Anima – Roman
Mais l’amour de la nature sauvage est plus qu’une soif de ce qui est hors d’atteinte ; c’est aussi une affirmation de loyauté à l’égard de la terre, cette terre qui nous fit naître, cette terre qui nous soutient, unique foyer que nous connaîtrons jamais, seul paradis dont nous ayons besoin – si seulement nous avions les yeux pour le voir. Le péché originel, le vrai péché originel, est la destruction aveugle par simple appât du gain de ce paradis naturel qui nous entoure – si seulement nous en étions dignes.
Lorsque je parle de paradis, je veux dire le Paradis, pas le banal Ciel des saints. Lorsque j’écris le mot « paradis » je ne pense pas seulement aux pommiers d’amour et aux femmes d’or mais aussi aux scorpions et aux tarentules, aux mouches, aux serpents à sonnette et aux monstres de Gila, aux tempêtes de sables, aux volcans, aux tremblements de terre, aux bactéries et aux bouquetins, aux cactus, aux yuccas, à la coquerelle, à l’ocotillo et au mesquite, aux torrents de boue et aux sables mouvants et, oui, à la maladie et à la mort et à la pourriture de la chair.
Edward Abbey, Désert solitaire, 1968, Gallmeister, 2010, p. 218.
Première partie
Vallée de la Mort, désert de Mojave, printemps 2006
I
Elle évoque quelque planète lointaine dont le ventre de sel, aride et brûlant, serait balafré par de longues routes d’asphalte. Ces veines de sang noir, bouillonnantes, miroitantes sous le soleil, à deux pas des roches nues, sont ici l’un des rares témoignages de la société des hommes. Sur ces lignes droites et monotones, sur ces frêles nervures dont un regard versé des hauteurs dirait tout le dérisoire, on voit passer parfois des patrouilles de police, de gigantesques camions aux chromes rutilants et des véhicules tous terrains affrétés par les touristes.
La Vallée de la Mort est une griffure profonde imprimée en diagonale sur le poitrail de l’Amérique. Ici, on a enregistré, il y a près d’un siècle, l’une des températures les plus élevées du globe. Cette terre, les randonneurs doivent l’effleurer avec prudence, au péril de leur vie.
Sur le cœur de l’entonnoir, ce matin-là, alors qu’un soleil rouge s’est déjà imposé, menaçant, prêt à dévorer l’espace, il n’y a aucune présence humaine. Le vent règne en maître, sculptant le basalte, le calcaire et la dolomite, faisant chanter les dunes de sable fin, découpant les plaques de sel en forme de saucières, déplaçant même quelques mégalithes avec la lente assurance d’un géant. La pluie est rare. Seule la rosée vernit patiemment la roche sur laquelle des peuples disparus ont gravé leurs rituels.
L’univers et l’espace n’existent pas en dehors du regard créateur de l’homme, prétendent certains. Il faut croire que, ce jour-là, le monde, tel un chaos enténébré, une masse informe, ne se reflète pas dans l’œil du coyote, du serpent ou de l’aigle et que ces animaux eux-mêmes n’existent pas puisque les hommes distraits, occupés ou endormis, les ignorent.
Puis, soudain, à l’horizon, aux marges de cette terre aride qu’encroûtent d’immenses nappes blanches, apparaît une ombre mince, gondolée et fluette, une ombre agitée comme une flammèche qu’une brise intermittente ferait virevolter. Serait-ce une parcelle de cette conscience du monde dont l’homme se croit l’unique détenteur, un touriste isolé, un promeneur ? Ou bien un simple mirage, un phénomène de réfraction, scientifiquement explicable, comme le ciel qui, en raison de la chaleur, brille près du sol et se grime en oasis. II y a un mouvement de plus en plus perceptible, une forme déjà discernable, une matière progressivement dégrossie par le regard de l’observateur. Une tête, deux bras, un buste et deux jambes, puis ce déhanchement caractéristique, ce balancement flegmatique des épaules ; cela ne peut-être qu’un humain en déplacement, seul, à pied, au milieu du désert de sel, un individu jonglant avec sa propre mort.
Il n’y a rien ni personne d’autre que ce randonneur calme dont la marche régulière, décidée, fière, est presque provocante. Cet être-là n’a pas encore de sexe. Mais il s’approche de l’invisible, des pierres qui roulent, des concrétions et des dunes ardentes, des cactus et des prosopis secs et décharnés, des animaux galopant et rampant, en somme de ces mille regards vivants ou pétrifiés constamment braqués sur lui. Il se trouve désormais à la merci de cet œil inhumain et multiple qui le considère avec curiosité.
L’étranger a l’aspect androgyne. Ses cheveux sont longs, souples, flottant légèrement sur son dos et ses épaules déployées. Son visage est délicat, à la fois émacié et doux, jeune et lumineux, presque virginal. Il existe toutefois quelque chose de proprement masculin dans sa musculature fine et ferme, dans le froncement de ses sourcils, dans le triangle abrupt et sensuel de son visage. Il ressemble à l’image que l’on se fait du Christ dans certaines cultures, mais un Christ métis, mi-indien, mi-espagnol, avec une chevelure de jais et des yeux clairs de nordique. L’homme suggère le syncrétisme religieux, l’entrelacement culturel, le lien entre le passé et l’avenir, le minéral et l’animal. Il fait songer à un saint de bois polychrome, à ces statues aux peintures écaillées dont il possède en même temps la sécheresse et les couleurs vives. Il est une sorte de totem, un dieu à la figure naïve qui recèlerait une grande profondeur aux détours de son écorce rugueuse ; une tunique de lin sale, bariolée comme un poncho, lui enserre d’ailleurs le torse et le haut des cuisses.
Sa marche est une pulsation régulière, un battement de cœur qui rythme l’espace insolite, la Vallée de tous les extrêmes. Le pas est volontaire mais lent. Il évoque la cadence d’une procession péruvienne, celle du Señor de los Milagros, le Seigneur des Miracles, ce Sauveur brun que l’on promène sur un brancard, chaque automne, dans les rues de Lima. Mais ici, il n’y a pas de foule, de descendants d’Incas drapés de violet et ceinturés de blanc arborant pieusement leurs scapulaires. Ici, pas de brochettes de cœur de bœuf, de gelée de maïs noir ou de gâteau de miel que l’on savourerait en admirant le crucifié, ni recueillement ni prières, ni guitares ni mise à mort de taureau, seulement l’immensité du ciel et ce désert parcouru par un étranger auréolé de poussière.
L’oreille devine l’écho sans vraiment l’entendre car tout, au centre de la Vallée, est résonance, silence accompagné, sourds et brefs fracas de rafales, lents chuintements du vent. La chaleur est accablante. Lorsqu’ils descendent de leurs voitures climatisées, croyant communier un instant avec la vie sauvage, les touristes sont happés par un souffle torride et suffocant. Le randonneur, lui, ne paraît pas souffrir. Il y a un contraste saisissant entre la désolation supposée du désert, sa rudesse, et l’air de sérénité rayonnant sur son visage. L’effort de la marche, bien sûr, est tangible, mais comme un murmure, un bruit de fond, une plainte étouffée et patiemment supportée.
Certains indiens du Mexique, dit-on, sont capables de parcourir, en petites foulées, plus de cent kilomètres sans interruption. Mais ici, le plus endurants seraient déjà morts, déshydratés. Qui est cet homme ? Un clandestin ? Comment aurait-il pu remonter si loin vers le Nord, depuis la frontière, et pourquoi se dirigerait-il maintenant vers le Sud, en direction de Furnace Creek ? Un voyageur ? Seul, sans voiture ni provisions d’eau suffisantes ? Serait-ce alors un illuminé, un fou, un drogué ? Mais la pupille de l’étranger ne reflète ni cette lueur de rage et d’extase, ni la froideur absolue, terrifiante, qui caractérise certaines formes de folie ou d’égarement mystique.
Il n’y a apparemment en lui rien de craintif, d’agressif ou de douloureux. Il semble au contraire en pleine osmose avec cet environnement hostile. Il donne l’impression de porter un regard omniscient et gourmand sur le monde, de pénétrer avec la même vigueur l’espace et le temps. Il paraît avoir sondé les profondeurs du lac Manly, pourtant asséché depuis des millénaires et qu’un hiver particulièrement humide a en partie ressuscité l’année précédente. Il connaît sans doute chaque recoin de la Vallée, chaque espèce de mammifère, de reptile et de poisson comme ces petits pupfish survivant dans quelques piteuses mares d’eau salée. Il a vu les couleurs qui émaillent la Palette de l’artiste, l’ocre jaune, le vert, le bleu et le rouge de la roche oxydée ; ou encore le spectacle somptueux qu’offre la plaine depuis la Perspective de Dante sur le versant des Montagnes noires ; il n’ignore sûrement pas les témoignages de la présence indienne et les vestiges d‘une civilisation plus récente avec ses villes fantômes et ses mines abandonnées…
Le soleil pointe maintenant au zénith. La température est insupportable. Mais l’homme poursuit son chemin sans ouvrir le grand sac qu’il porte en bandoulière et dont la lanière lui cisaille les flancs.