Ils aiment la corrida. Ils sont responsables politiques, de droite ou de gauche, acteurs, journalistes, écrivains ou chanteurs. Ils clament haut et fort leur passion pour ce « divertissement » barbare. Ils le qualifient parfois même d’art taurin, comme si cette cruauté, le spectacle de cette douleur et de cette mort-là avaient un quelconque rapport avec l’esthétique et la création. Car, nous sommes loin en vérité de ces anciens qui représentaient des scènes de chasse dans leur caverne ou encore de la spiritualité chrétienne fondée sur le sacrifice volontaire du Christ. Nous sommes loin aussi de ces dépouilles dont s’ornaient les caciques amérindiens des grandes plaines d’Amérique du Nord ou des rives de l’Amazone. Ceux-là, nos contemporains, sont plus proches des adeptes des jeux du cirque romain, lorsque des foules se délectaient du spectacle de la violence et de la mort, celles des hommes et des animaux. Or, hier comme aujourd’hui, les jeux du cirque n’ont jamais été un art, mais le simple exutoire d’un sadisme inavoué, plus ou moins frotté de spiritualité(1).
Je me suis longtemps demandé ce que je pouvais avoir de commun avec eux. La question avait pris un relief particulier le jour où, ayant sympathisé en revenant d’un salon du livre avec un autre écrivain, il m’a annoncé à l’issue de notre voyage, presque en s’excusant, qu’il aimait la corrida. J’aurais voulu le revoir, mais je n’ai pas pu, et je lui ai dit courtoisement pourquoi. D’aucuns trouveront sans doute cette réaction excessive, ridicule, comme le signe d’un fondamentalisme animaliste. Ils invoqueront probablement le manque de tolérance ; ils diront que les goûts et les couleurs ne se discutent pas. Je leur répondrais que la souffrance d’un être sensible est une question qui se situe au-delà des goûts individuels, qu’il ne s’agit plus d’une question de choix, de même que la souffrance qu’on inflige ici ou là aux femmes doit transcender les singularités géographiques et culturelles. Il y a quelque chose d’universel dans le respect, et il ne doit pas se limiter à l’être humain. L’argument de la tradition m’a toujours semblé inférieur à celui de la morale. Que de cruautés, que de barbaries ne justifie-t-on pas au nom de la tradition, depuis l’excision des petites filles africaines jusqu’au visage de ces femmes qu’on brûle au vitriol. Peut-être un jour, certains voudront même en faire de l’art. Scandaleux amalgame ? Pure provocation ? Non, simple analogie entre deux irrespects pour la souffrance de l’autre que l’on justifie au nom d’une méprisable tradition. Or celle-ci, au sens générique, a toujours été mobile et en perpétuel renouvellement. Il n’y a pas une tradition, mais de multiples coutumes souvent évolutives. Certaines disparaissent, d’autres pas. A Paris, au dix-huitième siècle, on organisait des combats d’animaux d’une cruauté inouïe et, depuis le Moyen Age, on y brûlait chaque année un renard sur la place publique, après l’avoir enfermé dans un sac. Ces pratiques ont fort heureusement disparu sans que Paris ait pour autant perdu son âme.
Parmi ces aficionados, qu’ils soient fiers ou honteux, il y en a certains que j’aimais bien, comme ce journaliste célèbre, qui m’avait si aimablement invité un jour dans son émission. J’ai été vraiment déçu de l’entendre louanger ce spectacle abominable. Quant aux autres, ce ne fut qu’une demi-révélation et, ce que j’avais perçu de leur indifférence et de leur profonde bêtise, fut seulement confirmé.
Ceux-là, je ne veux plus les nommer, parce que je n’aime pas établir ce qui ressemble à une liste de proscription, et parce que, parfois aussi, les hommes changent, comme j’ai moi-même évolué sur certaines questions dont je n’avais pas conscience. Je voudrais simplement leur dire aujourd’hui qu’ils se trompent, qu’entre l’irrespect pour l’être humain et celui qui frappe l’animal la frontière est bien plus mince qu’ils ne le pensent, et qu’enfin, j’aurais plaisir à les retrouver le jour où ils auront renoncé à cette délectation d’un autre âge.
Lien : le lecteur trouvera tous les informations nécessaires et les moyens d’agir sur le site de l’Alliance anticorrida .
(1) Même si chez le peuple espagnol, notamment, cette manifestation de sado-masochisme d’ordre socio-culturel n’est évidemment pas sans lien avec certaines formes d’expressions religieuses. Quant aux combats et aux mises à mort de l’ancienne Rome, ils ont rapidement perdu leur signification religieuse originelle, pour devenir un pur « divertissement » de masse. Les combats de gladiateurs et de fauves n’étant par ailleurs qu’un des nombreux ludi organisés par les Romains.
Pour toute référence à ce texte, merci de préciser : Laurent Dingli, « Ils aiment la corrida », Le site de Laurent Dingli, décembre 2008.
Samedi 20 décembre 2008