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T. Imlay and M. Horn, The Politics of Industrial collaboration during World War II – Ford France, Vichy and Nazi Germany, Cambridge University Press, 2014

Par Laurent Dingli, en collaboration avec Jacky Ehrhardt pour les traductions d’archives allemandes, laurentdingli.com, octobre 2019. Dernière mise à jour : 9 octobre 2019.

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Les études de qualité sur les entreprises pendant l’Occupation sont relativement rares. C’est pourquoi nous avons lu avec beaucoup d’intérêt, lors de sa parution en 2014, la monographie que les historiens canadiens Talbot Imlay et Martin Horn ont consacré à Ford Société anonyme française (SAF). Souhaitant s’affranchir des jugements de valeur, de la sanctification comme de la diabolisation de la classe dirigeante, les auteurs se proposent de répondre à une question simple : quelle marge de manœuvre s’offrait à Ford dans le cadre de la collaboration de l’industrie française à l’effort de guerre de l’Allemagne ? Si la question est simple dans sa formulation, la réponse est nuancée et, d’emblée, Imlay et Horn s’orientent vers une explication multifactorielle. L’extrapolation du cas de Ford à l’ensemble de l’industrie, que le titre annonce clairement, est assumée avec quelques réserves dès l’introduction. Développant une idée déjà ancienne mais en la renouvelant, Imlay et Horn insistent sur la dépendance dans laquelle se trouvaient les Allemands à l’égard des Français pour exploiter l’industrie nationale, en raison de leur faible effectif et de leur méconnaissance relative de l’organisation industrielle du pays. Cette dépendance ne fit que croître à mesure que se détériorait la situation économique et militaire dans les dernières années de l’Occupation. En 1943 et, a fortiori en 1944, une telle situation aurait octroyé une marge de manœuvre supplémentaire aux dirigeants français comme le révèlerait le cas de Ford. Pour le même motif, l’apport de l’industrie française à l’économie de guerre du Reich aurait été relativement moindre que celui d’autres pays occupés comme la Tchécoslovaquie.

Ce faible impact de l’occupant est fort heureusement nuancé par les auteurs eux-mêmes à la lumière de travaux récents. En outre, Imlay et Horn évoquent avec raison le maillage constitué par les « équipes de l’Armement », les Rüstungskommandos, bien qu’ils sous-estiment le contrôle effectué conjointement par les commissaires d’entreprise (les « mandataires pour l’industrie » Industrie Beauftragter ou IB). Si l’influence de Johannes Stahlberg, missus dominicus de Ford Cologne en France, paraît en effet très limitée, ce fut loin d’être le cas de celle de la plupart des IB dont nous avons pu étudier le parcours. Nous rencontrons ainsi l’une des limites de la généralisation effectuée à partir d’un exemple aussi particulier que celui de Ford SAF[1].

Dans ce chapitre introductif, Talbot Imlay et Martin Horn, nous adressent quelques critiques justifiées (ainsi qu’aux historiens Patrick Fridenson, Gilbert Hatry, Emmanuel Chadeau, François Marcot et Jean-Louis Loubet)[2]. Dans notre livre paru en 2000, nous n’aurions pas dû en effet généraliser en affirmant que les trois principales entreprises automobiles françaises (Citroën, Peugeot et Renault) avaient tenté de freiner les commandes allemandes, parce que nous n’avions pas alors suffisamment d’éléments pour le faire[3]. Même si, à cette date, nous étions les seuls à suivre en détail plusieurs commandes allemandes et à avoir dépouillé in extenso le dossier d’instruction de Renault, ce n’est que très progressivement, au cours des 19 années suivant la parution de cette biographie, et après la consultation de centaines de milliers d’archives, que nous avons pu appréhender avec plus de précision la situation de certaines entreprises, notamment dans les secteurs aéronautique et automobile. De manière assez déconcertante, Talbot Imlay et Martin Horn n’échappent pas eux-mêmes aux travers qu’ils dénoncent chez les historiens français. Ils affirment ainsi que Ford SAF a saboté volontairement la production destinée aux Allemands, tout en admettant ne pas avoir suffisamment de documents pour le certifier. Ils écrivent de même en conclusion : « si les Allemands n’ont pas réussi à exploiter davantage l’industrie française, c’est, entre autres raisons, que les entreprises françaises ont délibérément sous-produit. » [4] Sur quels documents, sur quelle étude d’ensemble se fonde cette affirmation péremptoire ? Nous l’ignorons.

Nous émettons en outre des réserves sur le second grief formulé par ces auteurs : il serait artificiel de comparer la production des entreprises françaises de l’Occupation à celle de la drôle de guerre. Certes, une telle comparaison doit être maniée avec la plus grande circonspection, et il est indispensable de souligner la différence de contraintes qui pesaient sur l’industrie au cours de ces deux périodes. Pour autant, une fois ces précautions prises, la comparaison peut se révéler éloquente. Juges, fonctionnaires de l’administration fiscale et experts comptables de la Libération ne se sont jamais interdit d’observer l’évolution de la production avant et après l’Armistice. Même si la démarche de l’historien n’est pas celle du juge, de l’épurateur ou de l’inspecteur des impôts, nous ne pensons pas qu’il doive s’interdire ce type de rapprochement. Sans craindre la contradiction, les universitaires canadiens n’hésitent d’ailleurs pas à comparer les bénéfices de Ford SAF pendant l’Occupation à ceux de la période antérieure, oubliant au passage d’évoquer les progrès de l’inflation[5]. Enfin, il est regrettable que MM. Imlay et Horn – dont le travail est par ailleurs remarquable et solidement documenté –, laissent croire qu’ils innovent à propos de questions sur lesquelles, en réalité, ils ne font que reprendre des éléments publiés depuis longtemps par nous ou par certains de nos confrères. C’est le cas de la position de Vichy concernant la fabrication de matériel de guerre, sujet sur lequel nous avions apporté un certain nombre de pièces inédites, notamment une lettre capitale de Léon Noël au maréchal Pétain, datée du 2 août 1940 ; c’est encore le cas de la célèbre intervention du colonel Max Thoenissen à la Chambre des députés, en juillet 1940, souvent abordée par divers historiens avant nous ; de la réunion du Majestic réunissant François Lehideux, le baron Petiet et un représentant allemand, le 5 août suivant, ou encore du bombardement de Boulogne-Billancourt, en mars 1942[6].

Les deux premiers chapitres de l’ouvrage retracent l’histoire de Ford SAF des années vingt à la veille de la défaite de juin 1940 : les efforts de l’entreprise pour survivre à la crise et prospérer au sein d’un contexte souvent défavorable, l’association avec le constructeur Émile Mathis et la création de Matford, le redressement opéré grâce aux commandes de défense nationale et la dépendance croissante à l’égard des contrats du gouvernement français qui en fut le corollaire ; en septembre 1939, notent les auteurs, Ford SAF n’était plus une entreprise automobile : elle fabriquait des camions, de l’armement et des moteurs d’aviation. C’est grâce au réarmement que la société échappe à ses difficultés financières immédiates et peut créer le complexe industriel de Poissy dont l’organisation était toutefois inachevée lors de l’entrée des Allemands en région parisienne. Ce redressement confirme ce que nous avons pu constater avec d’autres historiens dans le cas de Renault et de Peugeot[7]. L’utilisation des archives américaines et allemandes ainsi que l’angle d’étude choisi par les auteurs permettent d’aborder des sujets inédits ou d’approfondir des questions déjà traitées : la stratégie d’Edsel Ford à l’égard de la filiale française, la modernité de l’usine de Poissy, l’incapacité de répondre aux commandes de l’État français pendant la drôle de guerre, notamment dans l’usine aéronautique de Bordeaux (on regrette à ce sujet l’absence de données chiffrées), les stratégies des filiales française et allemande sans oublier celle de la maison mère de Dearborn aux États-Unis.

L’apport le plus original concerne bien entendu la période de l’Occupation qui constitue le cœur de l’ouvrage. D’après Imlay et Horn, le freinage volontaire des dirigeants de Ford France aurait succédé à une attitude beaucoup plus enthousiaste envers l’occupant dans la période précédant les bombardements de mars-avril 1942[8]. Cette sous-production intentionnelle aurait répondu, avant tout, non pas à une quelconque volonté de résistance, mais au désir de Ford SAF et de son P-DG, Maurice Dollfus, de ne pas perdre son indépendance au profit de Ford-Werke (Cologne), la filiale allemande de l’entreprise américaine, alors chargée par Albert Speer de diriger le programme de camions pour toute l’Europe de l’Ouest occupée.

La démonstration des deux universitaires canadiens est convaincante. Entre autres apports, la prise en compte des stratégies industrielles et commerciales de long terme débouche sur une analyse souple qui n’est pas bornée par l’Armistice de juin 1940 et la Libération. Grâce à la richesse de leur documentation, la chronologie est suivie de manière serrée et l’on cerne avec précision l’évolution des attitudes des différents dirigeants au regard des événements majeurs de la guerre. Les modifications de la politique de Berlin à l’égard de la France dues au ralentissement puis à l’échec de l’opération Barbarossa sont ainsi parfaitement expliquées. Autre élément mis en lumière par des archives souvent inédites : le rôle joué dans l’établissement du programme Ford par François Lehideux, en tant que président du Comité d’organisation de l’automobile et du cycle (COA). Si ce dernier et l’institution qu’il dirigeait ont effectivement fait barrage aux tentatives allemandes de contrôle, les auteurs restituent cette opposition dans le contexte d’une volonté (illusoire) d’établir une collaboration franco-allemande profitable aux deux parties. On notera également la dureté de François Lehideux sur le plan social, sa tendance autocratique (exagetered ego écrivent les responsables de Dearborn en 1952) et d’une manière générale, son incompétence dans la gestion de Ford SAF dont il prit la présidence après-guerre : autant d’éléments qui semblent confirmer les reproches que lui avait adressés son oncle par alliance, Louis Renault, entre 1936 et 1940.

L’un des atouts de ce livre est de sortir du regard franco-français dans lequel une partie de l’historiographie nationale reste piégée par méconnaissance des sources étrangères notamment américaines et allemandes. Ce champ plus large permet donc aux auteurs de mieux appréhender les stratégies des différents acteurs de la collaboration industrielle et les raisons de la faillite du programme Ford en 1943-1944. Ces raisons sont bien entendu multiples : déficit de main-d’œuvre spécialisée, d’énergie et de matières premières ; réticences des constructeurs automobiles ; manque d’intégration verticale d’une grande partie de l’industrie nationale, ce qui accentue mécaniquement le besoin des Allemands de connaître et de contrôler les différents sous-traitants des entreprises et donc leur dépendance à l’égard de leurs homologues français. Au total, ce livre important ouvre de nombreuses pistes de réflexion sur le rôle de l’industrie française et celui de Vichy dans la contribution des pays occupés à l’économie de guerre nazie.

Si l’on peut adresser une première critique aux auteurs, c’est d’avoir sous-estimé les sources françaises. Et c’est probablement pour cette raison qu’ils semblent ignorer que la société Ford-SAF, à laquelle ils ont pourtant consacré une monographie de type universitaire, a bien été poursuivie à la Libération, ainsi que nous l’avons découvert il y a quelques années, et contrairement à ce que suggéraient, avec prudence il est vrai, Patrick Fridenson, Jean-François Grevet et Patrick Veyret en 2008, dans un article par ailleurs essentiel sur l’épuration dans l’industrie automobile[9]. Le dossier se trouve aux archives départementales des Yvelines (ancien département de Seine-et-Oise où était située l’usine principale, route d’Achères à Poissy). Dans un article paru le 18 novembre 1944 et qui influença peut-être le parquet, Claude Morgan, directeur des Lettres françaises, fustigea l’impunité dont jouissait Matford : « M. Renault fut le seul grand industriel arrêté. Il n’est certainement pas le seul à avoir servi les Allemands. La société Matford a sorti au moins autant de camions pour l’Allemagne que les usines Renault. Son directeur général est l’ami des hommes de Vichy. Aujourd’hui, le voilà chargé de mission aux États-Unis[10]. » En janvier 1945, une courte note de renseignements sur Ford, rédigée par le bureau de la sécurité militaire, fut envoyée à la direction générale du contrôle des prix. Mais ce n’est que le 12 avril 1945 qu’une information contre Ford SAF du chef d’atteinte à la sûreté de l’État fut ouverte au cabinet du juge Guy Baurès par le parquet de la cour de justice de Versailles. Celle-ci fut clôturée par une décision de classement en date du 1er juin 1946[11]. Entretemps, la direction générale du contrôle économique avait rendu un rapport (9 juillet 1945) dans lequel elle notait, entre autres, que Ford SAF avait fait plus de 2, 1 milliards de chiffre d’affaires sous l’Occupation dont plus d’1,7 milliard (79, 62 % du total) pour les Allemands. Enfin, la section financière de la Direction de la police judiciaire (DPJ) diligentait une enquête sur Matford à la demande du juge Martin dans le cadre des instructions que ce dernier menait contre Renault et le COA.

Le classement pur et simple des poursuites était motivé par le fait que la société avait été placée sous la surveillance d’un commissaire allemand ; que le programme de fabrication de camions, qui prévoyait 2 000 unités par mois, avait été réduit à la moyenne de 230 environ, grâce au gonflement volontaire du personnel improductif et à l’augmentation « considérable et volontaire du temps nécessaire à chaque fabrication » ; que tout avait été mis en œuvre pour maintenir la fabrication au niveau le plus bas, notamment par le maintien d’un service d’achat inexpérimenté[12] et le camouflage des machines-outils lors de la décentralisation de l’usine en province ; que la direction de l’usine était constamment restée en liaison avec l’administration des États-Unis, que son directeur avait résisté à la volonté des Allemands de louer l’usine pour la transférer à une société allemande, et qu’enfin la société Ford avait fait des bénéfices très minimes après des amortissements considérables[13].

Notre expérience des dossiers de justice en matière d’épuration industrielle nous suggère deux remarques : tout d’abord l’absence dans ce dossier d’un rapport d’expertise comptable, fait assez rare pour les entreprises de cette envergure au sein de la division économique du parquet de la Seine, mais plus fréquent il est vrai dans le cas de la Seine-et-Oise et de la Seine-et-Marne. En second lieu, l’absence aussi rare de toute déposition et du moindre document à charge, si l’on met de côté le rapport de la direction générale du contrôle économique et l’enquête de la DPJ. En d’autres termes, l’information n’a pas été menée de manière contradictoire. Si les auteurs précités de l’article sur l’épuration dans l’industrie automobile avaient tort en ce qui concerne la réalité d’une information judiciaire, leur constat sur l’influence (indirecte) des États-Unis ne manquaient sans doute pas de fondement.

Maurice Dollfus, dont le commissaire du gouvernement se contentait pour l’essentiel de reprendre les notes justificatives, s’était gardé d’évoquer la production de moteurs pour le Reich. Or Ford France en livra tout de même 927 en octobre 1943, 1002 en novembre, 1 100 en février 1944, 922 en mars. A l’origine, une quantité d’environ 2 000 unités mensuelles était jugée nécessaire (mais nous savons que les chiffres des programmes étaient intentionnellement gonflés) Or les Allemands révisèrent rapidement leurs ambitions irréalistes à la baisse. Dans les premiers mois de 1944, Ford dépassa même largement les exigences des services du Reich. Sur un programme fixé de 2 460 moteurs pour la période du premier trimestre 1944, la société n’en livra pas moins de 2 922, ainsi que 821 camions sur les 870 réclamés[14]. Dans une période d’extrême pénurie, une telle contribution n’est pas anecdotique.

On peut regretter par ailleurs que des sources de premier plan pour l’histoire de l’industrie sous l’Occupation – comme les archives départementales et ceux de l’épuration dans les entreprises –, soient ignorées, à quelques rares exceptions près, ce qui aurait sans doute permis de mieux appréhender les questions sociales. Les autres critiques paraissent relativement mineures : Les réformes d’Albert Speer sont surestimées et nous avons parfois l’impression que les Rüstungskommandos ne furent réellement efficaces qu’à partir de 1942-1943, ce qui est inexact. De même, le rôle économique du SD, le service de renseignements de la SS, est occulté – mais c’est le cas d’à peu près toute l’historiographie[15] –, tandis que celui des commissaires d’usine, nous l’avons dit, est négligé. Il faut aussi préciser que les mouchards de la Gestapo et du SD pullulaient dans certaines entreprises suivant de nombreux témoignages effectués à la Libération : non seulement cet état de fait constituait un frein supplémentaire à la marge de manœuvre des dirigeants français, mais il démultipliait pour ainsi dire la présence de l’occupant, comme dans tout régime totalitaire dont le pouvoir de contrôle est fondé sur un mélange d’autocensure, d’adhésion et de terreur. Les deux historiens ont eu raison en revanche de mentionner les circuits de l’économie parallèle – bureau d’achats et marché noir –, qui ont joué un rôle capital dans la régulation de l’économie de guerre au profit de l’Allemagne.

Autre faiblesse de l’ouvrage : le contexte de la fin de l’Occupation en France ne semble pas toujours bien maîtrisé. Le cas est patent en ce qui concerne les sabotages. T. Imlay et M. Horn écrivent ainsi : « Pourtant, malgré leur sensibilité aux dangers du sabotage, les Allemands ont découvert peu de preuves concrètes de son existence »[16]. Affirmation d’autant plus surprenante que les archives allemandes abondent de rapports sur le sujet. Alors que leur nombre se multiplient à partir de l’hiver 1943-1944, ils deviennent incessants au cours du printemps et de l’été 1944. Qui aurait pu organiser et diriger ces actions se demandent les deux universitaires ? Tout simplement la Résistance qui était présente dans certaines usines ou encore des groupes extérieurs qui n’hésitaient pas à y pénétrer par effraction après avoir neutralisé des gardiens mal armés et souvent peu motivés. Qu’il nous suffise de citer un extrait du rapport de l’état-major allemand de l’armement et des approvisionnements (Rü-Be-Stab France) sous le titre « Vue d’ensemble du 4ème trimestre 1943 » : « Pendant la période concernée, la situation générale a été marquée par la multiplication des actes de terrorisme et de sabotage, en particulier contre les fabrications qualifiées de goulots d’étranglement (…) »[17] Si Ford n’a pas fait l’objet de ce type d’action (comme Renault d’ailleurs, excepté dans son annexe de Belfort et dans son usine du Mans), ce fut le cas d’un nombre important d’entreprises françaises et l’exemple bien connu de Peugeot, cité par les auteurs, est loin d’être isolé.

Voici une nouvelle limite de l’exercice qui consiste à extrapoler à partir d’un cas unique. La thèse défendue par Imlay et Horn est convaincante en ce qui concerne Ford SAF ; elle l’est beaucoup moins lorsqu’ils tentent de généraliser (toujours avec prudence il est vrai). La baisse de production observée chez Ford SAF dans les dernières années de l’Occupation ne se vérifie pas toujours pour les entreprises du secteur automobile ou de la branche métallurgique. Dans certains cas, l’année 1943 fut même celle qui enregistra le plus de production pour l’Allemagne. Les contraintes pouvaient en outre varier entre les entreprises d’un même secteur suivant leur situation géographique, la présence d’un contrôle allemand plus ou moins strict, la modernité très variable de l’outil industriel et des méthodes de travail, la dispersion relative des centres de production, la personnalité des dirigeants, etc.  Écrire sans nuance que les entreprises françaises jouissaient d’une « liberté considérable » (p. 267) est particulièrement hasardeux. Sans remettre en cause le fait que les dirigeants de Ford SAF ont limité intentionnellement la production dans les dernières années de l’Occupation, il faut insister sur les causes premières de l’effondrement : le manque de personnel qualifié et surtout la pénurie d’énergie, de matières premières et de machines, pénurie aggravée par l’augmentation exponentielle des sabotages et des bombardements alliés au cours de cette période, et donc par la désorganisation des transports. Il faut toujours avoir à l’esprit que la production du programme Ford est le fruit d’un pool dont les éléments sont disséminés à travers une partie de l’Europe occidentale avec ses quatre usines de montage (Poissy, Anvers, Amsterdam, Cologne) et ses deux usines de fabrication (Poissy et Cologne), éléments auxquels il faut ajouter le nombre important de sous-traitants. La pénurie d’électricité et de charbon provoqua l’arrêt régulier des fournisseurs du programme Ford Ouest en 1944 (fonderie de Gailly à Meung-sur-Loire, Société fonderie des Ardennes à Charleville, Fonderie moderne, société usine de Mazières, etc.). Les services allemands eurent en outre toutes les difficultés du monde à trouver les quelques machines nécessaires à Renault pour satisfaire le programme, et continuèrent d’en chercher sans succès pour Ford Amsterdam au mois de février 1944[18].

En dépit de ces critiques, l’ouvrage de Talbot Imlay et de Martin Horn reste une étude de grande qualité, qui nous paraît non seulement nécessaire, mais également très stimulante en matière de recherche et d’analyse historiques.

[1] Les trois paragraphes suivants du présent compte rendu ont été écrit en 2014.

[2] T. Himlay and M. Horn, The Politics of Industrial collaboration during World War II – Ford France, Vichy and Nazi Germany, Cambridge, Cambridge University Press, 2014, p. 8, 268.

[3] Voir L. Dingli, Louis Renault, Paris, Flammarion, 2000, p. 270 (et non 268 comme indiqué dans l’ouvrage).

[4] Comparer notamment le 2ème paragraphe de la page 236 et la conclusion, notamment la p. 269.

[5] T. Himlay and M. Horn, op. cit., p. 137 et 271.

[6] Voir idem, p. 69, 73-74, 140-142.  Pour un point complet sur la bibliographie liée au sujet, voir le compte rendu de Patrick Fridenson dans Thomas Madux, Diane Labrosse ed., Introduction by Kenneth Mouré, H-Diplo Roundtable Review, Vol. XVII, n° 9 (2015), 7 décembre 2015, p. 7-16, consultable en ligne : https://networks.h-net.org/system/files/contributed-files/roundtable-xvii-9.pdf

[7] Patrick Fridenson, Histoire des usines Renault. Vol. I : 1898-1939, 2ème ed., Paris, Seuil, 1998. Jean-Louis Loubet, La maison Peugeot, Paris, Perrin, 2009. Laurent Dingli, Entreprises dans la tourmente : Renault, Peugeot (1936-1940), Presses universitaires de Tours, Tours, 2018.

[8] Voir également la lettre adressée par Maurice Dollfus à Edsel Ford, le 31 août 1940, citée par P. Fridenson, loc. cit., p. 15, d’après Ken Silverstein, “Ford and the Führer,” The Nation, 136, January 24, 2000.

[9] Patrick Fridenson, Jean-François Grevet, Patrick Veyret, « L’Épuration dans l’industrie automobile », Marc Bergère dir., L’épuration économique en France à la Libération, Rennes, PUR, 2008, p. 236 et 243.

[10] Un exemplaire du journal se trouve dans le dossier de justice cité infra.

[11] Le commissaire du gouvernement au juge d’instruction près la cour de justice de la Seine (cabinet de M. Nicolet) et l’avocat général Lindon au commissaire du gouvernement près la cour de justice, section économique et financière, 10 octobre 1947. ADY 1081 W 170. Ministère public c/Société Ford. L’information fut suivie par le juge Pierre Mayer après sa prolongation par ordonnance du 11 mai 1945.

[12] Ce que confirment les archives allemandes que nous avons consultées. On sent à ce sujet l’influence qu’ont eue sur le juge les deux lettres de reproche contre les services de Ford SAF écrites par l’ingénieur Carl T. Wiskott au lieutenant-colonel Beckers (et non Becker comme orthographié par Imlay et Horn), les 12 octobre et 1er décembre 1943, lettres dont une traduction française se trouve dans le dossier de justice. Carl Wiskott, dirigeant d’Opel, était délégué de la commission principale pour les véhicules à moteur (Hauptausschuss Kraftfahrzeuge) pour la France et le Protectorat de Bohême-Moravie, Beckers était commissaire aux biens ennemis de Ford SAF.

[13] Exposé. Fait au Parquet de la cour de justice de Versailles, 1er juin 1946, le commissaire du gouvernement. ADY 1081 W 170.

[14] Programme Ford – Ouest. BA-MA RW/24/32, 33, 110 et 111. Imlay et Horn donnent également le chiffre de 2 922 moteurs pour le 1er trimestre 1944, cette fois d’après les sources américaines, mais pas celui du programme correspondant fixé par Berlin (Appendix B, p. 273).

[15] L’ouvrage de F. Calvi et M.-J. Masurovsky, Le Festin du Reich. Le pillage de la France occupée, Paris, Fayard, 2006, constitue l’une de ces exceptions.

[16] T. Himlay and M. Horn, op. cit., p. 237-238.

[17] Rüstungs- und Beschaffungsstab – Frankreich des Reichsministers für Rüstung und Kriegsproduktion. Übersicht über das I.V Quartal 1943. – BA-MA RW24/32. Traduction de Jacky Ehrhardt.

[18] La Fonderie Gailly de Meung-sur-Loire coulait des cloches d’essieu arrière pour Ford SAF, la société usine de Mazières était chargée de la fonderie des vilebrequins, Renault des essieux arrière. Voir notamment : Rapport hebdomadaire des 31 janvier au 6 février 1944 et 21 au 27 février 1944. BA-MA RW/24/33. Le rapport du 1er au 15 avril 1944 stipule : « Toutes les entreprises et tous les sous-traitants travaillant pour Ford sont sévèrement perturbés dans leurs productions suite aux difficultés dans les approvisionnements en électricité et en charbon et suite aux difficultés dans les transports. Ainsi, au mois d’avril il faudra s’attendre à une nouvelle chute de la production. » BA-MA RW/24/34.

L’industrie automobile au début de l’Occupation

 Pour toute référence à ce texte, merci de préciser : Laurent Dingli, Jacky Ehrhardt, ”L’industrie automobile au début de l’Occupation”, L’Aventure automobile, n° 7, Mai-juin-Juillet 2019 (version annotée)

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Rarement, depuis la Révolution – à l’exception de la Grande Guerre –, la France n’a subi de choc équivalent à la défaite de juin 1940. Soixante-dix-huit ans après les faits, il faut effectuer un effort d’imagination pour se représenter la violence de ce qui fut, au sens propre, un traumatisme collectif. Restituer le contexte est d’autant plus nécessaire que l’histoire de l’industrie automobile sous l’Occupation est mal connue[1]. Il est impossible, dans le cadre d’un article, de traiter cette question de manière exhaustive, c’est pourquoi nous nous contenterons d’étudier les premiers contacts établis entre les constructeurs français et les autorités allemandes au début de l’été 1940. La période allant de l’armistice à l’invasion de l’URSS par la Wehrmacht correspond au redémarrage de l’industrie française, cette fois au profit du IIIème Reich. Dans ce cadre, les secteurs tels que l’automobile attirèrent tout particulièrement l’attention de l’occupant.

Une France traumatisée

L’industrie automobile en juin 1940

Industrie de pointe, souvent liée à l’aéronautique dont elle avait favorisé l’essor au début du siècle, l’automobile a puissamment contribué à la défense nationale pendant la drôle de guerre et la bataille de France. Il faut s’imaginer ce que furent ces dix mois de travail intense, le surmenage du personnel des entreprises et de leurs dirigeants. En fin de période, les ouvriers et ouvrières s’échinent 60 heures par semaine dans des conditions souvent pénibles et dangereuses. L’épuisement, la fulgurance de la défaite, les péripéties de l’exode, contribuent à l’état de sidération dans lequel se trouve une grande partie de la population française.

En juin 1940, l’automobile est l’un des fers de lance de l’industrie. Depuis la fin des années vingt, elle a rationalisé ses méthodes de travail, développé et modernisé ses installations et son outillage. Le mouvement est appuyé par la politique de défense nationale à partir de 1935 et surtout de 1936. Avant la guerre, l’automobile occupe le premier rang des industries mécaniques et un rôle majeur dans l’économie française avec ses 140 000 ouvriers, son poids dans la balance commerciale et le montant de son chiffre d’affaires. Un phénomène de concentration est à l’œuvre depuis la fin de la Grande Guerre, le nombre de constructeurs passant de 150 en 1920 à 31 en 1939[2].

Mais cette modernisation et ces atouts ne doivent pas masquer de réels handicaps dus autant à l’organisation interne de l’industrie automobile qu’à la configuration géographique et économique de la France. Si le secteur s’est relativement modernisé, l’effort de rationalisation est encore balbutiant. Entre 1913 et 1938, l’industrie automobile française est passée du second au quatrième rang mondial (derrière les États-Unis, l’Angleterre et l’Allemagne) et au cinquième, derrière l’Union soviétique, si on ne considère que les véhicules industriels. Comme le reste de la métallurgie, elle est largement dépendante de l’outillage fabriqué aux États-Unis et en Allemagne tandis que ses centres d’approvisionnement (acier et matières premières) se situent dans des régions proches du Reich, dans les colonies et à l’étranger. Un effort important de décentralisation des usines de guerre est réalisé à l’initiative des pouvoirs publics, mais il est souvent tardif et ne permet pas de surmonter toutes les difficultés inhérentes à la perte des territoires du Nord et de l’Est après la première phase de l’offensive allemande en mai 1940.

            Exode et armistice

Sauf dans le cas de Berliet, le mouvement de repli des grandes entreprises automobiles se déroule dans un ordre et une discipline qui contrastent avec la confusion générale. Certains dirigeants ont par ailleurs pris soin d’évacuer ou de détruire une partie ou la totalité du matériel de guerre qui, faute de temps, n’avait pu être livré à l’armée française. Le reste sera pris comme butin par la Wehrmacht.

A la signature de l’armistice, la France est paralysée : les routes terrestres et les voies ferrées ou fluviales souvent impraticables, les familles dispersées, le ravitaillement rare. A titre d’exemple, plus de 2 600 ponts ont été détruits par la seule armée française pendant sa retraite. Certaines usines comme celle de Citroën à Javel ont été bombardées. Le pays donne l’impression d’avoir sombré dans le chaos. Pour ajouter à ces difficultés, la France est bientôt délimitée en cinq zones dont deux principales, occupée et non-occupée, auxquelles il faut ajouter l’Alsace-Moselle purement et simplement annexée par le Reich, une zone interdite et le Nord, rattaché au commandement militaire allemand de Bruxelles. Le gouvernement français, tout d’abord replié à Bordeaux, s’installe à Vichy et détache un représentant à Paris.

Que vont décider les maîtres de l’heure ? Faut-il rentrer de l’exode et rouvrir les usines ? Et comment nourrir le personnel, préserver l’outil industriel du pillage et de la destruction ? Il n’y a plus d’information, presque plus de communication ; on ignore les intentions du vainqueur et les nouvelles règles qu’il a édictées en matière de circulation, de monnaie, de réquisition…

Le redémarrage de l’industrie

Voilà, très succinctement résumée la situation à laquelle le personnel et les dirigeants des entreprises automobiles furent confrontés au lendemain de l’armistice. Mais avant d’aborder les premiers contacts avec l’occupant, il est nécessaire d’évoquer la période postérieure à la Libération. A cette époque en effet, la plupart des constructeurs automobiles furent inculpés pour leur activité sous l’Occupation. La quasi-totalité d’entre eux, dont l’ancien directeur général de la Société anonyme des usines Renault, entretemps nationalisée, obtinrent un non-lieu[3]. Or cette décision de classement posait un problème politique majeur dans le cas de Renault, car elle contredisait la condamnation posthume du fondateur de l’entreprise qui avait constitué le socle de la nationalisation-sanction du 16 janvier 1945. Le non-lieu obtenu par l’ancien DG de Renault, René de Peyrecave, le 30 avril 1949, influença l’administration fiscale, pourtant réputée très sévère dans son appréhension des faits de collaboration économique. Le rapporteur du premier comité de confiscation des profits illicites de la Seine, chargé du dossier Renault, se rangea en 1956 à l’avis de la justice et considéra que la firme au losange, ayant fait l’objet d’une réquisition régulière, dès l’arrivée des Allemands, pouvait invoquer l’excuse de la contrainte[4]. Malgré le départ en retraite anticipée de l’auteur, ses conclusions furent confirmées en 1957 par son successeur, l’inspecteur Barbedienne. C’était une véritable bombe qui provoqua la colère du P-DG de la Régie nationale des usines Renault, Pierre Dreyfus, lequel alla jusqu’à mettre en cause les compétences des deux rapporteurs[5]. Cette contradiction était en effet délicate pour un État qui avait confisqué les biens d’un homme mort sans jugement, au mépris des principes constitutionnels les plus élémentaires. Afin de dissocier les responsabilités entre l’entreprise et son fondateur, la justice avaient pourtant pris soin d’affirmer que Louis Renault s’était « efforcé, au début de l’Occupation, de prendre des contacts directs avec les Allemands, alors qu’il lui était facile de se retrancher derrière la décision du COA » (comité d’organisation de l’automobile) qui, en réalité, n’existait pas à cette date.

Comment se déroula dans les faits la remise en route de l’industrie automobile française au profit du IIIème Reich ?

            L’organisation allemande : entre pillage et contrôle de la production

Dès leur arrivée, les Allemands se saisirent des entreprises dont ils prononcèrent la réquisition. Même s’ils commencèrent immédiatement le pillage d’une partie des installations, des stocks et des machines, cette mesure avait surtout un but conservatoire : la politique du Reich à l’égard du potentiel industriel français n’avait pas encore été bien définie à Berlin. Fallait-il exploiter les forces vives de la France sur place ou les transférer en Allemagne ?

A quelques nuances près, le système d’exploitation de l’industrie française était calqué sur l’organisation du Reich. L’un des maillons essentiels en était la Rüstungsinspektion (Rü-In) ou Inspection de l’Armement, créée pour la France par ordre du 20 juin 1940 et placée sous la direction du général Schubert. Directement subordonnée au Commandement militaire de Paris, elle avait son siège à l’hôtel Astoria, 132, avenue des Champs-Élysées. Le service était subdivisé par zones géographiques : la Rü-In A contrôlait Paris, la Seine-et-Marne et la Seine-et-Oise, soit l’essentiel de l’industrie en zone occupée ; la Rü-In B, installée à Angers, s’occupait de l’Ouest et du Sud-Ouest de la France, et la Rü-In C, basée à Dijon, de la partie Est. Le service œuvrait de concert avec les « troupes de l’économie », chargées de l’enlèvement et de l’expédition vers l’Allemagne du butin de guerre, jusqu’à leur dissolution en février 1941. Une des missions principales de l’Inspection consistait à « la remise en marche des entreprises de l’industrie désignées par le commandement militaire. [6] »

Trois unités avaient constitué l’embryon de cette structure : le groupe « P » de l’économie, composé de 25 officiers et sous-officier placés sous la direction du capitaine Vering, créé à Hambourg les 8 et 9 juin ; le groupe « Rüstung » de l’administration militaire dont l’état-major comprenait 15 officiers, sous-officiers et agents, et enfin le groupe « P » des matières de production, doté d’un effectif de 47 personnes. Les trois unités se retrouvèrent à Cologne entre le 10 et le 13 juin 1940. Là, avec le concours du bibliothécaire de la Chambre économique de Rhénanie, elles constituèrent un fichier des entreprises et des groupements économiques français les plus importants. Cette base de données fut ensuite complétée par les listes d’entreprises ayant travaillé pour la défense nationale qui furent transmises aux Allemands par le gouvernement français. La chronologie indique bien que l’organisation de la Rü-In France s’est faite au fur et à mesure de l’avancée allemande et n’avait sans doute pas été prévue avant le début de l’offensive, le 10 mai, du moins dans ses détails.

L’État-major de l’économie militaire et de de l’industrie de l’armement s’installa dans l’hexagone le 3 juillet 1940 ainsi que 4 (puis plus tard 3) Rü-In[7]. Dans la même période fut établi un service dirigé par le colonel (Oberst) Max Thoennissen, plénipotentiaire général pour les véhicules automobiles (Generalbevollmächtigte für das Kraftfahrwesen, GBK). Enfin, le conseiller d’État en construction Kummer prit ses fonctions de délégué spécial des troupes rapides (Schnelle Truppen), le 26 août 1940. Il était chargé à ce titre des engins blindés et donc du contrôle des entreprises automobiles françaises spécialisées dans cette fabrication comme Renault ou Hotchkiss[8].

Des commissaires, désignés par les occupants sous le sigle IB (Industrie Beauftragte, c’est-à-dire « fondé de pouvoir industriel ») furent également installés dans les usines. Pas moins de trois pour Renault à Billancourt, deux pour Chausson et Delahaye. Ces hommes, souvent des ingénieurs, connaissaient parfaitement l’industrie automobile et métallurgique pour en être eux-mêmes issus. Plus précisément, c’étaient des employés chevronnés des entreprises allemandes qui avaient sollicité et reçu de Berlin la tutelle des sociétés françaises dont les fabrications les intéressaient : Daimler-Benz pour Renault, Volkswagen (VW) pour Peugeot, Auto-Union pour Citroën et SIMCA, VW et Süddeutsche Kühlerfabrik (SKF) pour Chausson, etc. A titre d’exemple, les commissaires de Delahaye, Stanievicz et Schmitz, étaient respectivement directeur technico-commercial et directeur des ateliers de la firme allemande Büssing-Nag. Les IB coiffaient souvent plusieurs entreprises. Egbert Fischer, auquel succéda le Dr Friedrick Lucke, employé dans le civil par la firme Dentz de Cologne, fut ainsi chargé de Latil, Saurer, Willème, Camions Bernard, Coder, Licorne et Laffly. Un doute subsiste quant à la planification de cette prise en charge. Ce qui est certain, c’est qu’elle s’est décidée suffisamment tôt pour que ces spécialistes soient mis en place dès les premiers jours de l’Occupation avec une mission de contrôle relativement bien définie. Notons que certains sont issus de l’aristocratie comme Paul von Guilleaume, collaborateur de l’usine Adler de Francfort-sur-le-Main, IB de Peugeot et de Chausson – dont le frère était employé au GBK –, le prince Wilhelm Fürst von Urach, attaché à Renault, ou Heinz von Baumbach, commissaire de Citroën. A noter également que les entreprises françaises devaient payer les salaires et les frais des IB chargés de les contrôler. Hotchkiss dut ainsi régler plus de 5 700 Reichsmark (RM) en août 1941 pour le salaire et les frais d’hôtel de son commissaire, Hermann Speich, ingénieur de Krupp-Gruson à Magdebourg[9].

Au cours de l’été 1940, les industriels de la zone occupée se retrouvèrent souvent livrés à eux-mêmes face aux autorités d’occupation. A part les préfets et les chambres syndicales patronales, organismes qui faisaient la liaison avec Vichy, le seul interlocuteur officiel était l’ancien ambassadeur de France à Varsovie, Léon Noël, nommé délégué général du gouvernement français dans les territoires occupés.

Les premiers contacts

Au moment de la défaite, certains dirigeants d’entreprise se trouvaient loin de leurs usines, parfois même à l’étranger ; c’était le cas de Louis Renault qui s’était rendu aux Etats-Unis fin mai 1940 à la demande du ministre de l’Armement pour y négocier la production massive de chars d’assaut. De même, Henri-Théodore Pigozzi, directeur général de la SIMCA, était à Turin où le même Raoul Dautry l’avait missionné pour accélérer l’envoi de 2 200 camions FIAT destinés à l’armée française.

A notre connaissance, Jean-Pierre Peugeot fut le premier constructeur automobile à retrouver ses usines après la débâcle. Il rentre en effet à Sochaux dès le 27 juin 1940 à 21h 30, soit deux jours après la signature de la convention d’armistice et près d’un mois avant le retour de Louis Renault à Paris (mais à peu près au même moment que René de Peyrecave à Billancourt). Sur place, il constate que les troupes allemandes gardent les usines et en interdisent l’entrée. Le lendemain, 28 juin, il prend l’initiative de se rendre à la Kommandantur avec Robert Martin, sous-préfet de Montbéliard. Là, un lieutenant-colonel lui annonce « que n’ayant pas trouvé de personnel de direction à Sochaux, il attend une personnalité allemande à qui il est chargé de remettre les usines ». La menace de dépossession a un effet immédiat puisque Jean-Pierre Peugeot rencontre le même jour le major Fritz puis le commandant de la division allemande installée dans la région et obtient « l’autorisation de reprise de possession pour le lundi 1er juillet. [10] » Aussitôt, 375 ouvriers (sur les 13 000 que comptaient les usines avant l’exode) sont convoqués pour la remise en ordre des ateliers. Avant le 10 août, près de 400 voitures destinées au secteur civil sont produites.

La réquisition de Renault est prononcée dès le 18 juin et des affiches sont placardées aux portes de l’usine six jours plus tard. Le texte, émanant du GBK, stipule que les ateliers, les bureaux et les stocks sont réservés au gouverneur militaire de Paris et que l’entrée des locaux n’est permise qu’à des personnes munies de sauf-conduit. Le 25 juin, René de Peyrecave, administrateur-délégué des usines Renault, est nommé membre de la délégation française auprès de la Commission allemande d’armistice de Wiesbaden. Après avoir pris des instructions à la présidence du Conseil à Bordeaux, il rejoint Billancourt où il rencontre les commissaires allemands déjà installés dans l’usine. D’après sa déposition, ces derniers, menaçants, auraient exigé la reprise du travail. En cas de refus de la direction française, ils passeraient outre. Une note de la commission française d’armistice constate en effet que les commissaires allemands de Renault et de Citroën ont pour mission de prendre le contrôle des entreprises en cas de défaillance de leurs dirigeants. Au cours de la même période, François Lehideux, administrateur-délégué de Renault et neveu par alliance du fondateur de l’entreprise, intervient auprès des pouvoirs publics pour faire rouvrir, non seulement les usines de Billancourt, mais toutes les entreprises de la région parisienne. Il obtient dans ce but l’accord de Pierre Laval (27 juin) et l’appui de la préfecture de la Seine[11]. Une première commande de 1000 camions passée respectivement à Renault et à Citroën pour les besoins civils donnent un peu d’oxygène aux deux grandes entreprises.

Les usines Delahaye sont frappées d’une ordonnance de saisie provisoire dès le 24 juin et se voient attacher les commissaires Stanievicz et Schmitz. Le personnel, replié en région nantaise, commence à rentrer dès le lendemain. Les usines sont rouvertes le 1er juillet et fonctionnent à la fin du mois au tiers de leur activité normale, la société poursuivant pour la Wehrmacht la production de camions de 3,5 tonnes et de véhicules sanitaires qu’elle avait fournis à l’armée française. Ce n’est en revanche que le 15 juillet qu’une ordonnance de réquisition émanant du bureau d’approvisionnement de la Luftwaffe (GL) est affichée sur les portes des usines d’Asnières et de Gennevilliers de la société Chausson. Début août, c’est le tour de l’usine Delaunay-Belleville de Saint-Denis[12]. Mais, dans ce dernier cas, la réquisition est levée dès le 12 août à la suite de démarches faites par la préfecture de la Seine sur demande de la direction.

Jean Berliet, seul dirigeant de l’entreprise éponyme à être resté dans l’usine de Vénissieux depuis l’exode, obtient l’assurance des Allemands qu’il ne sera pas considéré comme prisonnier de guerre malgré son statut d’affecté spécial. D’après deux témoignages recueillis à la Libération, il convoque un de ses contremaîtres, un dimanche, pour réparer le side-car d’un officier de la Wehrmacht, et demande à un autre, Jean Faure, le 23 juin, de se mettre à la disposition de l’occupant : « Jean Berliet me dit de faire tout ce que les Allemands me demanderaient et leur donner tout ce qu’ils désireraient »[13].

De retour à Paris le 12 juillet, Louis Willème retrouve son usine de Nanterre partiellement pillée et réquisitionnée depuis quelques heures par le colonel Kurting, membre des chemins de fer allemand (Deutsche Reichsbahn). Quelques jours plus tard, le capitaine d’un parc de la Wehrmacht (HKP 503) installe un atelier de réparation de moteurs dans une partie de l’usine comme chez Renault à Billancourt et au Mans, Berliet à Courbevoie, Panhard à Orléans. Cette dernière entreprise fait également l’objet d’une saisie provisoire ; les Allemands se sont en outre emparé des machines immobilisées en gare pendant la débâcle ainsi que de plusieurs châssis dans le Loiret. A l’instar de leurs confrères, les Panhard tentent de faire lever la réquisition et s’adressent pour cela à leur chambre syndicale qui les renvoient à la préfecture de la Seine[14].

Lorsque les dirigeants de Chausson, Levet, directeur général, et Plegat, directeur commercial, rentrent à Paris, le pillage des machines de l’entreprise est en cours ; en plus de la menace d’un remplacement pur et simple de la direction française, la crainte de perdre installations et outillages a joué un rôle dans la volonté de reprise rapide[15]. Au-delà des reconstructions historiques postérieures, l’impression qui domine alors est celle d’une victoire durable de l’Allemagne dont il faut prendre son parti. Certains ne font d’ailleurs pas très bien la distinction entre l’armistice et la paix. C’est le cas du vieux Marius Berliet : la franchise bourrue avec laquelle il dépose à la Libération semble constituer le témoignage le plus proche de la réalité. Avant 1943, à part l’exemple très exceptionnel du carrossier Jacques Kellner, qui sera fusillé par les Allemands en mars 1942, aucun patron ne songe de près ou de loin à entrer en résistance.

En fait, côté français, la volonté de reprendre le travail est partagée par une grande partie de la population : industriels, craignant de voir disparaître un outil de production qui est souvent leur patrimoine familial ; ouvriers au chômage qui, pour beaucoup, n’ont plus aucun moyen de subsistance ; gouvernement de Vichy qui veut remettre la France au travail et instaurer un nouvel ordre politique et social ; Parti communiste clandestin, qui dans L’Humanité appelle à fraterniser avec les soldats de la Wehrmacht et à ouvrir les usines sans la présence des patrons[16].

Le 24 juillet, Léon Noël adresse une circulaire aux préfets dans laquelle il va jusqu’à menacer d’expropriation et de confiscation partielle tous les industriels qui n’auraient pas rouvert leurs usines : « Si la carence patronale n’apparaissait pas justifiée par la force majeure, le gouvernement se verrait obligé d’envisager une procédure d’expropriation dans des conditions à déterminer, mais qui ne comporterait pas l’indemnisation totale du patron défaillant »[17].

L’industrie automobile est l’une des premières à avoir rouvert ses usines à la date du 1er juillet 1940 comme le confirme un rapport allemand[18]. Seule Latil est toujours à l’arrêt uniquement parce qu’elle n’a pas encore été aryanisée : « Elle est entièrement la propriété de juifs[19] », constate à cette date un compte rendu de la Rü-In.

La reprise étant acquise, qu’allaient donc produire les entreprises ?

            Production civile ou matériel de guerre : un faux dilemme ?

Même avec le précieux concours des autorités françaises, la remise en route de l’économie constituait une tâche immense, d’autant plus que les services allemands étaient en sous-effectif chronique. Les autorités d’occupation considéraient l’industrie automobile comme prioritaire pour leur effort de guerre. Ce secteur présentait l’avantage de fournir des véhicules à la Wehrmacht, mais aussi de travailler pour l’aéronautique et de produire des engins blindés. Or le Reich avait besoin de ce matériel, une partie de ses chars ayant été usée ou détruite pendant le « Blitz ».  Le 20 juin, à Berlin, le général Karl Zuckertort fit le point sur l’état des fabrications des Panzers III et IV. Il réalisa une projection pour les mois suivants et consigna les nombreux goulots d’étranglement qui handicapaient la production allemande (main-d’œuvre, pièces forgées, roulements à bille, etc.)[20]. La défaite de la France constituait à cet égard une manne inespérée : l’industrie de l’Hexagone pouvait réparer le matériel de l’armée française, qui venait d’être saisi par la Wehrmacht, et fabriquer des pièces détachées, délestant ainsi l’économie du Reich qui travaillait à flux tendu. Adolf Hitler avait interdit la production de matériel de guerre neuf en France, décision qui se traduisit par le décret-loi de Vichy du 9 juillet, puis par la loi du 15 octobre 1940. Mais cette position allait connaître des adaptations et une réelle évolution au cours de la première année d’Occupation.

Tout au long du mois de juillet, les constructeurs français furent sollicités de manière pressante par les Allemands pour réparer ou fabriquer du matériel blindé. Ou bien ils refusaient et risquaient de se voir remplacer par des administrateurs provisoires, comme le prévoyait déjà l’ordonnance allemande du 20 mai 1940, ou ils acceptaient et fournissaient ainsi des moyens offensifs à l’ennemi, dilemme qui n’avait pas échappé aux autorités de Vichy. De leur côté, les Allemands possédaient de très nombreux moyens de pression. Ils surent jouer notamment du partage de la France en différentes zones – la plupart des entreprises ayant été coupée de leurs sources d’approvisionnement. C’était le cas de Renault dont l’aciérie d’Hagondage se trouvait désormais sous le contrôle du groupe Röchling en Moselle annexée. Pour les mêmes raisons, Bugatti avait dû quitter son fief de Molsheim tandis que l’outillage de son usine aéronautique de Bordeaux était confisqué et expédié par les Allemands en Alsace[21]. La situation était très délicate pour les entreprises dont les usines principales se trouvaient en zone non-occupée comme Berliet et Michelin, totalement coupées de leurs sources d’approvisionnement, ce qui conduisit ces industriels à démarcher directement les autorités d’occupation.

Certes, les Allemands avaient multiplié les discours rassurants sur l’utilisation « pacifique » de l’industrie – comme le fit Max Thoennissen devant les constructeurs automobiles à la Chambre des députés, le 16 juillet. Les industriels avaient reçu l’autorisation de reprendre quelques fabrications, militaires et civiles, de quoi rouvrir les entreprises et employer des centaines d’ouvriers alors que des milliers de chômeurs se pressaient aux portes des usines. De leur côté, les constructeurs faisaient des efforts pour occuper une partie de leur personnel à des tâches non productives, parfois avec l’appui de l’État français, mais une telle situation ne pouvait durer. Les autorités d’occupation redoutaient par ailleurs une insurrection sociale et surestimaient le pouvoir d’action du PCF dont le gouvernement Daladier avait partiellement brisé les reins pendant la drôle de guerre. A cette crainte se mêlait l’obsession raciale. La Rü-In souligna ainsi dans un compte rendu à Berlin « le manque de fiabilité de la classe ouvrière de Renault, qui est très agitée et très mélangée au niveau des races[22]. »

L’étau se resserra dès le 5 juillet, quand des spécialistes des chars et des industriels impliqués dans cette fabrication – le conseiller d’ambassade Sieburg, le général Karl Zuckertort, le directeur de Daimler-Benz von Hentig, qui intervenait également en tant que commissaire de Renault, et enfin le directeur de la BAMAG[23], Wilhelm von Laroche, prirent contact avec la Rü-In de Paris. Ils constatèrent que la production de poids lourds démarrait lentement, mais que celle des véhicules blindés était toujours à l’arrêt[24]. Il fut donc décidé que des commissaires spécialement chargés de cette fabrication seraient affectés aux principaux établissements français concernés : Schneider, SOMUA, Panhard, Hotchkiss, Renault et enfin l’atelier nationalisé d’Issy-les-Moulineaux (AMX).

En raison de son importance, la société Schneider fut jugée prioritaire par les Allemands. D’après le journal de guerre de la Rü-In, daté de la première semaine de juillet 1940, le seul représentant de l’entreprise alors présent à Paris se montra complaisant à l’égard des demandes de l’occupant : « Les entretiens avec le directeur général de la société Schneider-Creusot, Monsieur Vicaire, étaient au premier plan. D’une manière générale, ces entretiens se sont déroulés d’une façon très prometteuse. Monsieur Vicaire s’est montré accessible aux souhaits allemands ». De même, Hyppolyte-Eugène Boyer, directeur général de Hotchkiss, « a rendu visite à la Rü-In de Paris [6 juillet] où il « a exprimé sa disposition pour une collaboration avec l’Allemagne (…) Le directeur tentera de se procurer les dessins techniques de réservoirs qui avaient été mis de côté, dans l’intérêt d’une prochaine reprise du travail de ses ouvriers. » Le Journal de guerre allemand note en revanche : « On se heurte à des difficultés dans la coopération avec Renault. »

A cette époque, Louis Renault venait à peine de rentrer en France et se trouvait encore en zone non-occupée. En attendant son retour, les négociations étaient menées par René de Peyrecave, François Lehideux et le directeur commercial, Albert Grandjean, qui parlait l’allemand. Le journal de guerre note à la date du 9 juillet : « Les directeurs français de Renault partent du point de vue que, conformément aux négociations de la Commission d’armistice, les sociétés françaises ne sont pas obligées de fabriquer du matériel de guerre qui pourrait être utilisé contre l’Angleterre. [25] »

Le 17 juillet, Léon Noël convoque plusieurs constructeurs automobiles à l’hôtel Matignon et leur renouvelle « les instructions de faire tourner les usines en acceptant les commandes allemandes, sauf pour les fabrications spéciales telles que : armes et chars, pour lesquelles il demandait qu’on lui en réfère spécialement.[26] » Sans doute influencé par la position de Renault et le discours du représentant de Vichy, le directeur des établissements Hotchkiss, Hippolyte-Eugène Boyer, manifeste, le même jour, « des états d’âme au sujet de toute nouvelle fabrication de véhicules de combat et de véhicules de traction français ».

En fait, SOMUA et Hotchkiss ont déjà commencé à réparer du matériel de guerre pour la Wehrmacht : trois contrats sont ainsi passés avec SOMUA le 12 juillet pour la maintenance et la remise en état de véhicules de combat blindés S-35 et 15 véhicules de traction avec système de grue. Le 22 juillet, un autre contrat est passé avec Hotchkiss pour la maintenance et la remise en état de trois véhicules blindés du même type[27]. Les Allemands notent le 13 juillet : « Après s’être concerté avec l’ambassadeur Noël, Monsieur Boyer, directeur général adjoint de la société Hotchkiss, déclare qu’il mettra en œuvre les commandes allemandes de façon loyale et irréprochable. » Et le lendemain : « La finition de la fabrication des 7 véhicules de combat de 12 tonnes disponibles démarre demain dans la société Hotchkiss, avec pour l’instant 25 ouvriers français. » Le 14 juillet, la Rü-In est informée par Berlin que le matériel blindé est désormais placé en première priorité des fabrications, avant la Luftwaffe.

Louis Renault rentre à Paris le 23 juillet au soir. Quelques heures plus tôt, il écrit une lettre à François Lehideux, avec lequel il est en conflit depuis les années 1936-1937, pour lui ôter toutes ses responsabilités au sein de l’entreprise. Cette décision allait jouer un rôle déterminant dans la suite des événements. Le lendemain, l’industriel rencontre le commissaire Sieburg qui lui demande de réparer des chars français saisis par la Wehrmacht : Renault refuse. Le Journal de guerre de la Rü-In précise à la date du 26 juillet : « Le Général Zuckertort veut balayer les difficultés occasionnées par Monsieur Renault au sujet de la réparation de blindés en mettant M. Renault face à la décision suivante : soit il consent à réparer sans opposition et sous régie française les blindés à Paris, soit il court le risque que la régie allemande s’en occupe elle-même et organise ainsi les attributions de charbon, d’électricité, etc., uniquement pour les besoins allemands. »

Le 28 juillet, les autorités d’occupation font le point sur les négociations et remarquent : « Le directeur de Renault, Grandjean, a justifié son refus par le fait que le gouvernement français est en train de préparer une loi selon laquelle la fabrication d’engins de guerre n’est pas autorisée. Sous l’influence de Renault et de Levassor, la position jusqu’à présent bienveillante des sociétés Hotchkiss et SOMUA s’est durcie (…) Tous les moyens à disposition doivent être utilisés pour briser ces résistances ». Les réglementations sur la gestion de l’économie et la gestion des entreprises « offrent la possibilité de punir les dirigeants d’entreprises récalcitrants et n’excluent pas que l’on puisse les remplacer par des commissaires administrateurs, sans préjudice d’autres mesures.[28] »

Louis Renault est convoqué par le général allemand, le 31 juillet mais il continue de se retrancher derrière une décision du gouvernement français. Dès lors, les choses se précipitent : le 1er août, l’industriel est à nouveau convoqué par le général Zuckertort qui, cette fois, lui remet un ultimatum. Un texte identique est adressé à Panhard qui cède le lendemain. En revanche, Louis Renault temporise : il propose de réparer des chars dans les usines du Mans sous réserve d’un accord du gouvernement français et réclame un délai de dix jours pour donner une réponse. Après une entrevue avec l’ambassadeur Noël, il se met en retrait des négociations, décline la convocation des autorités supérieures allemandes et laisse ces dernières négocier un compromis avec François Lehideux et le baron Petiet, président de la Chambre syndicale des constructeurs d’automobile, le 4 août, à l’hôtel Majestic : les réparations de chars français seront effectuées directement par les Allemands dans deux ateliers réquisitionnés, situés en périphérie de l’usine.

Mais entretemps, François Lehideux a fait circuler une pétition dans l’entreprise insinuant que son oncle par alliance avait cédé à l’occupant. C’est cette accusation mensongère, riposte à la décision que le constructeur avait prise de se débarrasser de son neveu, qui pesa très lourdement en 1944 contre Louis Renault, d’autant plus que Lehideux en fit part dès l’été 1940 à Léon Noël et à Alexandre Parodi, alors fonctionnaire de Vichy, et futur ministre du Travail à la Libération. Quand, en 1951, l’administration fiscale fit des recherches dans les archives judiciaires pour essayer d’établir la responsabilité de Louis Renault au début de l’Occupation, elle découvrit que l’ensemble de l’accusation concernant la prise de contact personnelle reposait uniquement sur deux dépositions faites à la Libération par l’ancien ministre de Vichy, François Lehideux[29] !

Au moment des faits, la vision des Allemands était très différente. Le général Franz Barckhausen, qui dirigeait l’État-major de l’économie de la défense et de l’armement en France, déclara ainsi le 6 août 1940 devant tous les officiers responsables de la Rü-In :

« En ce qui concerne le cas de Renault et Panhard, je m’en suis entretenu avec le général Thomas et le général Hünermann[30]. Les deux sont de l’avis que les sociétés ne peuvent pas refuser d’effectuer pour nous des travaux de remise en état en se basant uniquement sur les négociations en cours à Wiesbaden. Nous pouvons absolument exiger cela. Sur ce, Panhard s’est montré coopérant. Renault persiste dans son refus.[31] »

Cette attitude contraste avec celle des dirigeants de Schneider. Le Journal de guerre de la Rü-In précise en effet à la date du 5 août :

« Le directeur Beckhäuser de la société Wagner de Dortmund nous informe ce jour qu’il s’apprête à conclure un contrat avec Schneider-Le Creusot pour la production de pièces pressées lourdes destinées à des bombes lourdes d’aviation.

« Malgré le fait qu’un spécialiste considérerait sans conteste ces commandes comme un contrat d’armement, le directeur Vicaire de Schneider-Le Creusot n’a pas d’états d’âme pour l’acceptation de ce contrat.

« Ce qui semble déterminant pour le directeur Vicaire, c’est que ce contrat d’armement ne soit pas identifiable en tant que tel par la majorité de son personnel [souligné par nous].[32] »

Le rapport du 1er août concernant Eugène Schneider stipulait déjà :

« Le directeur d’entreprise Monsieur Schneider de la société Schneider-Le Creusot a fait part à la Rü-In de son obligeance pour travailler avec l’Allemagne dans l’intérêt des 11 000 anciens employés faisant parti de son personnel (…)

« Pour les commandes de matériels de guerre, il demande que les oppositions et les résistances soient balayées par l’intermédiaire du gouvernement français.

« Il prétend disposer de suffisamment de charbon, de ferraille et de fer pour produire en continu.[33] »

Et le 24 août, les Allemands constate que les « relations avec la société Schneider – Paris et Le Creusot – se développent tellement bien que le gendre de Schneider [Pierre de Cossé, duc de Brissac, ndr] a été libéré » et « placé en tant que directeur de la société Le Matériel électrique » à Champagne-sur-Seine qui travaille pour la Wehrmacht »[34].

Cette attitude face aux commandes d’armement allemandes, au début de l’Occupation, est exceptionnelle. La situation de l’industrie au cours de l’été 1940 ne reflète d’ailleurs en rien celles des périodes suivantes, que ce soit en matière d’effectifs, d’organisation et d’horaires de travail ou d’attitude patronale. Rappelons à ce sujet que le directeur du Creusot, Henri Stroh, fut déporté à Buchenwald. A cela s’ajoutent des facteurs qui n’existent pas au cours de la reprise comme les bombardements alliés, les prélèvements de main-d’œuvre, les sabotages de la Résistance ou l’aryanisation des entreprises. Nous sommes dans une perspective de victoire durable du IIIème Reich : la bataille d’Angleterre est loin d’être terminée ; ni les États-Unis ni l’URSS ne sont entrés en guère.

A la fin du mois d’août 1940, les Français apprennent que l’industrie automobile sera soumise à un programme fixé à Berlin dans le cadre du plan de quatre ans. Les offices centraux de placement des commandes allemandes (ZAST) sont créés le 26 août dans l’Europe occupée (Paris, Bruxelles, La Haye) et leur mission définie le 15 septembre. Les commandes civiles sont déjà strictement contingentées ou tout simplement interdites. Du côté de Vichy, l’organisation de l’économie dirigée est également en formation : le service des commandes allemandes (SCA) de l’ingénieur général Jean Herck est créé le 24 août 1940, le COA le 30 septembre (dirigé par François Lehideux, le lendemain) et l’Office central de répartition des produits industriels (OCRPI) de Jean Bichelonne, à partir de janvier 1941. Avant même que cette organisation administrative ne soit effective, la marge de manœuvre des industriels est ténue d’autant que les Allemands décident de chaque élément important de la vie des entreprises : type de matériel à fabriquer et volume des commandes, salaires et horaires de travail, fourniture d’énergie et de matières premières, mesures de sécurité et permis de circuler… Certes, Jacques Kellner parvient à fabriquer des meubles destinés à la Wehrmacht pour éviter les fabrications aéronautiques et automobiles, tandis que la société des avions Kellner-Bechereau, repliée en grande partie à Alençon, ne livre pratiquement que le secteur français[35]. Mais cette politique de reconversion, envisageable pour de petites entreprises – la première emploie en moyenne 27 personnes sous l’Occupation – ne l’est pas pour des géants industriels comme Renault, Peugeot et Citroën dont l’effectif moyen oscille entre 10 et 20 000 personnes. Si les constructeurs parviennent à décliner certaines commandes en motivant de manière détaillée leur refus – n’oublions pas qu’ils s’adressent à des ingénieurs allemands qui connaissent parfaitement le procédé industriel et contrôlent tous les mouvements de l’entreprise – il leur est difficile d’éluder la fabrication de matériel automobile pour la Wehrmacht, parfois même celle de « fabrications spéciales » comme les munitions et les pièces détachées de matériel d’armement. Sous quelles conditions, à quel moment et dans quelle ampleur l’ont-ils fait ? Avaient-ils des alternatives ? C’est cette marge de manœuvre que les comités d’épuration, la Justice et l’administration fiscale tenteront d’évaluer à la Libération[36].

[1] Malgré l’apport d’études de qualité telles que : Talbot C. Imlay, Martin Horn, The Politics of industrial collaboration during Wolrd War II : Ford France, Vichy and Nazi Germany, Cambridge University Press, 2014. Voir également les travaux de Patrick Fridenson que nous ne pouvons malheureusement citer ici.

[2] Abel Chatelain, « L’industrie automobile française », Revue de géographie de Lyon, 1950, 25/2, p. 106-112.

[3] Sauf les Berliet. Recours en grâce et arrêts de la Chambre des mises en accusation du 27 juin 1946. Ministère public c/Berliet. ADR W 225.

[4] Rapport de l’inspecteur principal Blangonnet, chef du Service des vérifications nationales, 3 septembre 1956, 67 p. ADP ancienne cote Perotin 3314/71/1/ 15 dossier 211.

[5] Mémoire pour la Régie nationale des usines Renault, signé Pierre Dreyfus, 6 janvier 1958. ADP ancienne cote Perotin 3314/71/1/ 16 dossier 211.

[6] Geschichte der Rüstungsinspektion Paris (vom 20.6 – 30.9.40). BA-MA RW24/58. Sur ces questions, voir également Arne Radtke-Delacor, « Produire pour le Reich. Les commandes allemandes à l’industrie française (1940-1944) », Vingtième Siècle, 2001/2 (n° 70), p. 99-115.

[7] Rü-In Frankreich. Kriegsgeschichte VIII-IX 42. F/Id. BA-MA RW24/27.

[8] Fernschreiben Heereswaffenamt N° 13247 vom 28.08. BA-MA RW/19/5088.

[9] SA des anciens Ets Hotchkiss, A. Roth, à M. L’inspecteur de la Rüstungsinspektion A, 20 août 1941. Ministère public c/Hotchkiss. AN Z/6NL/680 f° 51/1.

[10] Complément d’enquête… Ministère public c/Peugeot. AN Z/6NL/80, f° 417, p. 2.

[11] Pour tout ce qui concerne Renault, voir Laurent Dingli, Louis Renault, Paris, Flammarion, p. 379 sq.

[12] Exposé des faits. Ministère public c/Delaunay-Belleville. AN Z/6NL/238. Ministère public c/Delahaye. AN Z/6NL/750. Idem. Ministère public c/Chausson. AN Z/6NL/589.

[13] Déposition de Jean Faure, 28 novembre 1945. Ministère public c/Berliet. ADR 394 W 222 f° 260.

[14] Dépositions de Louis Pasquier et Maurice Abril, 22 juin 1948. Ministère public c/Willème. AN Z/6NL/731 f° 466. Panhard & Levassor à M. le préfet de la Seine – Service des renseignements économiques. A l’attention de M. Reverdy, 2 septembre 1940. ADP. Perotin 6096/70/1 676.

[15] Déposition de Gaston Chausson, 27 février 1948. Ministère public c/Chausson. AN Z/6NL/589 f° 431.

[16] Laurent Dingli, Louis Renault, op. cit.

[17] Léon Noël au préfet de la Gironde, 24 juillet 1940 et Note (jointe) d’information pour les groupements professionnels. ADG 45 W 1.

[18] Tätigkeitsbericht gewerbliche Wirtschaft. BA-MA RW35-726.

[19] Rüstungsinspektion Paris. Z/Ia. Paris, 20.7.1940. Lagebericht. BA-MA RW24/55.

[20] Aktennotiz. Berlin, den 20.6.40. Betrifft: Panzerwagen – Fertigung. – BA-MA RW24/577

[21] Dossier Bugatti – ADG 45 W 1.

[22] Doc. cit. BA-MA RW24/54.

[23] Berlin-Anhaltische Maschinenbau Aktiengesellschaft (BAMAG)

[24] Kriegstagebuch de Rüstungsinspektion Paris. Begonnen 20.6.40. BA-MA RW24/54.

[25] Sauf mention contraire, toutes les citations sont tirées du Kriegstagebuch, doc. cit. BA-MA RW/24/54.

[26] Rapport d’expertise de Bernard Fougeray, p. 46. Ministère public c/x (Delahaye). AN Z/6NL/750 f° 9.

[27] Rüstungsinspektion Paris. Z/Ia. Paris, 20.7.1940. Lagebericht. – BA-MA RW24/55.

[28] Kriegstagebuch Wehrwirtschafts-und Rüstungsstab Frankreich. 4.6.40 – 31.12.40. – BA-MA RW24/2.

[29] Jean Prouhèze à M. le secrétaire du 1er comité, 30 novembre 1951. ADP ancienne cote Perotin 3314/71/1/ 15 dossier 211.

[30] Georg Thomas (1890-1946) et Rudolf Hünermann (1895-1955), respectivement chef et chef d’état-major du Service de l’économie et de l’armement (Wehrwirtschafts-und-Rüstungsamt) depuis 1939. Lexikon der Wehrmacht.

[31] Besprechung der Inspekteure am 6.8.40 beim Wi Rü Stab Frankreich. BA-MA RW24/2.

[32] Kriegstagebuch de Rüstungsinspektion Paris. Begonnen 20.6.40. BA-MA RW24/54.

[33] Idem.

[34] Idem.

[35] Ministère public c/Kellner-Bechereau. AN Z/6NL/757.

[36] Cet article s’inspire d’un travail en préparation, Laurent Dingli, Jacky Ehrhardt, L’Industrie en guerre (1936-1947).

Pour se procurer le n° 7 de L’Aventure automobile, Mai-juin-Juillet 2019, voir la page dédiée des Éditions Heimdal

Laurent Dingli, Entreprises dans la tourmente. Renault, Peugeot 1936-1940, Le Mouvement social, par Cédric Perrin

La fin des années trente en France, depuis le Front populaire en 1936 jusqu’à la déroute militaire de mai-juin 1940, a suscité de nombreuses polémiques autour de la recherche des responsabilités de la défaite. C’est à cette période controversée qu’a choisi de s’attaquer Laurent Dingli dans son nouveau livre. Avec l’industrie automobile, l’auteur opte pour une entrée qu’il connaît bien puisqu’il a déjà signé une biographie de Louis Renault1. Il s’appuie sur une connaissance précise de la bibliographie et sur la fréquentation des archives publiques et privées, locales et nationales (les fonds des Archives départementales du Doubs compensent la fermeture des archives Peugeot). L’ouvrage est partagé en quatre chapitres d’une inégale longueur (de 30 à 120 pages), précédés d’une courte introduction, mais sans conclusion.

Lire la suite sur le site du Mouvement social

Laurent Dingli, Entreprises dans la tourmente – Renault, Peugeot (1936-1940), PUFR, 2018

Présentation de l’éditeur : Mai 1936 – Juin 1940 : rarement l’industrie française aura traversé une période aussi tumultueuse qu’au cours des années qui séparent la victoire du Front populaire de ” l’étrange défaite “. Pendant ces quatre années, les entreprises vécurent au rythme haletant des conflits politiques et sociaux, de la modernisation des usines, des grèves et des impératifs de la défense nationale. A travers le cas de deux grandes sociétés automobiles – Renault et Peugeot –, cet ouvrage d’histoire sociale et industrielle évoque la manière dont les entreprises françaises ont tenté de s’adapter aux réformes de 1936 tout en forgeant l’outil industriel capable de riposter à une agression nazie.
En abordant l’évolution de la condition ouvrière, les grands mouvements sociaux, le défi des quarante heures, la production d’armement et l’organisation de l’industrie de guerre, Laurent Dingli retrace l’histoire des deux entreprises de l’avènement du Front populaire à la défaite militaire de juin 1940.

Laurent Dingli, Entreprises dans la tourmente – Renault, Peugeot (1936-1940), Presses universitaires François Rabelais, Tours, 2018

Erratum : p. 318, lire “des milliers d’ouvriers” et non pas des “dizaines de milliers d’ouvriers”. Laurent Dingli, 25 mars 2018. Dernière mise à jour : 25 mars 2018.

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