Louis Renault, conscience industrielle et bouc émissaire politique
Ce traître-là n’a pas nié longtemps. Un mois pour être précis. C’est le temps qu’a mis à mourir Louis Renault, 67 ans, fondateur des usines du même nom, emprisonné à Fresnes, le 23 septembre 1944.
Un mois, le temps pour ce vieil homme atteint de troubles du langage, d’hypertension et de troubles prostatiques, inculpé d’atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat, de se défendre maladroitement d’une accusation gravissime portée par une puissante campagne de presse du PCF et de la CGT : l’industriel aurait activement soutenu la machine de guerre allemande en mettant ses usines à la disposition de l’ennemi pour réparer des chars, produire des véhicules et des avions.
Un mois. Le temps, peut-être, d’endurer les violences de ses gardiens FFI et FTP.
La thèse est soutenue par Laurent Dingli, historien, dans une imposante biographie qui bouscule bien des idées reçues sur le personnage, ses idées, son entourage, le contexte industriel, politique, stratégique. Collaborateur, Louis Renault ? Laurent Dingli martèle dans un livre hyper documenté une version fondamentalement différente.
Pour lui, au contraire, l’industriel laisse les demandes de collaboration allemandes sans suite, déployant un art consommé pour “noyer le poisson”, puis, contraint de produire pour les nazis, pour couvrir des détournements de combustible, de matières premières, des incohérences dans les fabrications, s’accommodant facilement de sabotages de chaînes ou de mises au point défaillantes. De quoi rallonger considérablement les délais de livraison tout en évitant la saisie des machines et l’envoi des ouvriers en Allemagne.
Par ailleurs, les usines Renault de Billancourt n’ont pas plus livré de voitures à l’occupant que Peugeot. Quant à l’accusation de profit de guerre, elle ne tient pas, estime l’auteur, qui rappelle les 62 MF (de l’époque) de bénéfice du constructeur en 1940, les usines Renault ayant tourné à plein régime pendant les cinq premiers mois de l’année pour soutenir l’effort de guerre français, comparés au 18 MF de 1941, et au résultat nul de 1942.
Pourquoi, alors, un tel acharnement ? Parce que, explique Laurent Dingli, Louis Renault, importateur en France du taylorisme dans les années 1910, qualifié de “saigneur” et de “forban” de Billancourt par les communistes, était, pour ceux-ci, le symbole même du grand patron à abattre. D’où, dans les années 30, de mémorables grèves avec occupation des ateliers. Grossière caricature, si l’on en croit l’auteur, qui évoque un mécanicien de génie, mais aussi un homme intelligent, sensible, profondément républicain, ami des socialistes Aristide Briand et Albert Thomas, desservi par un abord bourru, maladroit, timide.
Le Louis Renault qu’évoque Laurent Dingli est aussi un citoyen attaché à son pays. Pour preuve, son rôle déterminant dans la victoire de 1918 contre l’Allemagne : on en a retenu l’anecdote – les deux mille taxis de la Marne – en oubliant l’essentiel : le char léger qui sauva du massacre des dizaines de milliers de “poilus”, des avions, des camions, des canons, des fusils. Concessions martiales d’un homme épris de paix, y compris sociale, qui créa des cantines imagina la sécurité sociale, le salaire minimal, la représentation ouvrière, aida son personnel à créer une coopérative de consommation.
A la lumière de cet ouvrage, le destin de Louis Renault apparaît bien injuste. D’autant plus injuste que “l’exécution” virtuelle de 1944 aboutit, le 16 janvier 1945, à une ordonnance portant nationalisation des usines Renault. La confiscation pure et simple d’une entreprise familiale, transformée en régie nationale par le gouvernement provisoire d’un de Gaulle obnubilé par la réindustrialisation. Et pas trop regardant sur les conditions légales de l’opération.