Paris, fin du mois d’avril. En compagnie de ma femme et de ma fille, je quitte un moment le tumulte de la rue et l’effervescence des élections présidentielles afin de visiter l’exposition du musée Guimet, consacrée aux trésors d’Afghanistan. C’est le dernier jour. Après une attente assez brève, sous le soleil et dans le calme relatif de la place d’Iéna, nous découvrons subitement une autre dimension. Nous voici au carrefour de plusieurs civilisations, quelque part entre l’Asie centrale et l’Inde du Nord, il y a deux mille ans, ou bien quatre mille, à l’Age du Bronze ou sous l’empire des Kouchans. D’emblée, des noms m’invitent au voyage. Tout d’abord Bactres (Balkh), la ville mythique où, en 320 avant notre ère, ont été célébrées les noces d’Alexandre et de Roxane. « Balkh la Belle, Balkh mère des villes », la cité des confins chantée par les Chinois, les Arabes et les Persans, la cité qui, en 1220, vit surgir les hordes destructrices de Gengis Khan (cinq ans plus tôt, les troupes mongoles avaient ravagé la capitale de la deuxième dynastie Jin, la future Pékin, avant de massacrer près d’un million de Persans). A Bactres, la rencontre des cultures est exceptionnelle car, sous les remparts de l’époque kouchane, au milieu des vestiges grecs ou achéménides, se trouve le monument bouddhique le plus ancien de Bactriane.
Ci-dessus : Plaque de Cybèle et ci-dessous : « Pendeloques: le souverain et les dragons »- © Thierry Olivier/Musée Guimet
Puis il y a la ville d’Aï-Khanoum, au Nord de l’Afghanistan, l’avant-garde de l’hellénisme en Asie. C’est là que les archéologues ont trouvé la somptueuse plaque de Cybèle dont la beauté rayonne sur le début de l’exposition. Il y a aussi Tillia tepe, la « colline de l’or », où, en 1978, les archéologues découvrent six tombes d’une richesse inouïe, en fouillant une citadelle de l’age du fer : cinq tombes de femmes et une tombe d’homme ; les corps y sont drapés de vêtements cousus d’or, incrustés de turquoise, de grenat, de lapis-lazuli. On éprouve une sorte d’ivresse face à cette abondance, à ce foisonnement d’élégance, de finesse et de luxe, entre l’or des Scythes des rives du Bosphore et de la Chersonèse, les miroirs chinois de l’époque Han, les peignes en ivoire incisé, l’Aphrodite bactrienne ou la couronne aux formes végétales, qui annonce la Corée des Trois Royaumes . « ces pièces – nous révèle le compte-rendu de l’exposition – sont l’écho d’une société nomade où luxe et raffinement riment avec tolérance, curiosité pour des mondes inconnus…».
En sortant de ce lieu féerique, en songeant à ces cultures qui se sont enrichies de leurs contacts, de leur esprit d’ouverture et de leurs différences, je ne peux m’empêcher d’éprouver un sentiment de tristesse ; je pense à l’incroyable régression de notre temps, au chaos effroyable dans lequel ce pays a été précipité, à cause de nos Gengis Khan modernes, en raison de l’intolérance et de la brutalité du régime soviétique, de l’ignorance et des mauvais calculs de la CIA, de l’obscurantisme et de la barbarie des Talibans. Et je ne peux m’empêcher de revoir le visage du commandant Massoud et celui de Christophe de Ponfilly, je les revois, non pas comme les bourgeois bohème de la rive gauche qui les ont vénérés le temps éphémère d’une mode parisienne, de même qu’ils idolâtrent leur Che Guevara et tous leurs héros morts, mais au contraire comme le ferait un ami de l’ombre, un étranger qui comprendrait l’espoir trahi de l’un et le désespoir de l’autre. J’aurais voulu dire à Christophe qu’il reste une étincelle, même au fond de cette tombe.
Le commandant Ahmad Massoud shah © Reza.
Je me souviens avec émotion de ce jour de 1986 où, au Parlement européen, dans une petite salle de conférence, j’ai vu arriver les membres de la délégation afghane, ces hommes qui luttaient courageusement contre l’envahisseur soviétique et nous appelaient à l’aide.
A Begram, sur le site de l’ancienne Alexandrie du Caucase, les fouilles des années trente révèlent l’existence de deux chambres murées, remplies d’objets de Méditerranée, de Chine et du sous-continent indien – c’est le célèbre « Trésor de Begram » dont personne n’a pu encore élucider le mystère ; sa diversité est impressionnante: Les ivoires indiens y côtoient les laques chinois de l’époque Han, les verres et des emblemata d’Alexandrie ou encore les bronzes gréco-romains… Je sais qu’un jour ce pays se relèvera et qu’il renouera enfin avec cette belle tradition d’échanges et de tolérance, comme au temps où les longues lances macédoniennes avaient été remisées et qu’Alexandre avait pris dans sa main celle de Roxane.
Fourreau orné d’une scène de combat d’animaux © Thierry Olivier
Pour toute référence à ce texte, merci de préciser : Laurent Dingli, « Ruines et splendeurs d’Afghanistan », Le site de Laurent Dingli, mai 2007.
2 mai 2007
En sortant de ce lieu féerique, en songeant à ces cultures qui se sont enrichies de leurs contacts, de leur esprit d’ouverture et de leurs différences, je ne peux m’empêcher d’éprouver un sentiment de tristesse ; je pense à l’incroyable régression de notre temps, au chaos effroyable dans lequel ce pays a été précipité, à cause de nos Gengis Khan modernes, en raison de l’intolérance et de la brutalité du régime soviétique, de l’ignorance et des mauvais calculs de la CIA, de l’obscurantisme et de la barbarie des Talibans. Et je ne peux m’empêcher de revoir le visage du commandant Massoud et celui de Christophe de Ponfilly, je les revois, non pas comme les bourgeois bohème de la rive gauche qui les ont vénérés le temps éphémère d’une mode parisienne, de même qu’ils idolâtrent leur Che Guevara et tous leurs héros morts, mais au contraire comme le ferait un ami de l’ombre, un étranger qui comprendrait l’espoir trahi de l’un et le désespoir de l’autre. J’aurais voulu dire à Christophe qu’il reste une étincelle, même au fond de cette tombe.