mais la discussion a dévié sur la reprise des essais nucléaires, décidée par le président Jacques Chirac, en dépit des engagements internationaux de la France. Et Alain Finkielkraut – je m’en souviens très bien – a eu cette phrase caractéristique : « nous n’allons tout de même pas nous préoccuper de la santé de quelques crabes du Pacifique ». Les positions du philosophe ont évolué depuis lors et il faut s’en réjouir (1). Mais tous ces exemples, et celui encore très récent de BHL, illustrent bien l’incapacité de penser l’unité du vivant, et cette obstination à vouloir opposer deux combats qui, somme toute, devraient être complémentaires et procéder d’une même vision humaniste du monde.
En vérité, l’action de beaucoup d’hommes et de femmes, investis dans la protection de la biodiversité, dément cette vision d’une écologie qui serait centrée uniquement sur l’animal. Voici par exemple le cas éloquent du jeune Aurélien Brulé, responsable de l’association Kalaweit qui, en sauvant des gibbons d’Indonésie, donne par la même occasion une nouvelle chance au peuple Dayak, menacé par la déforestation. Aurélien reprend ainsi, avec originalité et succès, la manière de procéder du WWF qui, partout dans le monde, a compris qu’on ne pouvait préserver la biodiversité sans y associer les hommes. C’est aussi un des mots d’ordre de nombreuses associations, notamment One Voice en Inde ou Help-Primates au Congo.
Bien entendu, la cohabitation entre l’homme et l’animal sauvage n’est pas toujours simple ; la sécheresse, notamment, accentue les difficultés comme en Afrique de l’Est où éleveurs et éléphants parviennent difficilement à coexister. De même, l’expansion urbaine, parfois anarchique dans de nombreux pays du globe, détruit l’habitat de certaines espèces et les contraint à investir les faubourgs et les banlieues de ces grandes villes, ce qui les fait alors considérer – un comble ! – comme des animaux nuisibles. C’est le cas avec les singes à New-Delhi ou dans la province du Cap. L’un des grands défis du 21ème siècle sera de trouver des réponses satisfaisantes au problème de la coexistence entre l’homme et l’animal sauvage (sans parler bien entendu du respect élémentaire que nous devons aux animaux d’élevage, souvent surexploités sans vergogne pour des raisons financières et de mauvaises habitudes alimentaires).
Que les philosophes français ne s’inquiètent donc pas. Nous ne risquons pas d’oublier l’être humain qui, par son attitude souvent irresponsable, par son goût prononcé pour la destruction et le gâchis, se rappelle bien souvent à nous. Croire que le fait de penser à l’homme et de prendre l’animal en considération sont deux démarches exclusives, constitue une terrible appauvrissement sur les plans philosophique, sentimental et spirituel. Peut-être faut-il y voir, en partie, l’héritage des trois religions monothéistes, qui considèrent souvent l’animal comme un instrument aux mains de l’homme (2). Je préfère sur ce point le message de l’hindouisme et celui du bouddhisme tibétain, pour lesquels il n’existe pas d’êtres supérieurs ou inférieurs. La réincarnation, bien entendu, règle en quelque sorte la question. J’irai même plus loin encore. Je considère pour ma part que l’humanité de demain sera animiste ou ne sera pas ; je ne parle bien sûr de reprendre au pied de la lettre les différentes spiritualités des peuples « premiers », ce qui serait un étrange anachronisme, mais d’inventer, en associant cet héritage ancien à la modernité, une nouvelle forme de rapport au monde.
(1). Alainn Finkielkraut est, à ma connaissance, le seul à avoir pris la mesure de la question. Voici de très beaux passages de L’imparfait du présent (2002) dans lesquels l’auteur dénonce à juste titre l’instrumentalisation et la chosification de l’animal. Dans ce cadre, la crise de la vache folle a sans doute constitué un révélateur : “Il n’y a plus d’animaux dans l’agriculture ni de nature, plus rien qui soit antérieur à l’opération technique et qui en limite la puissance. Ce n’est plus seulement notre civilisation qui tend à prendre “la structure et les qualités d’une machine”, comme l’écrivait Valéry dès 1925, c’est la réalité tout entière. Car “la machine ne souffre pas que son empire ne soit pas universel et que des êtres subsistent étrangers à son acte, extérieurs à son fonctionnement” (Paul Valéry, Sur la crise de l’intelligence in Vues, La Table Ronde, 1993, p. 127)”. Plus loin encore, le philosophe remarque, à propos de l’ESB (encéphalopathie spongiforme bovine) : “Deux millions de vaches inutiles doivent être ainsi tuées, broyées, moulues et incinérées en cette première année du nouveau millénaire. Prudence tardive ? Insuffisante ? Excessive ?… Prudence dénuée de prévenance en tout cas. Ce n’est pas avec les vaches qu’il a été décidé de prendre des précautions. Le principe de raison les avait expulsées du monde de la vie. Le principe de précaution leur donne le coup de grâce en leur fermant la porte du scrupule et de la sollicitude. C’est parce qu’elles ne relevaient plus de la sphère du donné mais de celle du calculable qu’on a rendu les vaches carnivores (et que l’épizootie a pu se développer). L’angoisse qui nous étreint maintenant devant les retombées humaines de ce décret souverain aggrave leur cas. Nous nous dépêtrons de notre dernière prouesse artificialisante, sans égard, sans ménagement, sans vergogne, sans prêter la moindre attention à ses premières victimes. Pas une larme pour les vaches ! Pas un sanglot, pas le moindre élan de pitié pour ces placides animaux rendus fous par nos soins et qui ont, en outre, l’impudence de nous transmettre leur mal” (pp. 33 et 45).
Pour illustrer les propos d’Alain Finkielkraut, je prendrai encore deux exemples. Il y a quelques temps, le virus H5 N1 (grippe aviaire) avait menacé la Russie et, par précaution, les autorités s’étaient “débarrassées” d’une centaine de volailles. Interrogé par un journaliste, le paysan, propriétaire de l’élevage en question, avait eu ce commentaire horrible : l’essentiel c’est que ma femme et moi n’ayons rien, les poulets, c’est pas grave, c’est matériel » ! Autre exemple, après une attaque de brebis attribuée au loup, un paysan français en colère, répondant à un journaliste qui lui demandait s’il acceptait tout de même la présence du prédateur sur le territoire, avait eu cette remarque surprenante : « oui, j’accepterai le loup quand il sera devenu herbivore »… Non seulement l’excès d’anthropocentrisme confine souvent à la sottise, mais il relève en l’occurrence du simple déni de réalité, puisque les loups deviennent herbivores et les poulets sont ravalés à l’état de simples objets matériels.
(2). Liens utiles pour compléter et nuancer cet article : un texte sur le respect dû aux animaux dans la religion juive ; l’intéressante déclaration de Mgr Di Falco sur le nécessaire respect des animaux ; le hadith du prophète Mohamed qui enjoint de sauver des fourmis. Voir aussi l’interview de la philosophe Elisabeth de Fontenay, auteure du Silence des bêtes (Fayard), dans le Figaro daté de 2001.